« J’ai eu la joie d’être attaqué, souvent assez violemment, par tous les
grands journalistes français, expliquait Pierre Bourdieu en 1998 à la
réalisatrice Barbro Schultz Lundestam. Parce que ces gens qui se croient
des sujets n’ont pas supporté de découvrir qu’ils étaient des marionnettes. »
Entretien filmé au Collège de France, 26 février 1998, et cité par Pierre Rimbert
dans À cent contre un, Le Monde diplomatique, janvier 2012, page 17.
« Nous n'accepterons pas éternellement que le respect accordé au masque
des philosophes ne soit finalement profitable qu'au pouvoir des banquiers. »
Paul Nizan : Les Chiens de garde (Rieder, 1932 ; Agone 1998 et 2012, p. 74),
citation portée en épigraphe par « Les nouveaux chiens de garde » de Serge Halimi,
nouvelle édition actualisée et augmentée, Éditions Raisons d'Agir, novembre 2005.
citation portée en épigraphe par « Les nouveaux chiens de garde » de Serge Halimi,
nouvelle édition actualisée et augmentée, Éditions Raisons d'Agir, novembre 2005.
“En todas las emisoras sonaba la misma música,
pero la variedad de receptores era infinita”.
(El Roto, El País)
pero la variedad de receptores era infinita”.
(El Roto, El País)
Après-demain, le 11 janvier 2012, sort en France le documentaire satirique Les nouveaux chiens de garde, réalisé en 2011 par Gilles Balbastre et Yannick Kergoat. Le scénario est dû à Serge Halimi, Pierre Rimbert, Renaud Lambert et les deux metteurs en scène cités, Gilles Balbastre et Yannick Kergoat.
Comme le rappelle l'émission radiophonique de Daniel Mermet Là-bas si j'y suis (voir plus bas), deux références viennent à l'esprit lorsqu'on évoque ce titre, l'essai homonyme de Serge Halimi, préfacé par Pierre Bourdieu et publié initialement en 1997, et le pamphlet Les chiens de garde (1932), de Paul Nizan, où celui-ci dézingue la philosophie officielle-universitaire de son époque pour cause de soumission au pouvoir bourgeois :
Sorti en 1997, "Les nouveaux chiens de garde" s’est vendu à 250 000 exemplaires sans que son auteur (Serge Halimi) ait concédé le moindre passage en télé.Ou trois, par mémoire biaisée, si vous permettez, parce qu'on se souvient aisément d'une contribution considérable, maintenant classique, dans ce domaine : l'essai Manufacturing Consent. The Political Economy of the Mass Media, publié en 1988 par Edward S. Herman et Noam Chomsky (La Fabrication du consentement. De la propagande médiatique en démocratie, Agone, 2008 *).
En 1932, les chiens de garde que Paul Nizan prenait pour cible étaient les philosophes au service du pouvoir. Ceux de Serge Halimi sont les éminents journalistes et les médiacrates au service des puissances d’argent. Le livre est devenu un film qui sort mercredi 11 janvier.
Pour intituler leur livre, Herman et Chomsky utilisaient à rebours l'expression « manufacture of consent », établie par Walter Lippmann dans Public Opinion (1922) lorsqu'il décrivait la moderne propagande qui était devenue « un art conscient et un organe régulier du gouvernement populaire ». Évidemment Herman et Chomsky blâmaient les manipulations prônées avec fougue par Lippmann ou d'autres mandarins, tels le viennois Edward L. Bernays, auteur de Propaganda (1927) et neveu de Sigmund Freud, soit dit en passant. Et justement leur titre antilippmannien a été très librement traduit en castillan par Carme Castells Los guardianes de la libertad, oxymoron —moins poussé qu'on risque de le penser, étant donné qu'il s'agit là d'une liberté bien exclusive, celle des Seigneurs— qui fait penser au titre de Nizan. On dirait un hommage.
Sous l'expression "chiens de garde", on tient donc à faire référence à des éminents journalistes qui finissent par boucler toutes les boucles. Exemple d'aujourd'hui même (cliquez sur le lien ci-contre pour en savoir plus) : un parquet espagnol pense que l'ancien président d'une communauté autonome aurait embauché comme nègre (1) pour la rédaction de ses discours de fonction un éminent journaliste, tout en ayant recours à des procédés interlopes par-dessus le marché. Il s'agirait à vrai dire d'un merle blanc car il aurait touché une rémunération mensuelle de 4 500 €, sans compter une subvention de presque 450.000 € de fonds publics pour créer un média numérique prônant la même ligne politique que ledit élu. Pas mal, mais ce ne serait pas fini ; pour boucler vraiment la boucle, notre nègre insigne aurait travaillé comme éditorialiste et chroniqueur dans un célèbre quotidien espagnol, indépendant et mondial, dont le journalisme de recherche est le gardien de notre démocratie et de nos libertés ; il y aurait publié des billets laudatifs à l'égard des... discours du président régional en question... Voilà, ceux qu'il avait lui même secrètement rédigés. En fait, il semble qu'il n'aurait pas raté une seule occasion de porter aux nues l'activité politique dudit président régional dans tous les moyens de communications où il collaborait, le but étant toujours de mettre du beurre dans les épinards. Inutile de marchander les dithyrambes à quelqu'un de si juste... C'est drôle : je viens de publier un autre billet à propos de ce journalisme qui se borne à passer des notes qu'on lui passe ; ici, ce serait lui qui les rédigerait... avant la lettre ! Quel sens de l'anticipation !
