lundi 23 mai 2011

L’Alphabet français selon Angélica Liddell

Cédons la parole à une élève de français, Angélica Liddell, qui a tenu à nous illustrer sur son alphabet à la française :

A comme Argent, B comme Bande, C comme Comédie (Comédie Française), D comme Douleur, E comme Enfant, F comme France, G comme Graisse, H comme Haine, I comme Idéologie, J comme Juillet (14 juillet), K comme Karaoké, L comme Loup, M comme Méfiance, N comme Naître, O comme Ombre, P comme Piano, Q comme Question, R comme Rage, S comme Société, T comme Table, U comme Utopie, V comme Vie, W comme Wittgenstein , X, Y comme Chromosomes X, Y ; Z comme Zidane.

E comme Enfant : « Je n'ai pas connu un seul enfant qui soit devenu un bon adulte. » Et Angélica Liddell d'inviter Wittgenstein à sa table pas de noces pour que celui-ci renchérisse : « Celui qui comprend quelque chose aux cris d'un enfant, celui-là sait que des forces redoutables y sommeillent. » Voilà le ton. Dans sa dernière mise en scène, Maldito sea el hombre que confía en el hombre: un projet d'alphabétisation, (Naves del Español, Matadero Madrid, Sala 1. Les 19, 20, 21 et 22 mai 2011. XXVIII Festival de Otoño en Primavera), Angélica Liddell, « sociopathe sous contrôle », se sert comme titre d'une jérémiade bilingue d'une parfaite misanthropie. À cette égard, elle a dit quelque part : “Siento un asco profundo por todos nosotros, siento pena por la tierra, por tener que soportar esta carga de indignos” (« Je sens un profond dégoût pour nous tous, j'ai de la peine pour la Terre, pour avoir à supporter cette charge de gens indignes »).
Elle confie à son spectateur dans la brochure de cette pièce de théâtre :

“Maldito sea el hombre que confía en el hombre”. La primera vez que escuché esta cita del libro de Jeremías fue en una película de Pasolini, hace mucho tiempo. Entonces todavía me quedaban demasiados rastros de inocencia como para asumirla. Después de los últimos cuatro años esta cita se ha convertido en mi única guía. Como dice Anna Karenina, “ni el paso de los siglos podría devolverme la inocencia de entonces”, luego, ya estoy maldita.
Uno siempre se vuelve desconfiado con razón, a pedradas, a hostias, como los perros. Lo peor de todo es que uno sigue necesitando amar y ser amado, pero ya no hay opción, ya no tienes fuerzas. “Ya no espero ni deseo nada”, dice Anna Karenina. Cuando alguien te da un pedazo de pan ya no sabes comerlo. Te has olvidado de comer pan. Ahora das dentelladas a diestro y siniestro, a cualquiera que se acerque, al aire. Y sientes una profunda repugnancia por lo humano. Anna “lanzaba miradas de aversión a los que iban y venían, pues todos le parecían odiosos”. Has empezado tu propio proceso de alfabetización basado en la desconfianza.
Por azar, esta necesidad de renombrar el mundo desde el odio y la desconfianza coincidió con el aprendizaje de un nuevo idioma, la lengua francesa. De repente me vi con cuarenta y tres años, sentada en un pupitre, repitiendo las letras del alfabeto como una niña. Pero lo que de verdad deseaba era destruir el mundo. Me daba asco el mundo. Y, sin embargo, repetía "la table est à côté de la fenêtre". Yo quería aprender a decir rabia, "rage". Y aprenderlo en otro idioma aumentó el sentido de la rabia".
Esta fantasía negra (una banda de solitarios, de heridos, que se marcha a Francia para odiar el mundo), no es otra cosa que la expresión del amargo desencanto al que nos conduce la existencia, una demolición del fingimiento en que se apoyan las relaciones humanas, una extra-distancia de la vida y de sus servidumbres, un elogio de la soledad como estrategia de supervivencia frente a los estafadores de sentimientos, los sacamantecas, los depredadores.
Este trabajo es, sobre todo, una venganza contra el fraude de la vida, contra las putadas de la vida.

Donc, Jérémie 17:5. Si vous cherchez dans votre Bible traditionnelle les « Paroles de Jérémie, fils d'Hilqiyyah », vous lirez une traduction de ce type :
5 Ainsi parle l'Éternel :
Maudit soit l'homme qui se confie dans un être humain...
La nouvelle traduction en français de la Bible, publiée chez Bayard, propose ce texte:
5 Ainsi parle Yhwh :
Maudit soit qui ne s'en remet qu'à l'homme
La construction restrictive comporte l’exclusion de toute autre confiance et a donc son importance, d’autant que la suite en est :
Qui fait de sa chair sa force,
Et écarte Yhwh de son cœur.
6 Il est comme ces arbustes dans une terre aride,
Il ne verrait même pas le bien qui lui arrive.
Il demeurera dans les places desséchées du désert,
La terre de sel où rien n'habite.
7 Béni celui qui plutôt a confiance en Yhwh,
Et dont Yhwh est la confiance.
8 Il est comme l'arbre poussé dans la rivière,
Ses racines plongeant de la berge dans le courant,
Il ne craint pas les chaleurs, ses feuilles restent vertes (...)

