mardi 15 mars 2016

La loi du marché

Avec les Allemands dénués de toute présupposition, 
force nous est de débuter par la constatation de la 
présupposition première de toute existence humaine, 
partant de toute histoire, à savoir que les hommes 
doivent être à même de vivre pour pouvoir "faire l'histoire"
Mais pour vivre, il faut avant tout boire, manger, se loger, 
s'habiller et quelques autres choses encore.
Karl Marx, Friedrich Engels : L'Idéologie allemande.


Sorti en mai 2015, La loi du marché est un film réalisé par Stéphane Brizé qui —sans soubresauts hollywoodiens, stridences, explosions, glamour ou effets spéciaux—nous fait frissonner, avaler notre salive sans arrêt, bref, nous prend bien aux tripes. Car quoiqu'il s'agisse d'une fiction, elle est trop vraie, trop réelle, presque un documentaire : c'est une chronique de la cruauté libérale ordinaire, cette machine implacable à capturer, presser et broyer les gens, à leur donner des leçons (culpabilisantes) et conformer leurs dispositions, à leur imposer des stages et des apprentissages creux, obnubilants et antivitaux, à leur prêcher la servitude et les sacrifices incontournables qu'exige la soif du Capital, la loi du marché...
Le film montre justement ces deux forces que tout oppose : la lutte pour la survie (d'individus dividus et décidus ; cf. diviser et choir) versus la lutte pour les profits —sur cette dualité travail-capital, cf. La mise à mort du travail, documentaire en trois volets commenté ici.
Thierry Taugourdeau (rôle joué par Vincent Lindon) est un homme courant qui s'est vu déclassé d'une manière absolument normale : après avoir bien travaillé pendant 25 ans pour sa boîte, il s'est retrouvé à la rue, sans autre forme de procès, comme tant d'autres, et il en a bavé derrière. Il partage sa vie avec sa femme et leur enfant Matthieu. 15 mois sans emploi rongent les économies familiales à force de factures, traites du crédit immobilier pesant sur l'appartement (il faut encore cinq ans pour payer l'hypothèque)... et la prise en charge des frais de scolarisation et de vie d'un enfant atteint d'une infirmité motrice cérébrale et de difficultés d'élocution. Heureusement Matthieu est un pilier de la famille, une source inépuisable de force, celle qui est peut-être à l'origine de l'aplomb de son père, que rien n'égare —mais dont la santé mentale, fragilisée par son parcours de combattant, le pousse à oublier d'autres combats : la survie est un flingue sur la tempe d'employés et chômeurs, une épée de Damoclès aussi bien matérielle que mentale suspendue chaque instant au-dessus de la tête des dominés —car dépendants d'un salaire. Le Capital, lui, dispose de temps, de pouvoir et d'une force de travail composée d'une foule d'individus angoissés, divisés, qui ont des urgences et, souvent, encore, quelque chose à perdre. Au demeurant, on perd trop quand on doit gagner sa vie, c'est-à-dire, vendre sa force de travail. Les salariés et les prétendants à un emploi/salaire se trouvent amputés, divisés, rapetissés, humiliés, complexés... La rébellion s'avère compliquée.
Thierry décroche finalement un poste de vigile dans un supermarché où il devra, entre autres, fliquer ses collègues. D'ailleurs, il n'y a pas eu beaucoup de départs en pré-retraite et le groupe cherche à virer du personnel. Le carnage est servi : il devra faire face à des situations écœurantes. C'est et la loi générale du marché et la loi particulière du supermarché.
 

Voici un entretien avec Stéphane Brizé, metteur en scène de La loi du marché, qui illustre bien sa conception du film et sa démarche vis-à-vis de sa confection :
Entretien avec Stéphane Brizé, réalisateur, et Eric Dumont, directeur de la photographie, à propos du film "La Loi du marché"
L’équipe invisible

