vendredi 13 avril 2012

Annick Stevens démissionne de l’Université après dix ans d’enseignement

Je cède volontiers la parole à Annick Stevens, dont le geste relance un débat essentiel. Je colle également, un peu plus bas, la réaction du recteur de l'Université de Liège, ainsi que les amendements postérieurs et la nouvelle réponse d'Annick Stevens, le tout accessible en cliquant ici (site de "Sauvons l'Université"). À nous tous d'y réfléchir.

Les raisons d’une démission.
Lettre d’Annick Stevens, philosophe, universitaire belge, janvier 2012, et réponse de Bernard Rentier, recteur de l’université de Liège, février 2012

mardi 7 février 2012
, par Sylvie


Chères et chers Collègues,


Vous serez peut-être intéressés par ce texte explicatif que j’ai joint à ma lettre de démission de l’Université, qui prendra acte à la fin de cette année académique. En effet, il ne s’agit en rien de questions personnelles, mais d’une réflexion générale sur la dégradation de l’institution universitaire, non seulement belge mais européenne. Sachant que je ne suis pas la seule à faire ce constat, je propose cette contribution au débat, qui peut être diffusée et transmise à des collègues d’autres universités. Toutes mes excuses aux personnes que cela n’intéresserait pas.


Bien cordialement, Annick Stevens, Chargée de cours en philosophie.



Pourquoi je démissionne de l’Université
après dix ans d’enseignement


Plus que jamais il est nécessaire de réfléchir au rôle que doivent jouer les universités dans des sociétés en profond bouleversement, sommées de choisir dans l’urgence le type de civilisation dans lequel elles veulent engager l’humanité. L’université est, jusqu’à présent, la seule institution capable de préserver et de transmettre l’ensemble des savoirs humains de tous les temps et de tous les lieux, de produire de nouveaux savoirs en les inscrivant dans les acquis du passé, et de mettre à la disposition des sociétés cette synthèse d’expériences, de méthodes, de connaissances dans tous les domaines, pour les éclairer dans les choix de ce qu’elles veulent faire de la vie humaine. Qu’à chaque époque l’université ait manqué dans une certaine mesure à son projet fondateur, nous le lisons dans les critiques qui lui ont constamment été adressées à juste titre, et il ne s’agit pas de s’accrocher par nostalgie à l’une de ses formes anciennes. Mais jamais elle n’a été aussi complaisante envers la tendance dominante, jamais elle n’a renoncé à ce point à utiliser son potentiel intellectuel pour penser les valeurs et les orientations que cette tendance impose à l’ensemble des populations, y compris aux universités elles mêmes.

D’abord contraintes par les autorités politiques, comme on l’a vu de manière exemplaire avec le processus de Bologne, il semble que ce soit volontairement maintenant que les directions universitaires (à quelques rares exceptions près) imposent la même fuite en avant, aveugle et irréfléchie, vers des savoirs étroitement utilitaristes dominés par l’économisme et le technologisme.

Si ce phénomène repose très clairement sur l’adhésion idéologique de ceux qui exercent le pouvoir institutionnel, il ne se serait pas imposé à l’ensemble des acteurs universitaires si l’on n’avait pas instauré en même temps une série de contraintes destinées à paralyser toute opposition, par la menace de disparition des entités qui ne suivraient pas la course folle de la concurrence mondiale: il faut attirer le «client», le faire réussir quelles que soient ses capacités («l’université de la réussite»!), lui donner un diplôme qui lui assure une bonne place bien rémunérée, former en le moins de temps possible des chercheurs qui seront hyper productifs selon les standards éditoriaux et entrepreneuriaux, excellents gestionnaires et toujours prêts à siéger dans les multiples commissions et conseils où se prennent les simulacres de décisions — simulacres, puisque tant les budgets que les critères d’attribution et de sélection sont décidés ailleurs. De qualité, de distance critique, de réflexion sur la civilisation, il n’est plus jamais question. La nouvelle notion d’«excellence» ne désigne en rien la meilleure qualité de l’enseignement et de la connaissance, mais la meilleure capacité à engranger de gros budgets, de grosses équipes de fonctionnaires de laboratoire, de gros titres dans des revues de plus en plus sensationnalistes et de moins en moins fiables. La frénésie d’évaluations qui se déploie à tous les niveaux, depuis les commissions internes jusqu’au classement de Shanghaï, ne fait que renforcer l’absurdité de ces critères.

