dimanche 1 mars 2015

El Roto - Le Cahier électrique

El Roto sait que la réalité est un champ de bataille et que
les puissants ne veulent pas céder un pouce de terrain. 
Leurs ancêtres leur ont légué un solide patrimoine et
l'intime conviction que, pour le préserver, il fallait faire
en sorte que les vaincus voient le monde comme eux le voient.
(Reyes Mate ; extrait de sa préface au Cahier Électrique)


Il n'y a qu'environ une semaine que j'ai eu vent de la publication du Cahier Électrique, de El Roto, pourtant paru en janvier 2013, chez Les Cahiers Dessinés. La préface de Reyes Mate introduit très pertinemment Andrés Rábago et son œuvre.
Voici la présentation de la maison d'édition :

Le cahier électrique -
  • Beaux Livres-Albums
  • Date de parution : 10/01/2013
  • Format : 17 x 23 cm, 160 p., 19.00 €
  • ISBN 979-1-09-087507-4
Tous les jours depuis vingt ans, le dimanche compris, le dessinateur El Roto (le « cassé ») publie son dessin dans le quotidien madrilène El País. Pour ses milliers de lecteurs, ce dessin du jour est un rendez-vous à ne pas manquer. Ni caricaturiste ni humoriste, El Roto se qualifie de « satiriste ». Comme le confirme le philosophe espagnol Reyes Mate — qui signe la préface —, El Roto nous rend chaque jour plus intelligent. L’intelligence : voilà bien ce qui caractérise ses dessins, outre le fait qu’ils sont drôles, élégants, inimitables dans leur sobriété mordante. Une sélection de cent trente-trois dessins en couleurs, autour du thème de la crise politique et financière, de la vie quotidienne, du travail, de la famille.

Technique employée : encre noire et couleur
Comme j'ai déjà raconté ici, je ne sais plus combien d'années cela fait que je suis Andrés Rábago, El Roto (ou OPS avant). Je connaissais donc bien les vignettes qui font partie du Cahier Électrique mais c'était la première fois que je les voyais/lisais en français, drôle d'expérience. D'autant que l'auteur, toujours soucieux de qualité formelle et de transmission exacte, a tenu à utiliser sa calligraphie personnelle pour transcrire la version française (que signe Olivia Resenterra) de ses phrases lapidaires (1).





El Roto soumet toujours ses vignettes (un dessin, très souvent accompagné d'un texte) à une espèce de rasoir d'Ockham : c'est l'économie des moyens la plus intentionnée qui soit. L'archéologue qui agit en lui enlève la boue et les adhérences dissimulant le fin fond des choses. Procédé sobre et clair, le résultat de cette quintessence est autrement gros de sens, de discernement ; bouleversant sans aucun doute —compte tenu de l'incroyable percée des cadavres de vérité officiels— mais, en même temps, tellement flagrant et criant qu'on dirait une lapalissade qui saute aux yeux et aux méninges, un rappel à la décence intellectuelle et éthique vis-à-vis d'une civilisation qui a choisi la connerie, le simulacre et le mensonge pour toute horizon mental. Et si la charge d'un seul dessin (et sa formule) est si pénétrante, le face-à-face d'affilée avec plus d'une centaine de ces pilules contre les lieux communs constitue, comme tous les bouquins de El Roto, un vertige de négatifs de la vraie humanité, une trombe de chocs salutaires, une vision soutenue et sans ambages des contresens et des bobards qui composent notre pitance ordinaire. "Le pouvoir s'est employé, et s'emploie toujours, à nous rendre fous", écrit Reyes Mate dans sa préface, et El Roto œuvre, lui, si j'ose dire, pour un défoulement collectif à partir de la conscience.

(1) Que El Roto me pardonne, mais je ne me résiste pas à en reproduire ci-dessous quelques-unes dépouillées, hélas, des illustrations qui complètent leur sens. J'espère qu'elles constitueront une incitation à aller plus loin...

—Qui parle de rêver ? Nous voulons nous réveiller ! [un jeune indigné de Sol]
—Finalement, je ne sais plus si on nous persécute parce que nous sommes nomades ou si nous sommes nomades parce qu'on nous persécute [une femme probablement rom]
—Tout se tient : le contrat-poubelle, le travail de merde et les saloperies que je sers [une serveuse]
—Restaurants quatre étoiles ou soupe populaire... Quelle gastronomie !
—Nous ne sommes pas pauvres... Ils nous dépouillent.
—Selon les lois du marché, si le naufragé est plus affamé que le requin, il mange le requin... [sur le dessin, un naufragé est hanté par un aileron de requin]
—Plus je me tue à la tâche, plus je m'enfonce [un ouvrier dans une fosse qu'il continue de creuser au pic]. Arrête de creuser [un collègue].
—J'étais un vrai capitaliste, mais quand j'ai vu l'effondrement du système, je me suis précipité à son secours sans hésiter.
—Frontière : se dit d'un lieu où une folie prend fin et où une autre commence.
—J'ai eu de la chance, on m'a abattu avant l'incendie [une souche d'arbre devant une fôret dévastée par le feu]
—Les thons contiennent une telle quantité de métaux lourds que leur pêche sera bientôt considérée comme de l'extraction minière.
—Le pouvoir vient du peuple [s'exclame un président sur son tapis rouge après être descendu d'un avion] : plus exactement, de sa soumission.
—Et alors nous fonderons une société d'hommes libres et égaux, et moi je serai votre chef [À bord d'une pirogue remplie de migrants "clandestins", un type s'adresse aux autres]
—[Une voix sort du haut d'un gratte-ciel] La perspective est trompeuse : ce que toi, vu d'en bas, tu perçois comme un désastre, ici, vu d'en haut, on le considère comme une chance incroyable.
—Si le système s'effondre, nous avons le même en rechange [un type à costard noir, montre en or et cravate jaune, et au regard métallique]


—Votre niveau de vie est incompatible avec notre niveau de cupidité [un type à lunettes de soleil et au sourire triomphant]
—Ce sont les immigrés qui ont apporté la xénophobie, avant ça n'existait pas [un croquant parfait]
—Mon travail d'économiste consiste à rendre l'intolérable nécessaire [un économiste au look très brit]
—Ne les laissez pas descendre dans la rue : ils vont se rendre compte combien ils sont nombreux !

P.-S.- Reyes Mate nous rappelle qu'El Roto aime se situer dans une tradition à laquelle appartiennent Grosz, Goya, Solana et Daumier, entre autres. J'en profite pour vous rappeler, à mon tour, que l'émission Une vie, une œuvre (de Martin Quenehen, sur France Culture) d'hier (samedi 28 février) portait justement sur George Grosz, peintre et satiriste comme Andrés Rábago. En cliquant sur le lien vous pouvez accéder au podcast du programme.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire