lundi 23 mars 2020

Sénégal, Senghor et La belle histoire de Leuk-Le-Lièvre

 À tou.te.s mes élèves d'hier,
d'aujourd'hui et de demain,
j'espère.



Nous préparons ces jours-ci des cours en ligne pour nos élèves. Ce qui suit en fait partie...

On a déclaré que le 20 mars soit la Journée internationale de la Francophonie. Comme je vous le disais la semaine dernière, la OIF célèbre le cinquantenaire de la Francophonie cette année 2020. J'en profite pour vous faire visiter un tant soit peu le Sénégal.

Au Sénégal, le français est toujours langue officielle : les documents gouvernementaux sont rédigés en français, l'éducation des enfants se fait en français, les journaux sont publiés en français et la plupart de la littérature est écrite en français. Mais bien entendu, le Sénégal a plusieurs langues nationales: « La langue officielle de la République du Sénégal est le Français. Les langues nationales sont le diola, le malinké [mandingue], le pular [peul], le sérère, le soninké, le wolof et toute autre langue nationale qui sera codifiée. », signale l'Article premier de la Constitution sénégalaise du 7 janvier 2001. Les emprunts du français au wolof, lingua franca du pays, sont considérables.

Nous apprenons depuis un certain temps que Saint-Louis, la vieille capitale coloniale de l'A.-O.F. (l'Afrique-Occidentale française), et d'autres villes côtières du Sénégal se trouvent aujourd'hui menacées par plusieurs dangers :

Des villes sénégalaises menacées par l'érosion côtière.
18 novembre 2017
Au Sénégal l’avancée de la mer dicte sa loi aux habitants de Rufisque et Saint Louis, deux villes ayant marqué l’une des plus belles pages de l’histoire de ce pays. Dans ces localités, plusieurs maisons ont fini dans les eaux, effaçant le souvenir de plusieurs générations. Aujourd’hui ces habitants veulent être relogés.

France 24 - Sénégal : à Saint-Louis, nos observateurs se mobilisent face au changement climatique.
Le 12 octobre 2018


La menace du plastique et des déchets à Saint-Louis du Sénégal.
Réalisation et montage Yaguemar Diagne,
avec la participation de Mamadou Moustapha Ngère, Malamine Gaye et Zeyroube Fall.
Aides tecniques: Ababacar Touré. Saint-Louis du Sénégal, Juin 2018.

Au mois d'août 1996, je fis un voyage inoubliable au Sénégal, en Gambie et en Guinée-Bissau, en Afrique occidentale. Disons que la Guinée-Bissau avait été colonisée par le Portugal, la Gambie par les britanniques, le Sénégal par la France, déchirure qui persiste de mille manières encore aujourd'hui, bien évidemment, mais passons là-dessus, pour l'instant.
Donc, en août 1996, j'achetai plusieurs livres, surtout à la librairie Clairafrique de Dakar, dont La belle histoire de Leuk-Le-Lièvre (Cours Élémentaire des écoles d'Afrique Noire, Hachette - EDICEF, 1953). C'est une fable écrite par le professeur, poète et écrivain Léopold Sédar Senghor (1906-2001) et l'écrivain et inspecteur de l'Enseignement primaire Abdoulaye Sadji (1910-1961), qui fut illustrée par Marcel Jeanjean. J'en ai déjà parlé une fois sur ce blog.
L'ouvrage est un manuel scolaire destiné à la lecture. Il fournit des activités pour le travail de la compréhension écrite et de la phonétique qui « consistent en exercices oraux d'observation, de prononciation, de vocabulaire et en exercices écrits de grammaire. Tous les quatre jours, un exercice d'écriture est prévu, qui sert en même temps de récitation. C'est le plus souvent un passage du texte même. » C'étaient des démarches pédagogiques innovantes en 1953.