Il en résulte tout le contraire de ce qu’on prétend promouvoir : en une dizaine d’années d’enseignement, j’ai vu la majorité des meilleurs étudiants abandonner l’université avant, pendant ou juste après la thèse, lorsqu’ils ont pris conscience de l’attitude qu’il leur faudrait adopter pour continuer cette carrière ; j’ai vu les autres renoncer à leur profondeur et à leur véritable intérêt intellectuel pour s’adapter aux domaines et aux manières d’agir qui leur offriraient des perspectives. Et bien sûr j’ai vu arriver les arrivistes, à la pensée médiocre et à l’habileté productive, qui savent d’emblée où et avec qui il faut se placer, qui n’ont aucun mal à formater leur écriture pour répondre aux exigences éditoriales, qui peuvent faire vite puisqu’ils ne font rien d’exigeant. Hormis quelques exceptions, quelques personnes qui ont eu la chance d’arriver au bon moment avec la bonne qualification, ce sont ceux-là, les habiles médiocres, qui sont en train de s’installer — et la récente réforme du FNRS vient de supprimer les dernières chances des étudiants qui n’ont que leurs qualités intellectuelles à offrir, par la prépondérance que prend l’évaluation du service d’accueil sur celle de l’individu. Ces dérives présentent des variantes et des degrés divers selon les disciplines et les pays, mais partout des collègues confirment les tendances générales: concurrence fondée sur la seule quantité; choix des thèmes de recherche déterminé par les organismes financeurs, eux-mêmes au service d’un modèle de société selon lequel le progrès humain se trouve exclusivement dans la croissance économique et dans le développement technique; inflation des tâches administratives et managériales aux dépens du temps consacré à l’enseignement et à l’amélioration des connaissances. Pour l’illustrer par un exemple, un Darwin, un Einstein, un Kant n’auraient aucune chance d’être sélectionnés par l’application des critères actuels. Quelles conséquences pense-t-on que donnera une telle sélection sur la recherche et les enseignements futurs? Pense-t-on pouvoir encore longtemps contenter le «client» en lui proposant des enseignants d’envergure aussi étroite ? Même par rapport à sa propre définition de l’excellence, la politique des autorités scientifiques et académiques est tout simplement suicidaire.

Certains diront peut-être que j’exagère, qu’il est toujours possible de concilier quantité et qualité, de produire du bon travail tout en se soumettant aux impératifs de la concurrence. L’expérience dément cet optimisme. Je ne dis pas que tout est mauvais dans l’université actuelle, mais que ce qui s’y fait de bon vient plutôt de la résistance aux nouvelles mesures imposées que de leur application, résistance qui ne pourra que s’affaiblir avec le temps. On constate, en effet, que toutes les disciplines sont en train de s’appauvrir parce que les individus les plus «efficaces» qu’elles sélectionnent sont aussi les moins profonds, les plus étroitement spécialisés c’est-à-dire les plus ignorants, les plus incapables de comprendre les enjeux de leurs propres résultats.

Même les disciplines à fort potentiel critique, comme la philosophie ou les sciences sociales, s’accommodent des exigences médiatiques et conservent toujours suffisamment de conformisme pour ne pas être exclues de la bataille productiviste, — sans compter leur incapacité à affronter l’incohérence entre leurs théories critiques et les pratiques que doivent individuellement adopter leurs représentants pour obtenir le poste d’où ils pourront se faire entendre.

Je sais que beaucoup de collègues partagent ce jugement global et tentent héroïquement de sauver quelques meubles, sur un fond de résignation et d’impuissance. On pourrait par conséquent me reprocher de quitter l’université au moment où il faudrait lutter de l’intérieur pour inverser la tendance. Pour avoir fait quelques essais dans ce sens, et malgré mon estime pour ceux qui s’efforcent encore de limiter les dégâts, je pense que la lutte est vaine dans l’état actuel des choses, tant est puissante la convergence entre les intérêts individuels de certains et l’idéologie générale à laquelle adhère l’institution universitaire.

