mercredi 4 août 2010

Les certitudes scientifiques de la vanité anthropocentrique

Nous savons tous, de source sûre, que l'Homme est, de droit divin, le roi de la nature. Beau poème. D'ailleurs, cela a été de tout temps empiriquement prouvé, à travers notre pratique. Il suffit de lire la première épître aux Corinthiens de Paul de Tarse :
La femme a été faite pour l’homme, et non l’homme pour la femme.
Tout est dit, n'est-ce pas ? Ou, si vous le préférez, vous n'avez qu'à lire l'évangile de Marc (2, 27)
Le shabbat a été fait pour l'homme.
D'ailleurs, c'est pour cela que José Luis Rodríguez Zapatero affirme de nos jours (le 30.07.10) :
La reforma laboral se ha hecho para evitar despidos.
La réalité a entièrement entériné ce point de vue épistémologique. C'est ainsi qu'en 1759, maître Pangloss, personnage savant du Candide de Voltaire, élargissait nos connaissances :
Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmolo-nigologie. Il prouvait admirablement qu’il n’y a point d’effet sans cause, et que, dans ce meilleur des mondes possibles, le château de monseigneur le baron était le plus beau des châteaux et madame la meilleure des baronnes possibles.
Il est démontré, disait-il, que les choses ne peuvent être autrement: car, tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes, aussi avons-nous des lunettes. Les jambes sont visiblement instituées pour être chaussées, et nous avons des chausses. Les pierres ont été formées pour être taillées, et pour en faire des châteaux, aussi monseigneur a un très beau château; le plus grand baron de la province doit être le mieux logé; et, les cochons étant faits pour être mangés, nous mangeons du porc toute l’année: par conséquent, ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise; il fallait dire que tout est au mieux.
Un peu plus tard, en 1794, Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre écrivait au sujet des formes et des grosseurs des fruits, dans l'Étude onzième de ses Études de la nature :

Il y en a beaucoup qui sont taillés pour la bouche de l'homme, comme les cerises et les prunes ; d'autres pour sa main, comme les poires et les pommes ; d'autres beaucoup plus gros, comme les melons, sont divisés par côtes, et semblent destinés à être mangés en famille : il y en a même aux Indes, comme le jacq, et chez nous la citrouille, qu'on pourroit partager avec ses voisins. La nature paroît avoir suivi les mêmes proportions dans les diverses grosseurs des fruits destinés à nourrir l'homme, que dans la grandeur des feuilles qui devoient lui donner de l'ombre dans les pays chauds; car elle y en a taillé pour abriter une seule personne, une famille entière, et tous les habitans du même hameau.
Bien entendu, il savait aussi, en ce qui concerne les lianes (suite de l'Étude onzième), que...
La nature n'a placé ces classes que dans les lieux difficiles à escalader afin d'en faciliter l'accès aux hommes. On peut dire qu'il n'y a point d'escarpement qui ne puisse être franchi par leur secours. Il ne s'en fallut rien que, par leur moyen, les anciens Gaulois ne s'emparassent du Capitole.
Belle prestation, puisqu'elle savait joindre l'anthropocentrisme au patriotisme. Néanmoins, il a fallu attendre 2010 pour que cette glorieuse tradition, cette lignée de la certitude bien contrastée, atteigne son paroxysme. Je vous avoue que je me figurais que les arènes avaient été faites, par exemple, pour les combats de gladiateurs... Eh ben, hélas, non ; heureusement, un grand gourou est venu me secourir et éclairer ma pauvre lanterne, car les gourous ont été faits pour éclairer notre lanterne. Je suis tombé de cheval, comme Paul de Tarse, grâce à un article récent de Fernando Savater, professeur d'Éthique, qui aurait fait les joies de Paul, de Marc, de Pangloss, de Bernardin de St-Pierre et de Popper (comme vérification de son critère de la réfutation) et dont je colle ci-dessous un passage. Les taureaux de lidia ont été faits pour la lidia (la course) !!! Tout comme le coq de combat a été fait pour le combat et la chèvre de la légion a été faite pour la légion !!! Lisons son raisonnement :
¿Son las corridas una forma de maltrato animal? A los animales domésticos se les maltrata cuando no se les trata de manera acorde con el fin para el que fueron criados. No es maltrato obtener huevos de las gallinas, jamones del cerdo, velocidad del caballo o bravura del toro. Todos esos animales y tantos otros no son fruto de la mera evolución sino del designio humano (precisamente estudiar la cría de animales domésticos inspiró a Darwin El origen de las especies). Lo que en la naturaleza es resultado de tanteos azarosos combinados con circunstancias ambientales, en los animales que viven en simbiosis con el hombre es logro de un proyecto más o menos definido. Tratar bien a un toro de lidia consiste precisamente en lidiarlo. No hace falta insistir en que, comparada con la existencia de muchos animales de nuestras granjas o nuestros laboratorios, la vida de los toros es principesca. Y su muerte luchando en la plaza no desmiente ese privilegio, lo mismo que seguimos considerando en conjunto afortunado a un millonario que tras sesenta o setenta años a cuerpo de rey pasa su último mes padeciendo en la UCI.
(Fernando Savater : Vuelve el Santo Oficio, El País, 29.07.10)
On voit bien, d'ailleurs, que Savater précise dans son article des termes —ou des concepts implicites— jusqu'à présent un peu flous, tels "maltraitance", "symbiose", "bienfait", "privilège" et UCI (sigle des unités de soins intensifs en castillan), voire "projet", même si certaines voix malveillantes pensent qu'il mélange la vitesse et le jambon, l'éthique et l'éthologie ou la tautologie et la taurologie. Je souhaite seulement que, lors de ses derniers jours —après, j'espère, une longue vie—, il n'y ait pas de confusion dans son entourage entre les termes "soutien" et "symbiose" (à la Savater), "UCI" et "arènes", "bienfait" et "cruauté" ou "piqûres" et "banderilles".


