vendredi 14 octobre 2016

Pierre Rabhi : école et vie, coopération ou compétition

Il y a trois jours, à la lecture de deux infos sœurs concernant la situation de l'école libérale en Espagne —dans deux média, en français et en castillan, Le Monde et eldiario.es, au sujet des devoirs scolaires et des reválidas (des examens extra, sélectifs, fixés par la LOMCE, qu'il faudrait passer après le secondaire et le bachillerato)—, je me redisais que l'ambition libérale d'avoir sous sa domination et sa surveillance toutes les instances riches en production d'idéologie, touche très directement l'École. Il est donc très compréhensible que le régime s'évertue à faire des salles de classe des espaces de capture et des mini stères (1) de l'éducation en compétitivité. Où l'on apprenne la soumission et la concurrence. La concurrence en soumission et la soumission en concurrence.

 El Roto, El País, le 10 juin 2016.
On les appelle examens, mais il s'agit de savoir si nous baissons bien la tête.

Cette transversalité des contraintes et des barrages, du conditionnement des attitudes et du bourrage de crâne, concerne toutes les matières, y compris les cours de littérature universelle ou de langues étrangères (2). Tous les journaux officiels ressassent des trucs du type :
3. Los currículos de Educación Secundaria Obligatoria y Bachillerato incorporarán elementos curriculares orientados al desarrollo y afianzamiento del espíritu emprendedor, a la adquisición de competencias para la creación y desarrollo de los diversos modelos de empresas y al fomento de la igualdad de oportunidades y del respeto al emprendedor y al empresario, así como a la ética empresarial..(BOE, Real Decreto 1105/2014, de 26 de diciembre)
La CEAPA (Confédération espagnole des associations des parents d’élèves) appelle à une double grève, et contre les reválidas (préavis posé pour le 26 octobre) et, durant tous les week-ends de novembre, de ces devoirs scolaires qui phagocytent temps, énergie et moral, et sous lesquels croulent inutilement leurs enfants. Sandrine Morel, du Monde, rapporte :
« La surcharge de devoirs est une source d’échec et d’abandon scolaire, explique José Luis Pazos, le président de la Ceapa, qui défend leur abolition pure et simple. On se rend compte qu’au fur et à mesure que les enfants avancent dans le cursus scolaire, la démotivation l’emporte sur le plaisir initial d’aller en classe et qu’ils finissent par détester l’école. De plus, les devoirs augmentent les inégalités entre ceux dont les parents ont les moyens culturels, intellectuels ou financiers pour les aider, et ceux qui ne les ont pas… »
..et rappelle que l'Espagne affiche un taux d’abandon scolaire de 20 %, alors que la moyenne européenne est de 11 %. Puis, elle relaie encore :
(...) « Pour moi c’est clair, il n’est pas question que ma fille se couche à l’heure que son professeur a décidée en la surchargeant de devoirs », affirme Helena Gomez, enseignante en Galice et maman d’une jeune fille de 15 ans qui rapporte « au minimum entre une heure et demie et deux heures de devoirs par jour. »
C’est une autre conséquence de la surcharge de travail : l’heure de coucher est retardée et les médecins du sommeil ne cessent d’alerter les parents sur les conséquences de dormir moins de dix heures par nuit, ce qui est le cas de 60 % des enfants espagnols : manque de concentration, obésité, mauvais résultats, stress et irritabilité. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), 70 % des Espagnols de 15 ans se disent « sous pression. »

« Les enfants ont besoin de jouer, de se faire des amis, de faire du sport, d’aller au musée, au cinéma…,
défend Helena Gomez. Ils n’ont même pas le temps de lire des livres, c’est dramatique. L’enfance ne se récupère pas… »
A force d’insister, elle a rallié certains collègues à sa cause, mais beaucoup d’autres « continuent de considérer prioritaire de terminer le programme. Or non seulement il est de plus en plus chargé, mais avec les coupes budgétaires, les classes sont surpeuplées et les devoirs sont utilisés pour essayer de compenser le manque de temps que les professeurs peuvent consacrer aux élèves », ajoute-t-elle.
Quand les devoirs empêchent de lire ou de vivre, au sens large, il est compréhensible que l'on réclame le droit aux loisirs, y compris à la lecture du Droit à la paresse de Paul Lafargue.

Ces bonnes nouvelles libérales m'ont poussé à récupérer un entretien avec Pierre Rabhi, du 2 novembre 2015, disponible au site Nous, Vous, Ils. Le voilà pour votre réflexion (propos recueillis par Olivier Van Caemerbèke).