Tourné avec un budget de 1,4 M€, sur 21 jours, et une équipe de treize personnes, La Loi du marché rompt avec les méthodes de fabrication des films en compétition à Cannes. Son réalisateur, Stéphane Brizé, et son chef opérateur, Éric Dumont, reviennent sur cette fiction sociale un peu hors normes, qui joue avec les codes de la fiction et du documentaire. (FR)
Dans quel contexte avez-vous conçu le film ?
Stéphane Brizé : Le film, dès son écriture, a volontairement été pensé comme un projet à petit budget, avec une équipe très réduite. Ce n’était pas une décision forcée, mais bien un choix de ma part. Techniquement, je ne souhaitais pas avoir de maquillage, pas de coiffeur, de machinerie et de lumière au sens traditionnel du terme. C’est pour cette raison que j’ai cherché un directeur de la photo qui cadre, qui puisse pointer lui-même, et qui soit habitué aux méthodes de travail en lumière qu’on rencontre plus souvent dans le documentaire. C’est à ce moment-là que j’ai rencontré Éric, présenté par un ami commun.
1,4 M€, c’est quand même un tout petit budget pour un long métrage, non ?
SB : On n’a jamais souffert du budget. Là-dessus, les choses étaient plutôt bien préparées. Les salaires du producteur, du comédien principal et de moi-même ont été mis en participation. Pour tout le reste, tout le monde a été payé au tarif syndical, et on n’a manqué de rien sur le film.
Le monde de la grande distribution n’est pas un modèle de transparence... Comment vous y êtes-vous pris ?
SB : Grâce à mes contacts, j’ai pu moi-même, lors de la préparation, m’immerger dans ce monde, passer des heures devant les écrans de contrôle et même faire un stage d’agent de sécurité... Ensuite, je suis allé, avec Vincent Lindon, rencontrer les autres employés, certains interprétant ensuite ses collègues de travail dans le film. Le fait de rencontrer un chef d’entreprise ouvert et intelligent, qui nous a autorisés à tourner dans son magasin, était une chance assez inespérée. C’est même assez paradoxal parce que si l’histoire met en lumière la brutalité qui règne dans ce milieu, ce patron n’est pas du tout quelqu’un comme ça !
Avez-vous fait des essais préalables ?
SB : La première étape de préparation réelle a été de tourner quelques scènes du film, un peu comme une maquette, en situation dans l’hypermarché. Ça a duré un jour, au mois de juin 2014 (soit cinq mois avant le tournage), et cette maquette de cinq minutes a permis de valider beaucoup de choix importants que je pressentais en matière de réalisation.
Par exemple, la volonté d’être toujours le plus loin possible des comédiens (qui sont tous des non professionnels à part Vincent Lindon). Ce dispositif passait par l’utilisation de longues focales (quasiment rien n’a été filmé en dessous du 100 mm), et la caméra placée à environ, parfois,10 à 20 mètres des sujets...
En termes d’image, j’avais envie aussi d’isoler souvent mon personnage principal du monde extérieur, en jouant sur une faible profondeur de champ. Et c’est grâce à l’expérience et au talent d’Eric que ces longs plans-séquences à pleine ouverture, avec les suivis de point qui vont avec, ont été possibles. Son rôle sur le film a été primordial, car c’est lui qui, caméra à l’épaule, tout au long des très longs plans-séquences, a su traduire mon point de vue.
Vous faites des répétitions ?
SB : Non, il n’y a eu aucune répétition, que ce soit avant le tournage ou avant les prises. D’ailleurs je ne distribue pas le scénario aux comédiens. Je leur explique juste la scène et il faut que la technique s’adapte immédiatement à eux. Mon projet, sur tous mes films, et encore plus précisément sur celui-ci, est de créer un cadre ultra défini avec des enjeux précis puis de créer un dispositif qui laisse s’engouffrer la vie. Je sais d’où je pars, je sais où je dois arriver... Mais entre les deux je refuse d’anticiper sur le trajet !
Cette méthode me fait penser un peu à celle de Mike Leigh ou de Ken Loach qui est réputée pour ne pas distribuer de scénario à leur équipe... Ils insistent en revanche tous les deux sur l’importance des projections de rushes en fin de journée... Est-ce la même chose pour vous ?
SB : Non, je ne regarde pas les rushes. Je juge sur place, au moment du tournage. On n’a pas non plus fait de "retakes" sur le film, mais je me suis permis parfois de laisser soudain tomber un décor ou une scène pour la réécrire car je me rendais compte que ça ne fonctionnait pas. Pour moi, ça fait partie du processus créatif de changer d’avis et de recommencer... Là-dessus, on fonctionne un peu pareil avec Vincent Lindon..., on s’interroge, on se confronte au réel, et c’est l’instant qui soudain nous parle.
Avec quelle base de lumière avez-vous travaillé ?