Mais que personne ne s’affole : Liddell pèse les mots de son alphabet et R ne renvoie pas à Religion, par exemple, mais à Rage, comme on a déjà vu, tout comme D renvoie à Douleur, pas à Dieu. Elle aurait pu dire A comme Amour,... T comme Tai-chi, S comme Schubert (1), etc., mais non. Elle dit Z comme Zidane « parce qu’il ne faut jamais demander pardon à un méchant ». Et, chez elle, V comme Vie n'est même pas un hommage, mais plutôt un réquisitoire. Son dépit antihumain est l’aboutissement de trop de douleur, de bien des larmes amères, pas à mère… Il n'y a pas de répit : elle propose d’emblée un décor naïf où les arbres nus ne vont pas nous cacher la forêt, recourt à la taxidermie —ultime phase de la déprédation sportive— tout au long de son montage et puis, à la fin, exhibe les corps nus et sanguinolents de la sculpture multiple et bouleversante du salmantin Enrique Marty —des espèces de christs fusillés aux gestes expressionnistes, tétanisés, horrifiés, très Pâques ; Marty n'est jamais complaisant—. Avant d’en arriver là, elle s’était déjà demandé : « quelle atrocité nous fait sentir plus sûrs ? » Là, elle est impitoyable et irréfutable : la société humaine, les braves gens acceptent tout volontiers, y compris des crimes, le viol familial, le viol de leurs fillettes, et savent bien vivre avec, dénonciation qui nous suggère la Christiane Rochefort de La Porte du Fond, voire Elfriede Jelinek.
La pièce est farcie de discours très liddelliens contre la médiocrité petite-bourgeoise, contre toutes les feintes, tous les mensonges que tentent d'escamoter ses beaux mots. Dans son tir bien nourri d'accusations, Liddell n'oublie pas, n’épargne précisément pas ceux qui sont aussi libres... qu’ils s'affranchissent même du cerveau et du cœur. On en voit trop, tout autour, au service des vautours. Ils nous écœurent.

Concluons : revenons au début de la pièce. Angélica Liddell se sert de la voix naïve de Jeanette pour se demander Pourquoi tu vis ? :




On t'a fait un monde / Trop petit / Pour tes idées, / Pour la petite des grands yeux / Écarquillés / Sur l'infini.
Tu es prisonnière de ta maison, / De tes parents, / De cet adulte qui te dit qu'il a raison / Et qui te ment
Toi, tu es née pour la folie, pour la lumière / Pour des pays / Peuplés des rois.
Et tu te demandes dans ta nuit de prisonnière / Pourquoi tu vis et où tu vas / Pourquoi tu vis et où tu vas
Tu n'as pas d'avion, ni de bateau / Pour t'en aller. / Les illusions qui restent sont un grand radeau / Qui va couler
Et pourtant tu veux de tout ton corps, / De tout ton cœur / Briser enfin le noir et blanc de ton décor
De grandes couleurs. / Toi, tu es née pour la folie, pour la lumière / Pour des pays / Peuplés des rois.
Et tu te demandes dans ta nuit de prisonnière / Pourquoi tu vis et où tu vas / Pourquoi tu vis et où tu vas
Toi, tu es née pour la folie, pour la lumière / Pour des pays / Peuplés des rois.
Et tu te demandes dans ta nuit de prisonnière / Pourquoi tu vis et où tu vas / Toi, tu es née pour la folie, pour la lumière / Pour des pays / Peuplés des rois.
Et tu te demandes dans ta nuit de prisonnière / Pourquoi tu vis et où tu vas / Pourquoi tu vis et où tu vas

***
 (1) Schubert est le pianiste référence de la pièce, le soi-disant symbole de la beauté et de la sensibilité dans un monde atroce. On vient de publier en France la dernière correspondance et des écrits autobiographiques de Friedrich Nietzsche, un autre esprit torturé, sociopathe, mélomane et sensible aux animaux. Dans ses dernières lettres, il parlait aussi de musique et vantait Schubert, « géant qui gît dans l'herbe, joue avec des enfants et se tient lui-même pour un enfant », phrase qui renvoie facilement aux enfants et au Schubert de Liddell. (Cf. Friedrich Nietzsche : Dernières lettres. Hiver 1887-hiver 1889, traduction, présentation et notes par Yannick Souladié, Manucius, 270 p., 22 €. Écrits autobiographiques, traduction de Marc Crépon, préface et notes de Yannick Souladié, Manucius, 162 p., 13 €)
***

Texte, mise en scène, scénographie et costumes : Angélica Liddell
Sculptures : Enrique Marty
Lumière : Carlos Marqueríe
Son : Felix Magalhães
Chorégraphie de tai-chi : Angel Martín Costalago
Avec Fabián Augusto Gómez, Lola Jiménez, Angélica Liddell, Carmen Menager, Gumersindo Puche, et les acrobates Xiaoliang Cao, Jihang Guo, Sichen Hou, Haibo Liu, Changsheng Tian
Voix off : Christilla Vasserot
Production : Atra Bilis Teatro/Iaquinandi SL
Coproduction : Festival d'Avignon, Festival de Otoño en Primavera (Madrid), avec le soutien du Gouvernement régional de Madrid et de l'INAEM du Ministère de la Culture espagnol.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire