dimanche 19 mai 2019

On n'a cadoter sa biblio.web.thèque de bons dicos

Voici un peu de lexicographie. Elle va nous aider à comprendre, d'ailleurs, la variété lexicale de la 5e langue planétaire par le nombre de ses locuteurs, après le mandarin, l'anglais, le castillan et l'arabe.
Ma collègue Alicia a eu la gentillesse de nous rappeler l'existence du Journal des Idées, une émission radiophonique réalisée par son oncle Jacques Munier à Paris, sur France Culture, du lundi au vendredi, à 6h40. Merci beaucoup, chère Alicia.
Sa remarque est intervenue à la faveur de la diffusion d'une chronique qu'elle a trouvée particulièrement intéressante, celle du 16 mai, car elle portait sur la nouvelle édition du dictionnaire Le Petit Robert. Elle s'intitulait Ce que les mots nous disent :


La nouvelle édition du Petit Robert paraît aujourd’hui [16 mai]. Parmi les mots qui ont fait leur entrée dans le dictionnaire : infox, jober, et – pour ceux qui se réveillent – latte, un café nappé de mousse de lait chaud…
Jober nous vient de Belgique, il conviendra aux milléniaux – autre mot nouveau, désormais francisé – à l’heure où les embauches en CDI se raréfient et les petits jobs se multiplient. Dans sa présentation, Alain Rey évoque le mot infox, qui permet d’éviter l’américanisme fake news. « Dans infox, on entend fox », comme pour « nous méfier du renard qui nous ment ». Le lexique de la communication numérique est bien représenté parmi les entrants : scroller, de l’anglais scroll – rouleau, manuscrit – signifie « faire défiler un contenu sur un écran informatique ». N’en déplaise à ceux qui lui préfèreront le mot données, data est désormais intronisé dans le Petit Robert comme un vocable français, en version invariable ou au pluriel. Blockchain, cyberharcèlement, ou vidéoverbalisation aussi, lequel évoque un univers orwellien – nouvel entrant – pour désigner la verbalisation effectuée à l’aide de caméras de surveillance. La politique n’est pas en reste : démocrature, ou encore transpartisan – c’est d’actualité pour dépasser les clivages…
En lire/écouter plus.
Je viens donc d'écouter Ce que les mots nous disent —par ce temps de malversation de mots et de détournement de titres de presse, où l'on a vivement besoin d'émissions sur Ce que les mots nous camouflent ou sur La manière dont on nous abuse à grand renfort de mots totem : vous aurez remarqué qu'en Blablaland, les remèdes sont toujours pires que les mots ou qu'aux grands mots succèdent toujours les grandes (contre-)réformes de choc.
Quand, au milieu de sa lecture, Jacques Munier a prononcé le mot « cadeauter » (curiosité lexicale [qui] nous vient d'Afrique, dit-il), il m'a renvoyé mentalement à ce temps révolu de nos périssables existences (les années 1980) où Internet n'existait pas et qu'il fallait s'évertuer à dégoter quelques magazines étrangers dans les kiosques pour être au courant des infos internationales ainsi que de l'évolution des langues qu'on pouvait lire.
Parmi les magazines francophones que j'achetais à l'époque, il y avait, par exemple, Actuel, un mensuel très branché, très à la coule, qui publiait des articles comme celui très illustratif de Patrick Rambaud que je vous colle ci-dessous, avec des notes de mon cru comme aide à la compréhension. Petite machine à remonter le temps, il date de 1989, malgré son ras-le-bol des bras de fer :
Emoyé par la cuscute en cuissette, le vibreur trouve porte de bois. Mais il tient son bout ...