Plutôt que de s’épuiser à nager contre le courant, il est temps d’en sortir pour créer autre chose, pour fonder une tout autre institution capable de reprendre le rôle crucial de transmettre la multiplicité des aspects des civilisations humaines et de stimuler la réflexion indispensable sur les savoirs et les actes qui font grandir l’humanité. Tout est à construire, mais il y a de par le monde de plus en plus de gens qui ont l’intelligence, la culture et la volonté pour le faire. En tous cas, il n’est plus temps de perdre ses forces à lutter contre la décadence annoncée d’une institution qui se saborde en se trompant d’excellence.

Annick Stevens,
Docteur en Philosophie,
Chargée de cours à l’Universitéde Liège depuis 2001.
____________________________________________

Réponse du recteur de L’université de Liège

NDLA : Ce document a fait l’objet d’amendements signalés en italique dans le texte.

Madame,

Vous m’avez écrit il y a quelques jours une lettre fort intéressante. J’y ai trouvé de nombreux arguments avec lesquels j’étais entièrement d’accord, un certain nombre auxquels je ne pouvais me ranger et également quelques contre-vérités.
Je me préparais donc à vous répondre lorsque je constatai que cette même lettre avait été diffusée à l’ensemble du personnel académique et scientifique de l’ULg, ce qui a créé un « buzz » médiatique sur les réseaux sociaux, dans les blogs un peu partout (en voici un en France… : ndlr : celui de SLU) et dans la presse, pénétré jusque dans les autres universités, ému les syndicats et jeté le trouble dans l’esprit de beaucoup de monde. C’était évidemment votre intention et, à cet égard, c’est un succès. J’apprends en outre que vous donnerez une conférence sur ce même sujet le 8 février prochain en fin de journée aux auditoires de l’Europe. Il se trouve que je suis en faveur du débat d’idées et que cette question précise me préoccupe, c’est donc fort bien. Oubliant ma première réaction face à la discourtoisie du procédé, j’ai décidé de vous répondre tout aussi publiquement que vous m’avez, disons, interpellé.
Le titre du document ne peut laisser indifférent : « Pourquoi je démissionne de l’université après 10 ans d’enseignement ».
Je pensais d’emblée que vous auriez l’honnêteté vis-à-vis de moi et la correction vis-à-vis de vos lecteurs de commencer par mentionner que vous avez depuis quelque temps déjà décidé de quitter Liège pour aller vivre à Marseille, une décision d’ordre familial parfaitement légitime et compréhensible. Fâcheuse omission.

NDLA : Madame Stevens dément cette affirmation, qu’elle considère comme diffamatoire. En effet, son déménagement résulte, assure-t-elle, du climat universitaire qu’elle juge insupportable. Cette décision n’est donc pas dictée par des motifs familiaux.

Qu’en second lieu, vous ayez tenu à profiter de ce départ pour manifester votre déception après dix ans d’enseignement et de recherche à l’université, je peux parfaitement le comprendre, même si je trouve la manœuvre moins épatante, du coup.
Car en effet, si la tromperie, ne fût-ce que partielle, sur la motivation de votre démission est pour le moins inélégante, je n’ai néanmoins aucun doute sur la sincérité de votre analyse. J’aime les gens qui vont au bout de leurs idées. C’est pourquoi je me réjouis de savoir si vous continuerez ou non une carrière académique dans une autre université après avoir démissionné de la nôtre et, dans ce cas, quels auront été vos critères de choix…

NDLA : Je retire les termes utilisés dans la phrase précédente. Madame Stevens assure n’avoir voulu tromper personne et je lui en accorde le crédit, a posteriori. 