Le nom du plumitif et le contexte de cette affaire disons ordinaire m'a rappelé la Une du Spiegel d'il y a un certain nombre d'années. L'hebdomadaire allemand proposait à ses lecteurs un dossier sur Majorque sous le titre Unsere Inseln...
Bref, si vous voulez plus d'information sur Les nouveaux chiens de garde, vous pouvez écouter ou podcaster deux émissions disponibles de Là-bas si j'y suis, ici (celle du 15/12/2005 à écouter en trois volets car, j'ignore pourquoi, le lien d'accès à l'émission ne fonctionne pas) ou là (celle du 6 janvier 2012).
Vous disposez d'un texte introduisant le film ainsi que sa bande-annonce sur le site cinema.jeuxactu.com ; je les reproduis ci-dessous :
Les nouveaux chiens de garde : le film qui accuse les journalistes
Il ne vous aura pas échappé que des élections présidentielles se tiendront au mois de mai 2012. L'espace médiatique sera essentiellement occupé par ce rendez-vous national, les journalistes, éditorialistes et chroniqueurs se succéderont à l'antenne pour étudier les sondages, analyser à la loupe les programmes des différents candidats qui seront reçus sur tous les plateaux hertziens. Un événement politique d'importance comme il n'y en a qu'une fois tout les cinq ans qui ranimera à coup sûr les soupçons de collusions entre journalistes et politiques. Comment croire à l'objectivité d'un journaliste et des proclamés prescripteurs d'opinion lorsque ceux-ci tutoient les acteurs de la vie politique, se retrouvent régulièrement autour de dîners mondains et parfois même partagent leur vie avec l'un/une d'eux ?
Gilles Balbastre et Yannick Kergoat ont réalisé Les Nouveaux chiens de garde pour dénoncer cette presse qui se revendique indépendante, objective et pluraliste, se prétend contre-pouvoir démocratique alors même qu'elle est propriété de grands groupes industriels du CAC40 inévitablement proches du pouvoir. Un document à charge auquel a participé Serge Halimi, actuel directeur du mensuel d'opinion Le Monde Diplomatique et auteur de l'essai Les Nouveaux chiens de garde (1997, Liber-Raisons d'agir). Ce n'est bien entendu pas à la télévision que nous pourrons découvrir le film mais en salle. La date de sortie des Nouveaux chiens de garde est fixée au 11 janvier 2012.
Enfin, parmi les films plus ou moins récents qui réfléchissent à l'activité incestueuse des média dans nos sociétés, il ne faut pas oublier la trilogie de Pierre Carles à cet égard constituée par les documentaires Pas vu pas pris (1998), La sociologie est un sport de combat (2001, centré notamment sur les travaux de Pierre Bourdieu) et Enfin pris ? (2002, illustration des idées de Bourdieu sur la télévision et du retournement de veste opéré par l'ancien enfant terrible Daniel Schneidermann).
*Je dispose chez moi d'une édition castillane. À propos du titre de l'édition française, on peut lire sur ACRIMED :
La première traduction en français (souvent très fautive) sous le titre (inexact et trompeur) de La Fabrique de l’opinion publique. La politique économique des médias américains, était parue en 2003 aux éditions Le Serpent à plumes.
(1) Désolé : c'est le terme qu'on emploie pour désigner la personne qui écrit anonymement les textes signés par quelqu'un d'autre. [Ajout du 10.12.2013 : Faits avérés par la Justice espagnole.]
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NOTE POSTÉRIEURE : Voici des extraits tirés d'articles publiés à propos des Nouveaux chiens de garde. Pour accéder au texte complet, vous n'avez qu'à cliquer sur les liens.