Vous avez compris ? Émoyé signifie ému au Nouveau Brunswick. À l'île Maurice, une cuscute est une personne plutôt entortilleuse. Les Suisses enfilent des cuissettes en guise de culottes de sport. Un vibreur est un Sénégalais qui sort beaucoup en boîte de nuit. Trouver porte de bois signifie pour un Belge que la porte est close. Enfin, en Louisiane[1], un homme qui tient son bout indique seulement qu'il persévère. C'est comme ça. Le français n'appartient pas seulement à la France mais aux deux cents millions de francophones qui le parlent aux quatre coins du monde. Tous inventent une langue moderne et vivante. Apprenez-la.

J'ai un mal de chien à suivre de bout en bout un journal télévisé ou à lire en entier un quotidien. En une semaine, pendant les grèves, j'ai relevé soixante-seize fois l'expression bras de fer (entre le gouvernement et les syndicats). L'expression est imagée, elle a de la gueule, mais sa répétition épuise. Il n'y a plus d'imagination dans le vocabulaire officiel. À force d'être répétés, les mots perdent leur sens et forment un discours soporifique. Bref, le français que nous subissons devient horriblement pauvre. Lorsque Mirabeau écrivait des textes licencieux, il avait à sa disposition une palette de mots sonores et concrets pour décrire par le détail l'émotion et la main au cul. C'est fini. À qui la faute ?
Il y a quinze ans, le grand écrivain Jacques Lacarrière traversait la France à pied, des Vosges aux Corbières. Ce voyage se termina en livre, Chemin faisant, qui eut un succès pour une fois très mérité. Aux étapes, dans les villages, dans les fermes, franchi l'obstacle de ces chiens hargneux que les marcheurs libres affrontent au détour d'un chemin creux, Lacarrière, philosophe nourri de grec, écoutait et lisait des brochures locales. Il a ainsi collectionné une tapée de ces mots usuels dont les dictionnaires ne rendent plus compte. Pourtant il ne s'agit pas de patois, mais d'un français enrichi par les saveurs locales. Des noms qui servent à décrire des choses quotidiennes, des noms pratiques, imagés, forts. Ils évoquent les montagnes, l'herbe, les saisons, les casseroles pendues dans la cuisine. Rien de savant là-dedans, rien d'emprunt hors frontières, juste des mots solidement plantés, avec des sonorités paysannes : bétoire[2], capitelle, fleurine, rindoul, varaigne[3]... Les haies, dans le Morvan[4], ce sont des bouchures, parce qu'elles bouchent peut-être la vue, et les passages dans ces murs de feuilles, ce sont des échalliers[5]. C'est du français que les académies oublient sottement.
En Haute-Savoie, la première fois que mon complice Burnier m'a demandé où j'avais mis la panosse, j'ai bien été obligé de prendre mine de parfait ahuri. Panosse[6], ça vient du latin pannus, qui signifie morceau d'étoffe, et cela représente simplement un chiffon propre qui sert à essuyer une table couverte de miettes. On s'y habitue vite. À Paris, quand j'ai demandé à mon boucher favori du rondin pour le pot-au-feu, il m'a demandé si j'étais savoyard. Le rondin, c'est du gîte. J'ai tendance à préférer rondin, plus proche de cette viande ronde.
Eh oui, mes bons amis, les mots ressemblent à la cuisine. Tenez: le pot-au-feu, ça n'existe pas. Rien qu'en France on en dénombre une centaine de sortes. À Toulon, c'est le revesset, on y flanque du rouget, du turbot, des épinards, des côtes de bettes. En Artois, c'est caudière, et le bouillon de boudin en Saintonge, le mourtayrol en Auvergne, la cotriade du Morbihan, le hochepot à la flamande, la potée berrichonne, la marmite albigeoise...(...)
