vendredi 24 septembre 2010

Incendies

« C'est en lisant Kafka que j'ai eu envie d'écrire.
Ce n'est ni la guerre, ni la mort, mais bien la littérature
qui a éveillé en moi la littérature. L'art appelle l'art. »
(Wajdi Mouawad : Seuls, pièce présentée en 2008 au Festival d'Avignon)


Wajdi Mouawad (Deir El-Qamar, 1968) est un libanais né dans une famille chrétienne maronite, émigré en France, à huit ans (1979), puis à Montréal, au Québec (1983). Devenu donc canadien, il exerce au moins trois activités : metteur en scène, auteur et comédien. Sa biographie est bien touffue comme homme de théâtre ; il occupe le poste de directeur artistique du Théâtre français du Centre national des Arts du Canada, à Ottawa.
Mouawad est aujourd'hui mondialement célèbre grâce notamment à une trilogie* dramatique composée par Littoral (1997), Incendies (2003) et Fôrets (2006).
Incendies, deuxième volet de la trilogie, a été créé à Meylan, en France, en 2003. J'ai eu l'occasion d'en voir la représentation à Madrid, pour la première fois, le 8 juin 2008, mise en scène par la Compagnie Théâtre Abé Carré Cé Carré sous la direction de Wajdi Mouawad. C'était au Teatro Español de Madrid (plaza de Santa Ana). J'ai failli la rater car elle n'était jouée à l'époque que du 28 mai au 8 juin 2008, précisément. Elle est de nouveau sur scène à Madrid, du 22 septembre au 3 octobre, dans la nouvelle salle du Matadero (la numéro 2), et j'ai été plus diligent cette fois-ci : j'ai pu la revoir le jour de sa première de cette année —toujours en français et sur-titrée en castillan.

Trois actrices vont jouer le personnage de Nawal —inspiré de Souha Bechara— car on va nous la montrer à trois âges différents. En fait, tout au long de la pièce, les tableaux et les âges vont et viennent, voire se chevauchent. Lorsque l'action démarre, Nawal vient de mourir... après cinq ans de silence. Nous apprenons qu'un jour, elle s'est tue ; ses deux enfants jumeaux, Jeanne et Simon, ignorent pourquoi et ne lui pardonnent pas son effacement. Au moment de sa mort, elle a prononcé une phrase énigmatique : "Maintenant que nous sommes ensemble, ça va mieux". Convoqués par son exécuteur testamentaire, le notaire Hermile Lebel, ils écoutent ses dernières volontés qui leur semblent un pur délire. Ils la détestent. Néanmoins, Jeanne, la mathématicienne, la spécialiste en graphes (1), finit par vouloir savoir et s'engage dans une quête qui comporte en fait la reconstitution d'un polygone. Elle, tout d'abord, et puis aussi son frère jumeau devront faire face, à partir d'un ensemble de départ, à la découverte des angles manquant, encore non visibles, d'un ensemble d'arrivée qui sera un choc pour tout le monde, personnages et spectateurs confondus. Quand seront dévoilés tous les angles du polygone et toutes les courbes représentatives qui les relient, on aura brisé tous les tabous, bouleversé toutes les conventions, dépassé toutes les bornes de la tragédie grecque la plus terrible que l'on puisse concevoir. La plus monstrueuse ? Chacun aura son point de vue. L'auteur tente en tous cas de nous rappeler à quel point l'amour peut engendrer l'horreur, tout comme l'horreur peut enfanter l'amour.
Mouawad est un type lucide et sensible qui a vu son pays natal déchiré par la guerre et la déprédation les plus cruelles. Les composants concrets de cette violence qui n'épargne personne —armée envahissante, camps, réfugiés, massacres, milices, vengeances...— sont présents de manière implicite sur scène, jamais à travers des désignations précises —Tsahal, milices phalangistes chrétiennes, Palestiniens, Sabra et Chatila...—, mais les faits, les points cardinaux et les dates ne renvoient pas à des ingrédients exclusivement fictionnels, bref, ne sauraient laisser indifférent ou déboussolé quiconque connaît un peu l'histoire récente du Liban et de sa région.
Mouawad pense qu'au XX siècle, "les pères ont sacrifiés leurs fils". À ce propos, il a tenu à souligner : "Un monde qui cherche surtout à désarmer sa propre jeunesse en l'infantilisant, c'est peut-être l'une des choses les plus violentes que personnellement, je peux ressentir en fait". Cruauté et infantilisme : voilà le cocktail explosif qu'on nous inflige et que symbolisent surtout, dans Incendies, Nihad et sa loufoque interprétation de The Logical Song, de Supertramp, qui crée chez nous une horripilante commotion et nous hérisse les cheveux —notamment après coup.
Si vous ne redoutez pas la catharsis, ne loupez pas Incendies, tant que la Compagnie Théâtre Abé Carré Cé Carré est à Madrid. En novembre, du 16 au 19, Teatro Valle-Inclán (c/ Valencia, 1, Lavapiés), nous pourrons voir la première pièce de cette trilogie de Mouawad : Littoral. J'ai déjà mon billet.