Couverture de mon édition achetée à Dakar


Léopold Sédar Senghor avait été reçu, en 1935, à l'agrégation de grammaire et s'était vu confier en 1944 une chaire à l'École Nationale de la France d'outre-mer. À la Libération (de la France, non du Sénégal), il fit paraître son premier recueil de poèmes, Chants d'ombre.
À l'époque de l'édition de ce Leuk-le-Lièvre, Senghor était député français (depuis 1945) et avait déjà publié, en 1948, sa célèbre Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, concrètement à l'occasion du centenaire de la Révolution de 1848 et de la publication des décrets abolissant définitivement l'esclavage (les 4 mars et 27 avril 1848) et instituant l'instruction gratuite et obligatoire dans les colonies (le président de la commission chargée d'examiner le projet de loi tendant à rendre l'enseignement primaire obligatoire, était Victor Schoelcher). Puis il prolongerait une carrière littéraire et politique pleine d'honneurs, un véritable cursus honorum ; il serait, entre autres, membre de l’Académie française et président de la République du Sénégal de 1960 à 1980.
Avec Aimé Césaire, Birago Diop et autres Léon-Gontran Damas, il fut le chantre de la Négritude, concept contesté par Wole Soyinka, par exemple : « Le tigre ne proclame pas sa tigritude. Il bondit sur sa proie et la dévore. »
Quant à la logique fataliste qui poussa Sédar Senghor et tant d'autres auteurs africains à écrire en français, anglais ou portugais au détriment de leurs langues maternelles, elle est très sensiblement critiquée par Ngũgĩ wa Thiongʼo, dans son ouvrage Décoloniser l'esprit (1986) (1).

Mais revenons à La belle histoire de Leuk-Le-Lièvre ; Senghor et Sadji expliquaient dans leur préface :
La vie profonde du Négro-Africain est animé par l'« l'intuition surréaliste des forces invisibles et surhumaines, des forces cosmiques ». Cette intuition s'exprime par les mythes, légendes, contes, fables, proverbes et devinettes qui peuplent les veillées noires d'êtres plus vivants que ceux du jour. Notre manuel se compose de récits d´jà entendus par l'enfant dans sa langue maternelle et déjà vécus de lui. C'est une première cause d'intérêt.
Nous n'avons pas voulu procéder par pièces détachées, selon la tradition des livres de contes. Présenter à l'enfant noir des récits isolés, sans aucun lien qui les rattache les uns aux autres, serait tuer la vie et le mouvement dont son imagination anime ces récits. Il n'y a pas, pour lui, des histoires de bêtes, mais l'histoire des bêtes. Il fallait donc trouver ce lien, et nous l'avons fait en groupant les récits autour d'un même personnage, Leuk-le-Lièvre. Ce n'est pas par hasard que nous avons choisi ce personnage. Dans les contes et fables de l'Afrique Noire, il jouit, avec Diargogne-l'Araignée, du même renom que le Renard [cf. Roman de Renart en France] dans les contes et fables de l'Europe. Il représente l'intelligence qui triomphe partout et toujours dans les situations les plus difficiles. Mais il fallait, pour renforcer l'intérêt des récits, faire de l'ensemble un vaste drame. D'où, en face de Leuk-le-Lièvre, son antagoniste, Bouki-l'Hyène, stupide et méchant, dont le rusé lièvre fait l'éternel trompé.
L'entreprise des auteurs était carrément coloniale :
Éduquer signifie non seulement cultiver dans le milieu naturel, mais aussi, selon l'étymologie du mot, transplanter. Il est question, sur ce plan, d'amener l'enfant noir à assimiler les éléments fécondants de l'esprit français. Comme dans les récits contemporains en langue indigène, nous intégrons, nous assimilons, prudemment il est vrai, les objets et les techniques de la civilisation européenne. Nous entendons aussi, retouchant le caractère de Leuk-le-Lièvre, donner à l'écolier noir des leçons de morale.
C'est justement le sentiment contraire qui m'anime, qui m'intéresse ; mon élan serait plutôt de tenter de saisir le mieux possible les traditions africaines qu'on décèle sous les mots en français.

Pour aller plus loin, je vous suggère de lire cet article (du 13 avril 2014) de Jean-René Bourrel, spécialiste en Francophonie qui a déjà publié un essai intitulé Leuk-le-Lièvre, un acte de Négritude dans Présence Africaine 2009/1 (N° 179-180).

