mardi 23 mai 2023

Comment la mort survit aux guerres étasuniennes

Et à toutes les guerres, bien entendu, y compris les proxy wars [cf. l'entrée Guerre d'Ukraine de ce billet].
Mais ici, il n'est question que des grandes guerres déclenchées par les États-Unis après le 11 septembre 2001. Car elles pourraient avoir entraîné la mort d’au moins 4,5 millions de personnes en Afghanistan, en Irak, en Libye, au Pakistan, en Somalie, en Syrie et au Yémen, les six pays analysés dans How Death Outlives War: The Reverberating Impact of the Post-9/11 Wars on Human Health (Comment la mort survit à la guerre : les répercussions des guerres de l'après-11 septembre sur la santé humaine).
Ce rapport épluchant l'incalculable hystérésis causée par six guerres récentes ou contemporaines menées par l'empire de nos (pires) valeurs (voleurs) a été publié par le Watson Institute for International and Public Affairs, un centre de recherche interdisciplinaire de l'Université Brown à Providence, Rhode Island. Donc, cette étude n'aborde pas les coûts, pertes, maladies, malformations, morts prématurées et autres conséquences des myriades de raids, invasions et autres bombardements étasuniens précédents qui font toujours des ravages —au Viêt Nam ou au Laos, par exemple (1). 

Voici, en traduction française de mon cru, la présentation du papier brownien qui a motivé ce billet (Projet Costs of WarHow Death Outlives War: The Reverberating Impact of the Post-9/11 Wars on Human Health) :

La destruction par la guerre des économies, des services publics, des infrastructures et de l'environnement entraîne des décès qui surviennent longtemps après le largage des bombes et qui prennent de l'ampleur au fil du temps. Ce rapport passe en revue les dernières recherches pour examiner les voies de causalité qui ont conduit à environ 3,6 à 3,7 millions de décès indirects dans les zones de guerre après le 11 septembre, y compris en Afghanistan, au Pakistan, en Irak, en Syrie et au Yémen. Le nombre total de morts dans ces zones de guerre pourrait être d'au moins 4,5 à 4,6 millions, et ce n'est pas fini, mais le chiffre précis de la mortalité reste inconnu. Certaines personnes ont été tuées dans les combats, mais beaucoup plus, en particulier des enfants, ont été tuées par les répercussions de la guerre, telles que la propagation de maladies.
Le rapport examine le bilan dévastateur de la guerre sur la santé humaine, quel que soit le combattant, quel que soit le facteur aggravant, dans les conflits les plus violents dans lesquels le gouvernement étasunien s'est engagé au nom du contre-terrorisme depuis le 11 septembre 2001. Plutôt que de démêler qui, quoi ou quand est à blâmer, ce rapport montre que les guerres post-11 septembre sont impliquées dans de nombreux genres de décès, ce qui montre clairement que les répercussions de la violence continue de la guerre sont si vastes et complexes qu'elles ne sont pas quantifiables.
En exposant comment les guerres de l'après-11 septembre ont entraîné des pathologies et des décès indirects, l'objectif du rapport est de sensibiliser davantage aux coûts humains les plus élevés de ces guerres et de soutenir les appels lancés aux États-Unis et à d'autres gouvernements pour atténuer les pertes en cours et la souffrance de millions de personnes dans les zones de guerre actuelles et anciennes. Le rapport met en évidence de nombreuses conséquences à long terme et méconnues ou sous-estimées de la guerre pour la santé humaine, soulignant que certains groupes, en particulier les femmes et les enfants, subissent le plus gros de ces répercussions permanentes.
Sur un autre site, Stephanie Savell, autrice du rapport précise :
“In a place like Afghanistan, the pressing question is whether any death can today be considered unrelated to war,” says Stephanie Savell, Costs of War co-director and author of the report. “Wars often kill far more people indirectly than in direct combat, particularly young children.”
“Warring parties who damage infrastructure with an impact on population health have a moral responsibility to provide quick and effective assistance and repairs,” says Savell. “The United States government, while not solely responsible for the damage, has a significant obligation to invest in humanitarian assistance and reconstruction in post-9/11 warzones. The U.S. government could do far more than it currently is to act on this responsibility.” (Common Dreams, 15.05.2023)

En savoir plus sur Consortium News / Common Dreams.
Traduction française par GL pour Investig'action.