Sur le plan des détails (mais sont-ce des détails lorsqu’on les érige en principes ?), je relèverai quelques erreurs, contre-vérités et incohérences dans votre lettre.
• « La menace de disparition des entités qui ne suivraient pas la course folle de la concurrence mondiale » n’existe, il me semble, que dans votre esprit et doit faire partie de fantasmes souvent remis en avant sans que nous n’en ayons jamais eu l’intention. Tout au plus a-t’on évoqué, il y a une dizaine d’années, un regroupement de petites sections à l’échelle de la Communauté française. L’ULg n’en a jamais supprimé, contrairement aux autres universités « complètes », il faut le lui accorder, et l’idée n’est plus à l’ordre du jour.
• « La frénésie d’évaluations » est certes dérangeante. Le principe de l’évaluation est cependant important, face à l’arrogance de l’universitaire convaincu qu’il sait et convaincu aussi qu’il fait tout bien, son enseignement comme sa recherche. Un peu d’humilité nous amène vite à comprendre l’utilité de l’évaluation. J’admets volontiers qu’évaluer n’est pas chose simple, que la valeur même des évaluateurs et leur ouverture d’esprit ne sont pas garanties et que, donc, l’évaluateur ne sait pas « tout » et ne sait pas forcément « mieux ». Mais tout dépend ce qu’on fait de l’évaluation, à quoi elle sert. En aucun cas chez nous (je défie quiconque de démontrer le contraire) elle ne sert à sanctionner. Elle sert à éclairer. Et si quelqu’un conteste la luminance de cet éclairage, libre à lui/elle. Pour les autres, les indications sont enrichissantes, c’est là tout l’intérêt.
• A propos du classement de Shanghaï, personne ne me contestera d’avoir été le premier (et le seul) recteur à clamer « Oublions les rankings ! ». Malheureusement, s’ils restent aussi discutables dans leur fond et dans leur forme, ainsi que dans l’usage qui en est fait, ils continuent à régner et sur ce point, je vous rejoins. Cela dit, il est un peu simpliste d’assimiler dans une même phrase rankings et évaluation institutionnelle. On ne parle pas du tout de la même chose, mais ce serait un peu long de tout réexpliquer ici.
• La fuite des cerveaux que vous observez n’est pas celle que j’observe. Elle n’est pas corroborée par les statistiques les plus objectives. Et puis, certes, on ne s’attend pas à ce que tous ceux qui se risquent à affronter le doctorat le terminent (c’est là la sélectivité de l’épreuve), ni persistent à vouloir rester à l’université. Il n’y a rien là d’anormal. Quant aux « arrivistes à la pensée médiocre », il y en a toujours eu, j’ai même l’impression qu’il y en avait bien plus auparavant… Mais en disant cela, je me fais aussi subjectif que vous, j’éviterai donc de m’y égarer.
• Au moins avez vous la clairvoyance de dire que ces travers que vous dénoncez chez nous, ne nous sont pas spécifiques : « Partout, des collègues confirment les tendances générales ». Il faut en effet, pour changer l’université sans risquer de la saborder, changer le monde dans lequel nous vivons. J’espère que, de là où vous allez, vous pourrez le faire. Plus modestement ici, nous tenterons d’adapter l’université ensuite. Mais que cette remarque ironique ne crée pas de méprise : je suis conscient que c’est aussi des universités que doit partir le cri d’alarme, mais nous avons tous un différent son de voix.
• Le regard que vous portez sur vos collègues est sans complaisance et même féroce. Selon vous, la déliquescence de l’université conduit tout droit à la médiocrité et les recrues que nous accueillons sont de piètre qualité, ce qui vous apparaît comme suicidaire. « Pense-t’on pouvoir encore longtemps contenter le « client » [l’étudiant] en lui proposant des enseignants d’envergure aussi étroite ? » dites-vous. Vos collègues apprécieront le « compliment ». Mais de mon côté, je vous avoue être choqué par l’insultante arrogance de cette question.
• On retrouve cette arrogance tout au long de votre missive comme, par exemple, lorsque vous dites : «  On constate (qui constate ?) que toutes les disciplines sont en train de s’appauvrir (ah bon, c’est un fait établi ?) parce que les individus les plus ‘efficaces’ qu’elles sélectionnent sont aussi les moins profonds, les plus étroitement spécialisés c’est-à-dire les plus ignorants, les plus incapables de comprendre les enjeux de leurs propres résultats ».
Et bien dites-donc, vous n’avez pas votre pareil pour envoyer par le fond bon nombre de professeurs d’université… Dommage que vos affirmations soient gratuites et qu’elles ne soient étayées par rien de concret. On peut se demander de quel droit vous vous permettez ainsi un jugement péremptoire sur vos collègues, sans savoir, vous qui récusez tout évaluation ! Et c’est précisément cette même légèreté qui invalide votre affirmation suivante : « les disciplines à fort potentiel critique, la philosophie ou les sciences sociales […] » , démontrant ainsi la pauvreté de votre sens critique et l’ignorance affligeante dans laquelle vous vous trouvez quant à l’exigence d’esprit critique des autres domaines de la Science et, ne vous en déplaise, des Techniques. Ces préjugés sont consternants et anéantissent la crédibilité de votre argumentation.