Eric Dumont : Dans le supermarché, j’ai surtout travaillé à partir des lumières fluos existantes, en utilisant des tubes équilibrés en température de couleur. Sinon, j’ai principalement utilisé des SmartLight SL1. Ces panneaux LED étant très fins, on pouvait les accrocher dans les décors, et plus ou moins les rendre invisibles car ils se fondaient parfois avec les luminaires qu’on peut trouver dans la vraie vie. Enfin, j’ai pu obtenir plusieurs Flex Light de Westcott, des toutes nouvelles mini ambiances à LEDs sur support carré flexible (25 x 25 cm) qui sont très légères et qu’on peut accrocher à peu près n’importe où. Ces outils sont devenus une des clés de mon dispositif d’éclairage, alimentées par batterie, ce qui rend leur installation extrêmement discrète et rapide.
Aviez-vous un "gaffer" ?
ED : Selon les jours, notamment quand on s’installait dans un lieu le premier jour, ou qu’on changeait de décor plusieurs fois dans la journée. La production faisait alors appel à un chef électro qui s’occupait du pré-light. Mais autrement, j’étais seul avec deux assistants qui s’occupaient essentiellement de la caméra et du déchargement des rushes.
Avez-vous tout tourné à une seule caméra ?
Stéphane Brizé : La grande majorité du film a été tournée à une caméra, mais pour certaines séquences de dialogues j’ai opté pour un dispositif un peu différent à deux caméras. Mais pas en champ contrechamp comme on le fait d’habitude. Les caméras étaient plutôt perpendiculaires aux comédiens, côte à côte. L’idée étant au montage de donner l’impression que ça n’a été filmé qu’à une seule caméra. Pour cela, Éric prenait la main sur la caméra A, il était le point de vue principal de la scène, tandis que la caméra B se calait sur lui en opposition exacte pour saisir le contrechamp, une réaction ou parfois une version plus large... Le léger décalage de point de vue entre les deux caméras dynamise le mouvement de la scène au montage.
Qu’est-ce qui vous a séduit sur ce projet ?
Eric Dumont : J’étais très motivé par la démarche de Stéphane, sa volonté de tourner sans répétition, quasiment sans filet au niveau du découpage, avec de longs plans-séquences où on suivait les comédiens. Personnellement, j’ai développé une certaine technique en documentaire qui me permet de me passer d’assistant opérateur et d’assurer tout seul des suivis de personnages au téléobjectif, sans perdre le point. Pour cela j’utilise des optiques photo Canon EF qui sont assez douces et plus maniables que des optiques à monture PL et surtout avec une course de point plus réduite. C’est pour cette raison que j’ai insisté pour tourner le film avec une caméra Canon, sur laquelle on pouvait installer ces optiques et les contrôler au niveau du diaph.
Avec quel modèle avez-vous tourné ?
ED : On a tourné en C500. Bien sûr, la question du format d’enregistrement s’est posée. On a testé l’enregistrement interne sur carte avec le codec Canon, mais la qualité n’était vraiment pas là. On avait des effets bizarres de créneaux entre le blanc et le noir, et on voyait clairement que la structure d’image ne serait pas suffisante pour un étalonnage de long métrage. L’enregistrement RAW a été considéré un moment, mais vu la quantité importante de rushes (plus de 80 heures) le surcoût en production n’était pas négligeable. En plus, on trouvait ça un peu bizarre d’alourdir autant, en termes de volume de données, un film qui se voulait si léger dans sa conception et sa réalisation ! Alors on est passé sur un enregistreur externe AJA, en 2K ProRes. C’était pour moi le meilleur rapport qualité encombrement pour le film et surtout en termes d’efficacité en haute sensibilité.
Un mot sur l’étalonnage ?
Stéphane Brizé : Sur le papier, je pensais rajouter du grain film à l’image lors de l’étalonnage. Et puis, ce travail achevé, je me suis aperçu que cette texture d’image me retirait un effet de réel. On a donc laissé tomber et on a gardé cette image plus brute qui, d’une certaine manière, est plus signifiante, avec à la fin un mixage en mono. Toujours pour accentuer cet effet de réalisme.
Toute la réflexion de ce film a tourné autour de cette question du mélange des codes de la fiction et du documentaire. Le scénario, Vincent Lindon et le cadre 2,35 amènent par essence la fiction qui vient en contrepoint d’un casting et d’un filmage qui semble saisir le réel à l’instant où il se produit. C’est sur cette crête que nous avons évolué et inventé ce film.
(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)
Stéphane Brizé s'est également exprimé pour Politis.
Il a été l'objet de plusieurs accusations de mauvaise conduite car il se serait inspiré de/il aurait plagié un court-métrage du réalisateur Patrice Deboosère, avec François Godart dans le rôle de gardien du centre commercial, visible en ligne et titré Lundi CDI. Si cette polémique vous intéresse, cliquez ci-contre : Brizé répond sur le site de Slate.fr.
Voici Lundi CDI :