Note : Le Saint Office de l'Inquisition combattait l'hérésie qui consistait traditionnellement, par exemple, à nier l'anthropocentrisme monothéiste, l'idée que l'Homme a été créé à l'image de Dieu pour devenir le maître de l'univers —et son corollaire : le modèle géocentrique. La vanité anthropologique a presque toujours relevé d'une logique théologique.
Le titre de l'article de Savater (identifiant sans nuances lutte contre la barbarie et Saint Office) est une boutade d'un cynisme stupéfiant, une comparaison délibérément injurieuse car il sait parfaitement que l'opposition à la cruauté gratuite est une attitude impeccablement hérétique, notamment en Espagne, alors que la torture a toujours été la marque du Santo Oficio.
Quant à l'idée sidérante "un torturé est un privilégié", elle embrasse la tradition ultralibérale des oxymores obscènes (cf. Bertrand Méheust, La politique de l'oxymore, Les empêcheurs de penser en rond, Éd. La Découverte, 2009), ces outils dévergondés de mensonge qui s'avèrent encore plus écœurants lorsqu'ils sont débités publiquement par un prof d'éthique qui, visiblement, se fout du monde —ou lorsque l'Éthique devient étique.
Bref, un intellectuel organique qui fustige comme blasphématoires contre les desseins des pouvoirs en place les contempteurs d'un rituel sanguinaire dont il fait l'éloge, c'est de l'impudence pur beurre. Non, fantoche, c'est toi le clerc, l'ecclésiastique, et c'est toi le Saint Office.

3 commentaires:

  1. Sauf votre respect, Lidiar significa: combattre,et non pas ..."courir".
    Bien que ses arguments sont contestables, le taureau n'en demeure pas moins l'animal courageux par exemple, c'est cette "vertu" humainement parlant, de courage, qui est ici cultivée.
    Que l'on ne trouverai d'ailleurs pas dans la poule, utilisée pour les oeufs.
    Car l'homme, loin de moi l'idée de rendre votre critique " ...il mélange la vitesse et le jambon..." balbutiante, n'en reste pas moins un être pragmatique, se servant de ce qu'il trouve sous sa main, dans l'espoir de grandir encore cet avantage indiscutable qu'il axiomatise tant, sa supériorité vis à vis des animaux.

    RépondreSupprimer
  2. Sauf votre respect, "Lidia" renvoie à "corrida" et une "corrida" est une "course" de taureaux —ce qui n'empêche pas l'existence d' "encierros" et "desencierros", ou de "capeas", par exemple. Né dans le "Campo Charro", ça me connaît un peu ; à six ans, mon père m'avait déjà présenté Santiago Martín (El Viti), Julio Robles et El Niño de la Capea. Je vous fais grâce d'autres détails. Dans mon entourage, tout le monde se dit "taurino" —et considère comme "antitaurinos" ceux qui sont contre la torture des taureaux : vous voyez bien comment va l'usage de la langue dans les sociétés humaines.
    Mis à part mes racines, je suis philologue et, donc, je comprends très bien les deux composants de l'expression "tauro/machie".
    Une fois que vous comprenez que je comprends le lexique dont je me sers, je laisse nos positions côte à côte pour qu'elles prêtent à réflexion. Merci de votre aimable participation.

    RépondreSupprimer
  3. Là d'accord ;)
    Bonne continuation.

    RépondreSupprimer