Le prof de français que je suis vous propose maintenant d'aborder cette fable africaine à partir de plusieurs matériaux qui vous permettront de cultiver à la fois le français écrit et oral. Les voici :

— Une édition du conte en pdf (extraits de l'œuvre originales, 24 sur les 84 chapitres ou textes de lecture).

— Un travail pédagogique sur le conte pour les élèves de la 6e année, par Mme Grare Christabel, au cas où cela pourrait servir quelqu'un.

— 9 morceaux audios d’environ 3 minutes chacun hébergés par SoundCloud (cliquez sur les liens pour y accéder et pouvoir écouter les lectures en français des épisodes sélectionnés. Profitez-en pour entraîner la prononciation et la diction) :
1. - Le plus jeune animal.
2 et 3. - Leuk découvre la brousse.
4. - Les conseils de Diargogne-l’araignée.
5. - Leuk découvre la forêt.
6 et 7. - Leuk découvre la mer.
8. - Leuk découvre l’Homme.
9. - Les serviteurs de l’Homme.
10. - La captivité de Leuk.
11. - Mame-Randatou, la fée.
— Les images des premières pages de cette belle histoire, pour que vous voyez un peu les illustrations et les exercices conçus par Senghor/Sadji pour l'édition de 1953. Elles correspondent aux chapitres 1, 2, 3 et 4.
 Bonne lecture !



 




D'autres histoires, pièces ou contes africains sur ce blog :
11 & 12 et Amkoullel, l'enfant peul.
Contes et légendes du Congo.
Baobab.

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(1) Dans Décoloniser l'esprit, Ngũgĩ wa Thiongʼo commente à deux reprises la lyrique soumission au français de Léopold Sédar Senghor. À la page 53 de mon édition en castillan, il reproduit cet extrait de la postface de son recueil de poémes Éthiopiques, écrit entre 1947 et 1956 :
C'est le sceau de la Négritude, l'incantation qui fait accéder à la vérité des choses essentielles : les Forces du Cosmos. Mais on me posera la question : "Pourquoi, dès lors, écrivez-vous en français ?" Parce que nous sommes des métis culturels, parce que, si nous sentons en nègres, nous nous exprimons en français, parce que le français est une langue à vocation universelle. Car je sais ses sources pour l'avoir goûté, mâché, enseigné, et qu'il est la langue des dieux. Écoutez donc Corneille, Lautréamont, Rimbaud, Péguy et Claudel. Écoutez le grand Hugo. Le français, ce sont les grandes orgues qui se prêtent à tous les timbres, à tous les effets, des douceurs les plus suaves aux fulgurances de l'orage. Il est, tour à tour ou en même temps, flûte, hautbois, trompette, tam-tam et même canon. Et puis le français nous a fait don de ses mots abstraits —si rares dans nos langues maternelles—, où les larmes se font pierres précieuses. Chez nous, les mots sont naturellement nimbés d'un halo de sève et de sang ; les mots du français rayonnent de mille feux, comme des diamants. Des fusées qui éclairent notre nuit.
Il trouve également éloquente la réponse de Senghor sur la question de la langue à Armand Guibert (1906-1990 ; sur leurs rapports), publiée dans Présence Africaine (1962) sous le titre « Léopold Sédar Senghor » (j'en profite pour rappeler que les concepts "nature" et "culture" sont nettement différenciés y compris en français) :
Il est vrai que le français n'est pas ma langue maternelle. J'ai commencé de l'apprendre à sept ans, par des mots comme "confitures" et "chocolat". Aujourd'hui, je pense naturellement en français, et je comprends le français —fait-il en avoir honte ? Mieux qu'aucune autre langue. C'est dire que le français n'est plus pour moi un "véhicule étranger", mais la forme d'expression naturelle de ma pensée.
Ce qui m'est étrange dans le français, c'est peut-être son style : son architecture classique. Je suis naturellement porté à gonfler d'image son cadre étroit, sans la poussée de la chaleur émotionnelle.






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