Où l'on voit qu'un brin d'humanité est considéré comme un excès d'affectivité —trop, c'est trop— nuisant aux affaires et justifiant l'accélération de la caducité (de caduc, décidu) programmée des individus dans la mondialisation heureuse, guerre de tous contre tous.

, agent de sécurité, vigile comme Taugourdeau, contraint lui aussi de surveiller ses collègues, a livré son témoignage à l'Obs. Vous pouvez en faire ici une lecture complète.
(...) Par exemple, dès qu’il y a une nouvelle caissière, elle est placée à une caisse spéciale au-dessus de laquelle on trouve une caméra. Pendant les premiers jours, on nous demande d’observer si elle fait bien son travail, si elle scanne bien tous les articles. Il faut savoir qu’une caissière n’a pas le droit d’encaisser sa famille.
Si je constate qu’une caissière ou qu’un magasinier vole dans les rayons, je dois en avertir mon directeur. Évidemment, ça me dérange, ce n’est pas mon travail, mais je n’ai pas vraiment le choix. Je suis moi aussi sur un siège éjectable.
J’ai été confronté à deux reprises à des vols par des caissières. La première fois, je suis allé dire à la personne qui était en pause que j’avais vu son petit jeu. Je lui ai gentiment demandé de cesser en lui précisant que je commençais mon travail à 10 heures du matin, elle à 8h, donc si elle voulait continuer, elle n’avait qu’à le faire en dehors de mes heures.
J’ai fait la même chose avec une autre collègue qui a malgré tout continué à voler. Je n’ai pas eu d’autres choix que d’alerter mon directeur. C’était elle ou moi. (...)
Enfin, l'univers nerveux de La loi du marché, le film, rappelle à mon souvenir un texte de Paul Lafargue d'il y a au moins 135 ans. En 1881, il avait publié la première édition de son Droit à la paresse dans L'Égalité, journal républicain socialiste et organe du Parti Ouvrier Français qu'il avait fondé avec Jules Guesde. Incarcéré en 1883 à la prison Sainte-Pélagie pour propagande révolutionnaire, il y peaufine son livre et rédige un avant-propos dont voici le début, selon l'exemplaire dont je dispose (Éditions Allia, Paris, 1999, 2011) :
M.  T H I E R S, dans le sein de la Commission sur l'instruction primaire de 1849, disait : "Je veux rendre toute-puissante l'influence du clergé, parce que je compte sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l'homme qu'il est ici-bas pour souffrir et non cette autre philosophie qui dit au contraire à l'homme : ‘Jouis’." M. Thiers formulait la morale de la classe-bourgeoise dont il incarna l'égoïsme féroce et l'intelligence étroite.
La bougeoisie, alors qu'elle luttait contre la noblesse, soutenue par le clergé, arbora le libre examen et l'athéisme ; mais, triomphante, elle changea de ton et d'allure ; et, aujourd'hui, elle entend étayer de la religion sa suprématie économique et politique. Aux XVe et XVIe siècles, elle avait allégrement repris la tradition païenne et glorifiait la chair de ses passions, réprouvées par le christianisme ; de nos jours, gorgée de biens et de jouissances, elle renie les enseignements de ses penseurs, les Rabelais, les Diderot, et prêche l'abstinence aux salariés. La morale capitaliste, piteuse parodie de la morale chrétienne, frappe d'anathème la chair du travailleur ; elle prend pour idéal de réduire le producteur au plus petit minimum de besoins, de supprimer ses joies et ses passions et de le condamner au rôle de machine délivrant du travail sans trêve ni merci. (...)

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