Quand on réfléchit à ce millionnaire nombre de crimes et de destructions produit par l'avidité sans états d'âme d'un seul pays, qui se gargarise des grandes valeurs qu'il profane régulièrement avec obscénité, je pense à l'évidence de ce moment célèbre de l'émission «60 Minutes» de CBS News, du 12 mai 1996, où Lesley Stahl interviewait Madeleine Albright, alors représentante permanente des États-Unis auprès de l’ONU —elle serait secrétaire d'État entre 1997 et 2001 sous la présidence de Bill Clinton. La journaliste avait visiblement du mal à demander si les sanctions contre l'Irak, qui avaient entraîné le décès de plus de 500.000 enfants irakiens (encore plus qu'à Hiroshima), étaient un prix qui en valait la peine : 
“We have heard that half a million [Iraqi] children have died. I mean, that is more children than died in Hiroshima,” questionna Stahl, “And, you know, is the price worth it?” “I think that is a very hard choice,” répondit Albright sans sourciller, “but the price, we think, the price is worth it.” (« Je crois que c'était un choix très difficile, mais le prix… nous pensons que le prix en valait la peine. »)

 Ou, de la tranchée intérieure d'en face, à l'irrécusable perspective de Frederick Douglass :

Go search where you will, roam through all the monarchies and despotisms of the Old World, travel through South America, search out every abuse and when you have found the last, lay your facts by the side of the everyday practices of this nation, and you will say with me that, for revolting barbarity and shameless hypocrisy, America reigns without a rival.

Frederick Douglass - July 4, 1852

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(1Le Courrier du Vietnam du 10.05.2021 nous rappelait à cet égard les effets tenaces de ces atroces agressions militaires d'il y a même plusieurs décennies en citant l'article Ökozid-Vorwurf gegen Monsanto und Bayer: Gericht weist Klage wegen Agent Orange ab de Stefan Brändle (Frankfurter Rundschau, 10.05.2021) :

Les conséquences de l'agent orange persistent au Vietnam, selon un journal allemand

Le 9 mai, le journal allemand Frankfurter Rundschau (FR) a publié un article mettant en lumière le procès intenté par Trân Tô Nga, une Viêt kiêu de France contre les sociétés multinationales qui produisirent et vendirent l'agent orange contenant de la dioxine pulvérisé par les forces américaines pendant la guerre au Vietnam.

L'article du journal allemand Frankfurter Rundschau (FR) souligne que les conséquences de ces toxines persistent au Vietnam. L'auteur de l'article, Stefan Brändle, a décrit Mme Trân Tô Nga, âgée de 79 ans, comme une femme d'apparence robuste mais souffrant de nombreuses maladies graves telles que cancer du sein, diabète de type II, hypertension artérielle, alpha thalassémie, maladie cardiaque... Lorsqu'elle a été exposée à l'agent orange en 1966, elle ne connaissait pas l'effet fatal du produit chimique qui peut se transmettre aux générations suivantes. Mais lorsqu'elle a donné naissance à son premier enfant en 1969, la petite fille n'a vécu que 17 mois et est décédée des suites de problèmes respiratoires et cutanés. Ses deux autres filles sont toujours en vie mais ont une mauvaise santé, et une petite-fille de Mme Trân Tô Nga souffre de maladie cardiaque.
L'auteur a écrit que pendant 1961-1971, l'armée américaine a pulvérisé 80 millions de litres d'herbicides et de défoliants, dont 46 millions de litres d'agent orange produits par de nombreuses entreprises, dont le fabricant de produits chimiques américain Monsanto, qui fait maintenant partie du groupe Bayer, et ce afin de défolier des forêts entières et de traquer ainsi plus facilement les soldats vietnamiens.
L'agent orange, qui contient également de la dioxine extrêmement toxique et attaque directement le patrimoine génétique, a causé des centaines de milliers de morts et des millions de personnes malades au Vietnam. Aujourd'hui encore, dans la quatrième génération après la fin de la guerre, environ 6.000 bébés atteints de malformations et de maladies graves naissent chaque année au Vietnam, souligne l'article. 