Chez Belin, éditeur, il y a une collection intelligente, "Le français retrouvé". On y relève, au hasard du catalogue, des bouquins forcément sublimes: Les noms des villes et des villages, Les mots du vin et de l'ivresse, Les mots d'origine gourmande, Le français écorché, Les étymologies surprises. Toute une bibliothèque pour se faire plaisir. Là, sous mon nez, j'ai Les mots de la francophonie de Loïc Depecker: au Sénégal, en Algérie, à Saint-Vincent[7], à la Guadeloupe, au Vietnam, en Guyane, le français menacé reste vivace et inventif. Au Québec, on tombe en amour, au Bénin on se toilette, les Belges mal logés sont des taudisards et les demi-muets des taiseux. Au Liban, le polygame est un garde du corps...
On imagine bien que le français se modifie quand on le parle sous les tropiques ou dans les forêts du Canada. Dans les années soixante-dix, à Paris, on découvrait avec exaltation le cinéma du Québec. J'étais sorti tout ému d'une projection des Mâles de Gilles Carles. Les expressions, l'accent que nous connaissions encore mal, celui d'ailleurs de Louis XIV, du bourguignon filtré au Nouveau Monde, rajoutait une distance et de l'humour à une situation presque banale. Et puis ça a été l'invasion des films québécois, jusqu'à Denys Arcand, jusqu'au patois sous-titré[8]. Pourtant, ô savants lecteurs et joyeuses lectrices, les Canadiens français nous donnent une sacrée leçon. Plus menacés que nous par l'américain courant, qui n'est même pas de l'anglais, ils se défendent en enrichissant leur langue. Ils ne disent pas hot-dog comme nous, mais carrément chien-chaud, les flippers deviennent des machines à boule. D'autres francophones nous donnent la même leçon: en belge, une antisèche est un copion, au Cameroun la femme facile est une tu-viens, au Sénégal le sandwich est un pain-chargé, en Louisiane le chewing-gum est une chique de gomme et, au Niger, on ne bat pas un record mais on le casse. J'aime bien cette vigueur. Un traversier, c'est plus joli qu'un ferry-boat.
Les francophones, plus de cent [deux cents, j'imagine] millions parsemés dans le monde, abrègent, transforment, détournent, empruntent, améliorent. Au Canada, une expression anglaise, to talk through one's hat, devient parler à travers son chapeau : dire des bêtises. Bien sûr, quand un Suisse vous dit: « Je péclote », il y a intérêt à traduire par "je ne vais pas bien", et il faut savoir qu'au Québec une personne exceptionnelle est un handicapé[9]. Et qu'un pikafro, au Mali, est un peigne. Parfois, les sonorités vous abusent. Si un Zaïrois vous explique qu'il a zondomisé son voisin, ne poussez pas de cris affreux: le mot vient de Zondomio, un président de l'Assemblée nationale qui mourut, dit-on, empoisonné. Zondomiser, c'est éliminer un rival de façon musclée[10].
La plupart du temps on comprend sans avoir besoin de traduire. On saisit plutôt bien que des cuissettes, en Suisse, sont des shorts, et qu'un digaule, au Bénin, désigne un homme grand de taille, comme de Gaulle: « Elle est toute menue, et elle sort avec un digaule ».
Les francophones nous mitonnent une nouvelle littérature française, loin des grands débats d'école (...) Relisez les pages bariolées, volcaniques, touffues, toutes entières consacrées aux odeurs des corps, ou au goût d'une peau, du splendide Espace d'un cillement du Haïtien Jacques Stephen Alexis, ou encore les textes pétris de créole et de leitmotiv, à la manière des écrivains latino-américains de l'Antillais Baghio'o, pour vous persuader que ce français-là invente une littérature truculente et belle. (...) Dans des cafés bien parigots, j'ai entendu des Ivoiriens dire « Tu me sciences » pour tu me plais, « poudre de démarreur » pour aphrodisiaque. Un Sénégalais crie « Arrête de dallaser » pour critiquer les frimeurs (du feuilleton « Dallas »), un Zaïrois affirme que « c'est jazz » pour dire « c'est faux », et un Togolais parle de « cadeauter », devinez pour quoi...

Patrick Rambaud.
ACTUEL  Février 1989.

