samedi 1 mai 2010

Le Balcon, de Genet, au Matadero

Le 1er mai, j'ai vu Le Balcon (1956), fable scénique de Jean Genet (1910-86), version et mise en scène d'Ángel Facio, dans les Naves del Español (ancien Matadero de Madrid). Celui qui avait pratiqué la prostitution dans sa jeunesse à Barcelone conçoit pour la scène, en toute connaissance de cause, un boxon, le Grand Balcon, "la plus honnête maison d'illusions", selon Madame Irma, sa maquerelle. En effet, cette luxueuse maison close materne notamment l'érotique des grands pouvoirs, l'assouvissement des fantasmes les plus prédateurs qui soient : tous les clients se déshabillent et recherchent leurs orgasmes affublés de hauts dignitaires (le juge, l'évêque, le général...). Le luxe consiste donc à revêtir les tenues de cérémonie des détenteurs de l'autorité dans nos sociétés et à adopter leur jargon légitime tandis qu'on se livre à des rapports sadomasochistes. Veblen et Freud auraient certainement apprécié la valeur analytique de cette imagerie. Pourtant, alors que la Vertu se défoule à l'intérieur du bordel, la révolution éclate à l'extérieur. Ángel Facio a choisi de lui donner un visage très espagnol : ses révolutionnaires ont l'air bien II République ; ils évoluent sous des drapeaux anarchistes, brament des litanies libertaires ou entonnent ¡A las barricadas!, l'adaptation CNTiste de la vieille Varsovienne de Wacław Święcicki. Et puis, il a supprimé le sixième tableau de la pièce —qui se joue en dehors du Grand Balcon et qui présente Chantal, Roger et les révoltés— en montant à sa place, un peu partout (dans la salle, dans les couloirs, au bar pendant la pause), une parade révolutionnaire assez convaincante. Vibrant effet, sans aucun doute, mais je me demande bien si les spectateurs ont bien compris certains éléments de la suite, notamment l'acte de Roger au neuvième tableau. Genet, serait-il ainsi bien servi, vu qu'il exige « tenir l'équivoque jusqu'à la fin » dans Comment jouer « Le Balcon » (1) ? Tenir l'équivoque jusqu'à la fin : ça nous renvoie au témoignage de Mohamed Choukri à son égard (cf. Jean Genet et Tennessee Williams à Tanger, Quai Voltaire, 1992) ou la confidence de Genet lui-même dans son livre posthume Un captif amoureux : « Ma vie visible ne fut que feintes bien masquées ». Quant aux rapports entre Le Balcon et l'Espagne (Carmen, l'Évêque, le Généralissime...), Genet avait expliqué (Arts, nº 617, 1er mai 1957):
« Mon point de départ se situait en Espagne, l'Espagne de Franco, et le révolutionnaire qui se châtrait c'était tous les républicains quand ils ont admis leur défaite. Et puis ma pièce a continué de son côté et l'Espagne du sien ».
La révolution, bruyante, pleine de raisons et d'entrain, belle, risque donc de l'emporter, mais dans le septième tableau surgit dans le lupanar un personnage qui aura la clé du conflit : l'Envoyé royal. Soudain, il y voit clair : pourquoi ne pas profiter de la belle allure d'Irma pour en faire la Reine ? Bête superbe ! Cuisses d'aplomb ! Épaules solides !... Tête... La grande pute deviendra la Reine, source de toute autorité ; il suffira de la parer convenablement. D'ailleurs elle serait accompagnée de l'Évêque, le Juge et le Généralissime, les trois Figures du bordel (les clients vont enfin accomplir pour de bon leur délire !), et du Héros (en l'occurrence, le Chef de la Police), qui s'occupera de tuer Chantal, l'égérie de la révolution. C'est ainsi que celle-ci va se dissoudre, vraie proie d'un spectacle faux, dindon de la farce : l'empire de l'image l'engloutit, la mascarade l'écrase ; bref, les Figures l'emportent sur la révolte, le bordel prend le pouvoir. Décidément, les vêtements du peuple et les accoutrements des gloires millénaires ne valent pas la même chose, l'habit fait le moine, on est ce qu'on représente. L'Envoyé s'y connaît :
« Ce qui compte, c'est la lecture ou l'Image. L'Histoire fut vécue afin qu'une page glorieuse soit écrite puis lue. »
À la fin, Roger le révolutionnaire s'en va chez Irma vêtu comme le Chef de la Police (devenu enfin Figure !) et, confondant rôle (ou image) et réel, se châtre en vue de châtrer son archétype : dérision de nous, dérisoires


(1) Texte caustique, qui ne ménage précisément pas les metteurs en scène, publié par Genet en 1962. Il était irrité par certaines représentations dont il avait été témoin (celles de Peter Zadek à Londres et celle de Peter Brook à Paris) ou dont on lui avait parlé (celles de New York, Vienne, Bâle ou Berlin). Pour que ceux qui ont vu la mise en scène de Facio puissent en juger à bon scient, je reproduis quelques extraits des dispositions de Jean Genet à ce propos :
"(...) À Londres, le metteur en scène avait eu l'intention de malmener la seule monarchie anglaise, surtout la reine, et, par la scène du Général et du Cheval, de faire une satire de la guerre : son décor, des barbelés. Des barbelés dans un bordel de luxe ! À New York, le metteur en scène a carrément fait disparaître tout ce qui concernait la révolution. Paris : (...) Les actrices remplacent un mot par un autre, le metteur en scène taille dans le texte. (...) Le plateau tournant —Paris— était une sottise : je veux que les tableaux se succèdent, que les décors se déplacent de gauche à droite, comme s'ils allaient s'emboîter les uns dans les autres, sous les yeux du spectateur. (...) Dans les quatre scènes du début presque tout est joué exagérément, toutefois il y a des passages où le ton devra être plus naturel et permettre à l'exagération de paraître encore plus gonflée. En somme aucune équivoque, mais deux tons qui s'opposent. Au contraire, dès la scène entre madame Irma et Carmen, jusqu'à la fin, il s'agit de découvrir un ton de récit toujours équivoque, toujours en porte à faux. Les actrices ne doivent pas remplacer les mots comme boxon, bouic, foutoir, chibre, etc., par des mots de bonne compagnie. Elles peuvent refuser de jouer dans ma pièce —on y mettra des hommes. Sinon elles obéissent à ma phrase. Je supporterai qu'elles disent des mots à l'envers. Par exemple : xonbo, trefou, couib, brechi, etc. (...) Encore une chose : ne pas jouer cette pièce comme si elle était une satire de ceci ou de cela. Elle est —elle sera donc jouée comme— la glorification de l'Image et du Reflet. Sa signification —satirique ou non— apparaîtra seulement dans ce cas."
À mes yeux, tout compte fait, Facio et ses acteurs se sont plus que bien tiré de ce défi considérable. TROUPE (rôles principaux) : Noelia Benítez (Eliana), Paco Maestre (l'évêque), Yolanda Ulloa (Irma), Sonia de Rojas (Isabel), Celia Nadal (Carmen), Rafael Núñez (le général), Sergio Macías (le juge), Raúl Sanz (Arthur), Mahue Andújar (Arlette), Fernando Sansegundo (Chef de police), Alfonso Delgado (Roger), Nadia Doménech (Chantal).

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