Troupe : Gérald Gagnon (Antoine Ducharme, Chamseddine), Jocelyn Lagarrigue (Simon), Isabelle Leblanc (Jeanne), Julie McClemens (Nawal à 40 ans), Ginette Morin (Nawal à 65 ans), Mireille Naggar (Sawda, Elhame), Valeriy Pankov (Nihad), Isabelle Roy (Nawal à 19 ans) et Richard Thériault (qui construit impeccablement l'accent québécois de son principal rôle, celui du notaire Hermile Lebel).

(1) Graphe :  , Ensemble des couples d'éléments vérifiant une relation donnée. [Le Robert]
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* NOTE POSTÉRIEURE : 

Il faut corriger cette information puisque ce que je croyais être une trilogie bien close était devenue en fait tétralogie le 18 juillet 2009, lors de la création de Ciels, son dernier volet —et contrepoint de la trilogie de base :
« Ciels est la dernière partie d’une tétralogie commencée avec Littoral, Incendies et Forêts. Il en est aussi le contrepoint. Ciels est un spectacle qui cherche à contredire, par le fond et par la forme, tout ce que Littoral, Incendies et Forêts tentent de défendre : l’importance de la mémoire, la recherche de sens, la quête d’infini. Ciels raconte comment, précisément, ce qui est défendu par Littoral, Incendies, Forêts peut perdre le monde. ».
Spectacle de Au Carré de l'Hypoténuse et Abé Carré Cé Carré, la pièce fut présentée au festival d'Avignon le 19 juillet 2009. En voici quelques extraits de la critique publiée par le journal canadien La Presse :
(...) dans Ciels, c'est la beauté, l'art, la poésie qui sont les cibles de la menace. Plus qu'auparavant, Wajdi Mouawad cherche à déstabiliser et secouer le public. Le sortir de son confort. Lui faire subir un choc, voire même tester ses limites, le provoquer, l'insupporter.
(...)
Avec Ciels, Wajdi se fait beaucoup plus grave. Il emploie une langue plus éloquente, plus poétique, faisant de ses personnages des héros dramatiques toujours en proie à de grandes tirades qui brûlent d'urgence.
Ajoutant à cette flèche lancée dans la sensibilité du spectateur, il y a l'utilisation des quatre côtés de la scène, où se trouvent des écrans (où l'on retrouve notamment Gabriel Arcand dans le rôle du suicidé) et des scènes où gravitent les acteurs. Et il y a aussi une sollicitation des sens, notamment par une utilisation du son qui tantôt nous enveloppe dans un concert chaotique ou encore nous plonge dans un concert reproduisant l'assourdissante symphonie d'un bombardement.
(...) Le cri d'un artiste qui sent l'attaque d'un système sur ce qui fait la beauté, la poésie. (...)
Quand j'eus en main Incendies, je vérifiai dans sa préface la teneur du projet instinctif de Mouawad :
Incendies est le second volet d'une tétralogie amorcée avec l'écriture et la mise en scène de Littoral en 1997. Sans en être une suite narrative, Incendies reprend la réflexion autour de la question de l'origine. Même si j'ignore encore exactement vers où ira la suite, et quand elle sera à nouveau abordée, je sais que, depuis peu, un mot encombre ma tête, peut-être est-ce un décor, mais ce mot, j'en ai l'intuition, est le rêve prémonitoire d'une troisième partie. Ce mot est Forêts.

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