Ce qui explique le témoignage et le ferme et digne combat juridique de Tran To Nga, Franco-Vietnamienne qui, malgré son grand âge, non seulement a porté plainte contre 14 sociétés ayant fabriqué le poison orange, mais, même déboutée, persiste et signe

Je me rappelle également l'effort sur le terrain de Channapha Khamvongsa qui, depuis 2004 jusqu'en 2019, s'évertua à éradiquer les milliers de bombes qui se trouvent encore enfouies dans le sol laotien et qui font toujours de nombreuses victimes —j'en eus vent le 5.04.2015 grâce à une info du The New York Times). Le site Americans Who Tell The Truth lui consacre une page :

The U.S. dropped 260 million cluster bombs on Laos during the Vietnam War. An estimated 80 million did not detonate, scattering throughout Lao villages, rice fields, school yards, pasture lands, and forests. The equivalent of a planeload of bombs was dropped every 8 minutes, 24 hours a day, for 9 years – more per capita than any other country in the world. This is called the Secret War. The mission of Legacies of War is to advocate for the clearance of unexploded bombs and provide space for healing the physical and emotional wounds of war.”

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Mise à jour du 25.05.2023 :

Interrogé par la journaliste Amy Goodmann —dans un contexte de réflexion sur les nombreux crimes instigués par Henry Kissinger au Cambodge, sous la présidence de Richard Nixon (sujet sur lequel je prépare un billet à présent)—, l'historien, professeur à l'université de Yale et Prix Pulitzer Greg Grandin résume :

Well, it would take a lot more time than we have to tell Kissinger’s full story. He’s turning 100 years old. I think that what’s interesting is that — I mean, Kissinger is a war criminal, but there are lots of war criminals. I mean, the people who conducted the, as Jeff Sachs talked about, Iraq War could be held culpable for the destruction of a country in an illegal war. What’s interesting is that, in some ways, the crimes are ongoing. I mean, you know, there’s just many, many unexploded ordnances in Laos and Cambodia that are still killing people. So, the crimes are, well, not of the past, but they are the present. 
That said, I think that the best way to think about Kissinger isn’t necessarily as a war criminal. I think that, in some ways, that shuts down the debate. Kissinger, as a personality, is so oversize, he eclipses his context. I think Kissinger’s — Kissinger’s life, actually, has a lot to teach us about how we got to the point where we are, that way that — again, Jeff Sachs talked about this, this multifronted, never-ending, endless war and military-industrial complex.
Now, Cambodia, the bombing of Cambodia was done in secret for five years. It was a covert operation. People know that, but I don’t think it was mentioned. And the reason it had to be covert was because it was illegal. It was illegal to bomb. We weren’t at war with Cambodia. It wasn’t a country that the United States had declared war on or was at war with. And the reasons why, the excuses that Kissinger has given for a five-year-long bombing campaign that caused enormous damage, including bringing to power the most eliminationist, extremist cadre within the Khmer Rouge and leading to the genocide, was that it had — it was to eliminate safe havens, that it was an act of self-defense. [Cf. Bernie Sanders en 2016]
This is now taken as a common practice. This is, basically, fundamentally, what the entire U.S. “war on terror” is authorized to do, to go into any country and drone and bomb and conduct military operations — some we know about, some we don’t about, but as a matter of course. So we don’t do it in secret. So, Kissinger’s trajectory, from Cambodia, from being the architect of this secret campaign to bomb a country the United States wasn’t at war with, to the state we are in now, governed by a national security state, is what I think is most instructive about Kissinger’s life and most important about him, other than describing him as a war criminal, which he is.
(Democracy Now! 24.05.2023) 

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