dimanche 16 mai 2010

Blancs sur Noirs - 11 & 12, par les Bouffes du Nord

Peter Brook et Le Théâtre des Bouffes du Nord avaient déjà monté à Madrid trois spectacles : Sizwe Banzi est mort, The Grand Inquisitor et Fragments, ces deux derniers en anglais. Sizwe Banzi est mort s'inscrit dans le cadre de l'apartheid de l'Afrique du Sud des années 70, dénonce sa violence épouvantable et revendique la condition humaine des maltraités.
Hier, je suis allé au Matadero voir la dernière pièce de Brook et les Bouffes : 11 and 12, qui met sur scène le bouquin d'Amadou Hampâté Bâ "Vie et enseignement de Tierno Bokar" (éd. du Seuil). Aujourd'hui aura lieu sa dernière représentation, à 19h00.
Le sujet renvoie, donc, encore une fois, à l'Afrique, à une partie de l'Afrique occidentale concrètement, et le jeu se développe dans un anglais saupoudré de français, arabe et castillan. Tierno Bokar était un maître malien du soufisme qui prêchait l'humour et la tolérance ; cette attitude disons déiste, antiviolente, antipuritaine et antifanatique fait de Tierno une sorte de Voltaire en pays dogon.
Le titre du montage fait allusion à une querelle religieuse motivée par une prière ; selon une première tradition, celle d'Ahmed Tidjane, il fallait la réciter onze fois, c'est-à-dire, faire glisser un chapelet à onze grains ; selon les tidjanes modernes, la prière se récitait à douze grains. Tierno Bokar penche pour les 11 grains suivant la position là-dessus de Cheikh Hamallah, sans pour autant avoir rien à redire contre l'autre pratique. Néanmoins, ce parti pris le fait encourir l'affrontement des marabouts "orthodoxes" et lui vaut la sanction des autorités coloniales françaises, bêtes et cruelles, qui le condamnent au silence et à l'isolement.
Amadou Hampâté Bâ, un de ses disciples à Bandiagara, évoque Tierno Bokar et beaucoup d'autres souvenirs dans son livre de mémoires Amkoullel, l'enfant peul (Actes Sud, 1991). Il fixe ainsi, noir sur blanc, des trésors qui ont toujours été oraux dans les traditions africaines. Ses textes gardent toujours une pointe d'humour et un beaucoup d'intention, comme on va voir dans cet échantillon révélateur et cocasse (pp 183-4 de l'édition citée ci-dessus) qui est aussi gaîment mis en scène dans 11 and 12 :
À l'époque, sur les vingt-neuf circonscriptions administratives que comptait le territoire du Haut-Sénégal-et-Niger, Bandiagara était l'une des plus importantes, sinon par le nombre de ses habitants, du moins par sa situation politique et économique et la densité de sa population européenne. La ville abritait en effet un bataillon, ce qui entraînait la présence d'une administration militaire comprenant dix officiers et sous-officiers français et d'une administration civile comprenant un commandant de cercle, un adjoint au commandant et six ou sept agents civils français. C'est dire l'importance de la présence française dans la ville, comparée à celle de Bougouni où il n'y avait en tout et pour tout qu'un commandant de cercle, quelques employés et quelques gardes.
Tout ce qui touchait de près ou de loin aux Blancs et à leurs affaires, y compris leurs balayures ou leurs ordures, était tabou pour les nègres. On ne devait ni les toucher ni même les regarder ! Or, un jour, j'entendis le cordonnier Ali Gommi, un ami de mon oncle maternel Hammadoun Pâté, déclarer que les excréments des Blancs, contrairement à ceux des Africains, étaient aussi noirs que leur peau était blanche. Je rapportai sans tarder cette étrange information à mes petits camarades. Une discussion s'ensuivit, si violente que l'on faillit en venir aux mains. Daouda et moi étions comme toujours du même avis, tandis que nos camarades Afo Dianou, Hammadoun Boïnarou et Mamadou Gorel s'opposaient violemment à nous.
"D'accord, criaient-ils, on peut parfois mentir, mais au moins le mensonge doit rester dans les limites permises ! Un mensonge qui veut grimper jusqu'au septième ciel finit par dégringoler sur le nez du menteur !"
Daouda et moi étions extrêmement blessés par les critiques insultantes de nos camarades. La seule manière de les confondre était d'aller nous assurer par nous-mêmes de la réalité des faits, quitte, ensuite, à exiger un règlement de comptes avec nos contestataires. Tout compte fait, il y avait une volée de coups de bâton dans l'air...

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