[1] Pour mieux connaître la réalité et les parlers cadjins, voir Mots de Louisiane et Cadjins et Créoles en Louisiane, de Patrick Griolet. Un grand pas vers le bon Dieu, roman de Jean Vautrin, en est une illustration intéressante.
[2] Aven.
[3] Ouverture par laquelle l'eau de mer entre dans un marais salant.
[4] En Bourgogne.
[5] Sorte d'échelles permettant de franchir une haie.
[6] Cf. le castillan tauromachique pañosa.
[7] La Dominique, Sainte-Lucie, La Grenade, St-Vincent : Windward Islands, des îles anglophones situées entre la Guadeloupe et Tobago; elles ont toutes accédé à l'indépendance après avoir été sous souveraineté britannique.
[8] Le mot joual est employé au Québec pour désigner globalement les traits (écarts selon les puristes) du français populaire canadien.
[9]...ou que les gosses sont les couilles...
[10] Rambaud, trouve-t-il la sodomie affreuse au point de lui préférer l'élimination musclée de quelqu'un ?
C'est donc à la fin de ce texte que je relus le verbe « cadeauter », dérivé de « cadeau », que j'avais trouvé quelques années auparavant chez Flaubert sous une autre variante graphique :
Cependant, Hussonnet, accroupi aux pieds de la Femme-Sauvage, braillait d'une voix enrouée, pour imiter l'acteur Grassot :
—Ne sois pas cruelle, ô Celuta ! cette petite fête de famille est charmante ! Enivrez-moi de voluptés, mes amours ! Folichonnons ! folichonnons !
Et il se mit à baiser les femmes sur l'épaule. Elles tressaillaient, piquées par ses moustaches ; puis il imagina de casser contre sa tête une assiette, en la heurtant d'un petit coup. D'autres l'imitèrent ; les morceaux de faïence volaient comme des ardoises par un grand vent, et la Débardeuse s'écria :
—Ne vous gênez pas ! Ça ne coûte rien ! Le bourgeois qui en fabrique nous en cadote !

Gustave Flaubert : L'Éducation sentimentale, 1869
(p. 145 de l'édition de Folio imprimée en 1979).
Dans la nouvelle édition augmentée de son Dictionnaire historique de la Langue Française (octobre 2016), Alain Rey date en 1844 le premier usage repéré de ce verbe en principe transitif :
CADEAUTER v. tr. (1844) « gratifier qqn de qqch. », d'usage rare et familier en dehors de l'Afrique où il est normal et courant pour « donner en prime, en supplément ». On trouve les variantes graphiques cadoter, cadotter chez Flaubert.
Voici les précisions du CNRTL (Centre national de Ressources textuelles et lexicales) pour son entrée cadeauter :
Cadeauter, cadot(t)er (cadoter, cadotter) (graphie de ce dernier p. plaisant.), v. trans. Synon. de gratifier* (qqn de qqc.). S'il vous plaît de m'honorer de votre compagnie, de me gratifier de votre présence, de me cadotter de votre conversation (Flaubert, Correspondance, 1844, p. 158). Lui-même, parce qu'il était beau de visage, grand et fort, avait été cadeauté par les femmes du sobriquet de Jeanin Bouquet (A. de Châteaubriant, La Brière, 1954, p. 94 dans Rheims 1969). Orth. cadotter dans Flaubert, supra ; cadoter ds Flaubert, L'Éducation sentimentale, t. 1, 1869, p. 159; cadeauter dans Flaubert, Correspondance, 1876, p. 313. 1reattest. 1844, supra ; dér. de cadeau étymol. 3, dés. -er avec consonne d'appui. Les formes en -o- par déformation plaisante. Fréq. abs. littér. : 1.
BBG. − Gohin 1903, p. 293. − Goug. Mots t. 1 1962, p. 193. − Ritter (E.). Les Quatre dict. fr. Rem. lexicogr. B. de l'Inst. nat. genevois. 1905, t. 36, p. 365. − Waringhien (G.). Géol. ling. Vie Lang. 1952, pp. 250-253.



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