Mais venons-en au fond du message lui-même en tâchant d’oublier les affirmations péremptoires, erronées et inutilement offensantes qui émaillent votre propos. Il n’est pas neuf, ce message, mais il n’en est pas moins intéressant. Depuis au moins 200 ans, l’utilitarisme appliqué aux institutions d’enseignement est pointé du doigt par des générations successives de contestataires. Plus récemment, le hasard a voulu que j’aie 20 ans en mai 68, époque où la contestation universitaire atteignait son paroxysme. J’ai donc vécu de longues soirées de débats sur la décadence du système et sur la perversion qu’induisait la société consumériste et utilitariste dans nos formations universitaires et je me suis enflammé pour ces idées. Quand j’ai constaté que la génération qui me suivait manifestait une indifférence, que je jugeais coupable, à ces questions, j’ai été très déçu. Un certain retour, depuis lors, à la remise en question des valeurs de l’enseignement supérieur m’ont rassuré sur ce plan. Et puis, l’utilitarisme a ses défenseurs et le débat est effectivement contradictoire. Mais si je rappelle que ce combat existe depuis fort longtemps et que des générations successives n’ont cessé de le mener, ce n’est pas pour en minimiser l’importance. Je pense sincèrement que la vigilance reste nécessaire.
Si toutefois le problème semble s’être aggravé – ce qui demanderait une vérification objective – c’est peut-être tout simplement en raison de la massification de l’enseignement universitaire. Ce n’est pas en soi une mauvaise chose, car c’est en réalité le reflet d’une démocratisation croissante de l’accès à ces études. Les universités ne sont donc plus des établissements auxquels accède une petite élite de personnes prêtes à se constituer une culture générale et un savoir désintéressé, elles sont devenues depuis longtemps, et il n’y a là rien de malsain, je pense, des lieux de formation en vue d’une accession à un milieu professionnel.
Je pense toutefois qu’aujourd’hui, le débat n’est plus là. Il reste crucial de savoir à quel point la formation universitaire doit fournir à la société des professionnels ‘prêts à l’emploi’ ou bien des individus aptes à s’adapter aux nécessités changeantes des professions. Là, il y a encore un combat à mener et, personnellement, j’ai la prétention de vouloir le mener, en tentant d’imposer la seconde vision et de résister à la première. Depuis que je m’occupe des affaires universitaires, je m’y emploie. Ce serait mal me rendre justice que de ne pas le reconnaître. Évidemment, on ne peut se contenter d’une formation qui ouvre les esprits et prépare à toutes les éventualités, dans chacune des filières de formation. Pour prendre un exemple qui ne se veut nullement péjoratif et que tout le monde comprendra fort bien, j’imagine mal que l’on puisse diplômer des dentistes qui ne seraient pas capables d’exercer leur profession immédiatement.
C’est donc un double but qu’il faut atteindre aujourd’hui si l’on veut éviter d’une part un utilitarisme abrutissant et d’autre part un élitisme intellectuel exagérément sélectif. Il s’agit de concilier formation spécialisée et ouverture d’esprit. C’est exactement la raison pour laquelle j’insiste depuis fort longtemps pour créer au maximum des percées transversales et interdisciplinaires. Pour y arriver, j’ai même voulu faire disparaître les facultés et recomposer une université avec des filières d’enseignement et des centres de recherche thématiques. J’ai échoué, je le reconnais, et je le regrette tous les jours. Mais voilà, comme vous le dénoncez, il n’est pas simple de lutter contre une forte résistance interne et d’imposer ses idées. Je peux vous confirmer que c’est très difficile, voire impossible, même pour un recteur. Cependant, je ne baisse pas les bras. Je sais qu’un jour, on arrivera à ce genre de décloisonnement salutaire et de formation digne de ce nom, et non plus une déformation ni, pire encore, une conformation. Je sais qu’on dira un jour que j’avais eu raison trop tôt. Maigre satisfaction. Seulement, j’ai décidé de continuer à œuvrer dans ce sens de l’intérieur même des structures dont je conteste l’utilité et que je trouve anachroniques, et donc de ne pas démissionner et retourner à mes chères recherches. C’est ce qui nous différencie. Je vous souhaite de trouver le lieu où vous pourrez, comme vous le dites, « fonder une tout autre institution [...] et faire grandir l’humanité« , lourde tâche…
Toutefois, dans votre cas, je n’ai pas eu vent votre combat jusqu’ici car, contrairement à ce que vous laissez croire dans votre texte, le dialogue n’était pas impossible. Le fait est que vous ne l’avez même pas sollicité, sinon je l’aurais accepté très volontiers. Il n’est donc guère courtois de laisser croire à vos lecteurs qu’à quelqu’occasion que ce soit, je vous ai opposé un refus. Peut-être pensiez-vous qu’un recteur ne pourrait qu’être déjà trop abîmé intellectuellement pour soutenir une discussion sur le sujet ?
Vous avez donc tiré sans sommation, Madame, et il m’est difficile, malgré toute la sympathie que j’ai pour vos idées, de ne pas vous en vouloir. Mais j’en resterai là. Sous d’autres rectorats, votre accès à l’Intranet institutionnel eût été coupé sous prétexte de l’avoir utilisé pour « cracher dans la soupe »… Pas avec moi. Dans mon université que vous décriez tant, au moins, l’expression est libre et elle est encouragée. C’est cette même liberté que j’utilise pour vous dire que je suis déçu par le procédé utilisé et surtout par les écarts à l’honnêteté intellectuelle que vous vous êtes permis, mais que j’apprécie tout autant l’intérêt du débat de fond que vous soulevez. Je puis vous assurer que, même si vous serez désormais loin de notre Maison, je veillerai à ce que ce débat se prolonge de façon active dans un cadre adéquat et ouvert.