(...) Indépendance, objectivité et pluralisme : les ambitions fièrement affichées par les très hauts gradés des principaux médias ne résistent pas à l’épreuve. Certes, la France n’est pas la Corée du Nord... Mais, grâce à ce film, et entre autres, on apprendra comment la rédaction de TF1 protège les intérêts de son employeur le groupe Bouygues ; on découvrira comment les mandarins du journalisme se vendent (et quels sont les tarifs de leurs « ménages ») ; on appréciera les prestations des experts en expertise qui papotent partout et s’égarent souvent : pathétiques gardiens de l’ordre économique et social, qui, de Michel Godet à Élie Cohen en passant par Alain Minc, tournent en boucle entre les entreprises et les plateaux de télé sans cesser de marmonner la même antienne libérale depuis plus de vingt ans. Et parce que rien n’est plus efficace que le témoignage des intéressés eux-mêmes, la voix off, caustique, laisse la parole à la ribambelle des vedettes en tout genre : éditocrates, patrons, présentateurs, pseudo-savants. De moins médiatiques invités (par les réalisateurs) ponctuent le scénario de quelques remarques acides : les économistes Frédéric Lordon et Jean Gadray, le journaliste Michel Naudy, le sociologue François Denord et Henri Maler, l’un des fondateurs d’Acrimed. (...)— Valerianne, AGORAVOX (le média citoyen), vendredi 13 janvier :
(...) Et les exemples cités, souvent très drôles, ne font pas de cadeaux… Ainsi, Jean-Pierre Elkabach pris en flagrant délit de flatterie éhontée envers son patron, Arnaud Lagardère – Luc Ferry et Jacques Julliard, invités a priori pour confronter leurs avis théoriquement divergents, se renvoyant la balle avec forces complicité et amabilité – Michel Field faisant la promo de Casino ou d’Arnaud Lagardère, encore lui…, lors d’un congrès UMP - Alain Duhamel multipliant en excès les éditoriaux (jusqu’à une dizaine à la fois), illustrant à lui seul cette dérive d’omniprésence que dénoncent aussi les deux cinéastes… Ainsi ces journalistes, si compréhensifs avec les puissants (Laurent Joffrin mettant plus d’une minute pour poser, avec circonvolution et affectation, une question gênante à Jacques Chirac…), mais durs et autoritaires avec les plus faibles (David Pujadas demandant avec insistance et fermeté au représentant syndical, Xavier Mathieu, de revenir au calme… - idem avec Yves Calvi face à un éducateur de banlieue…). Ainsi tous ces médias, possédés par un noyau réduit de grands décideurs (les Bouygues, Lagardère, Bolloré, Dassault, Pinault…), qui occultent les reportages gênants (cf l’exemple de TF1 refusant d’évoquer le défaut de construction de la centrale nucléaire de Flamanville, dont le chantier est dirigé par Martin Bouygues…). Ainsi également ces prestations de « ménages », ces animations de colloques d’entreprises, payées à prix d’or, que de nombreux journalistes acceptent de faire, au mépris de toute éthique (cf l’exemple d’une Isabelle Giordano qui invite sur son émission de France Inter intitulée « Service public » le chef d’entreprise pour lequel elle a animé quelques jours plus tôt un séminaire…) Ainsi, ces experts, sollicités à tout bout de champ, qui squattent depuis des lustres les plateaux TV, toujours présentés comme universitaires ou chercheurs, alors qu’ils ont des accointances avec les plus grandes entreprises du CAC 40 (en tant qu’administrateur ou parce qu’ils y animent des séminaires…), sûrs d’eux-mêmes, condescendants, et incapables de la moindre autocritique, même quand ils sont pris en flagrant délit d’incompétence (cf l’exemple flagrant d’Alain Minc et de l’économiste Daniel Cohen qui assuraient en 2008 que la crise financière était passée…)Ainsi, surtout, ce côté « pensée unique », qui nous rabâche toujours les mêmes faits divers (destinés à « faire diversion », comme le disait si bien Bourdieu), les mêmes rengaines de « réformes nécessaires »… les mêmes caricatures (sur les cités de banlieue, l’insécurité…), montrant surtout le mépris de classe dont font preuve les journalistes, trop inféodés eux-mêmes au pouvoir. (...)— L'EXPRESS ; entretien avec Yannick Kergoat, jeudi 12 janvier.
(...) La vraie critique des médias se trouve dans les livres de Pierre Bourdieu, Serge Halimi, les films de Pierre Carles, les articles du Monde Diplomatique, de PLPL, du Plan B ou enfin dans des actions d'une association comme l'Acrimed, dont je suis membre. La critique des journalistes ne doit pas être réservée aux journalistes eux-mêmes. Elle se doit d'être politique.(...)_________________________________
Certains vous reprocheront peut-être le caractère "simpliste" de votre analyse. Que leur répondez-vous ?
Les questions que nous posons sont effectivement simples. Il suffit de répondre par oui ou par non. Est-ce normal qu'un journaliste fasse des ménages pour des groupes industrielles ou que la femme d'un ministre des affaires étrangères alors en exercice soit nommée par le chef de l'état directrice générale de l'Audiovisuel Extérieur de la France? Nous revendiquons le côté satirique de notre film. C'est un pamphlet, un combat pour réveiller les consciences. Nous grossissons volontairement le trait par moment, mais derrière il y a toujours des arguments précis. (...)
Mise à jour postérieure :
j'aime,joli blog
RépondreSupprimerbon continuation