NDLA : je retire l’expression « écarts à l’honnêteté intellectuelle », que je considère comme injuste, avec le recul.

Je désire ardemment que mon université reste, devienne ou redevienne (choisissez) un lieu de liberté absolue de la conscience de chacun, et que la confrontation des points de vue joue un rôle moteur dans son évolution.
Je vous souhaite plein succès et bon vent dans un nouvel univers forcément meilleur.

Pour lire d’autres commentaires sur le site de l’université de Liège.



Réponse d’Annick Stevens



Monsieur,

Vous mettez en doute la motivation de ma démission, ce qui est très grave puisque vous m’accusez de malhonnêteté, et ce à partir d’informations fausses. Mon déménagement à Marseille est la conséquence, non la cause de ma décision de démissionner, qui ne date pas d’hier mais d’il y a trois ans. J’ai commencé par prendre un congé sans solde en 2009-2010, par besoin urgent de fuir le climat épouvantable que je subissais à l’université. Ensuite, j’ai décidé de postposer mon départ effectif pour pouvoir mener à son terme la direction d’une thèse de doctorat, mais en réduisant au minimum ma charge de cours (1/3 temps cette année), seul l’éloignement me permettant de supporter tout ce que je décris dans mon texte. Ma motivation est donc exactement celle que je vous ai dite, et c’est ma famille qui m’a suivie, non l’inverse. Et bien entendu il est hors de question que je m’engage dans une autre université, où je trouverais exactement la même chose.
Concernant le reste de votre réponse, c’est à chacun de juger ; je tenais seulement à rectifier les informations fausses que vous avez répandues publiquement sur ma vie privée.

J’ajoute à destination de tous qu’aucun débat ni conférence n’aura lieu mercredi mais une réunion de réflexion constructive rassemblant l’ensemble des collègues qui éprouvent le besoin de réagir au constat de dégradation des universités européennes.

Annick Stevens

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