« Les écoles sont devenues des manufactures dans lesquelles l'enfant est préparé à devenir ce fameux homo œconomicus qui est à l'origine des maux de la Terre. »

Pierre Rabhi
Agriculteur, écrivain et penseur, pionnier de l'agroécologie dans un entretien au site Nous, Vous, Ils, le 2 novembre.
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Pierre Rabhi rêve d’une école en rupture avec le système libéral. Entretien.
Pierre Rabhi Pierre Rabhi à Monchamps Crédit photo (c) Patrick Lazic

La France accueille la COP21. En espérez-vous quelque chose ?

Je ne peux qu’être reconnaissant aux âmes sincères qui s’investissent pour tenter de donner la place que mérite cette problématique du réchauffement climatique dans le débat public. Mais je constate que nous sommes déjà à la 21e édition de ces rencontres et je n’ai pas l’impression que des décisions à la mesure des enjeux aient été prises. Je crains aussi que la régularité de ces grands rendez-vous laisse croire, dans l’opinion collective, qu’on s’occupe du problème” et que l’on peut donc tous dormir tranquille ce qui est, bien sûr, faux.

Vous appelez à une  révolution du regard que l’humanité porte sur elle-même. Quel devrait être le rôle de l’école dans celle-ci ?

Si l’être humain ne change pas lui-même, il ne pourra changer durablement le monde dont il est le responsable. Cette aspiration devrait commencer par une modification radicale de la manière dont on éduque nos enfants. D’abord en encourageant la coopération et la solidarité plutôt que la compétition, comme c’est bien trop souvent le cas à l’école. Ensuite, en sensibilisant bien davantage l’enfant à la nature notamment en lui rappelant sans cesse que c’est à elle qu’il doit la vie. Cela n’a rien d’anecdotique : je constate à quel point les jeunes générations passent de plus en plus de temps devant toutes sortes d’écrans. Ils y sont même plongés de plus en plus tôt dans leurs existences. Cela ne sera d’ailleurs pas sans conséquence sur le développement et le fonctionnement de leur cerveau. Plongés dans un monde virtuel, ils sont plus que jamais « hors sol », éloignés de la réalité vivante. Or connaître celle-ci est le premier pas indispensable pour la respecter et la protéger. L’école devrait reconnecter l’enfant à la nature.

Votre fille a enseigné puis a créé une école Montessori. Y jouez-vous un rôle ?

Non pas directement, mais le Hameau des Buis, dans lequel est intégrée l’école, est inspiré du mouvement des « Oasis en tous lieux » dont je suis à l’initiative. (NDLR Ce mouvement se présente comme « une proposition alternative de mode de vie » basée sur l’autonomie, le partage de savoir-faire et la mutualisation de certains biens comme les voitures, l’électroménager, l’outillage…). Je crois aussi que ma fille a reçu par « infiltration » ma posture personnelle concernant notre éducation. Il se trouve que je suis en total désaccord avec la philosophie qui sous-tend l’enseignement. Notre école conditionne les enfants à devenir des adultes adaptés au système. Elle les façonne pour un monde de compétition, qui malheureusement est, en effet, le nôtre. Mais ce faisant, elle oublie bien trop souvent tout ce qui est relatif à la vie non productiviste. Les écoles sont devenues des manufactures dans lesquelles l’enfant est préparé à devenir ce fameux homo œconomicus qui est à l’origine des maux de la Terre.

C’est un constat que vous avez fait lorsque votre fille était à l’école ?

Pierre Rabhi Pierre Rabhi à Monchamps Crédit photo (c) Patrick Lazic

Non, cela date d’il y a bien plus longtemps ! Cette manière de faire entrer les enfants dans ce moule, je l’ai ressentie lorsque j’étais moi-même écolier. À l’époque déjà, nous étions « stimulés » autour d’un programme préétabli et dans lequel chaque enfant était mis en devoir de se couler. C’est toujours vrai aujourd’hui et ce ne sont pas les quelques heures dispensées sur la morale qui peuvent changer les choses.
Évidemment, je n’étais pas un bon élève car j’avais l’impression que tout ce qu’on me demandait était de devenir conforme au programme et à ce système basé sur la performance. Je m’ennuyais à mourir à l’école car on y parlait de tout… sauf de moi ! J’ai eu difficilement mon certificat d’études qui reste encore aujourd’hui le seul diplôme que je pourrais exhumer si on me le demandait.

Quel rôle devrait avoir l’école dans l’éveil des consciences que vous espérez ?

J’aspire à des écoles qui, bien sûr, prodigueraient l’enseignement conventionnel, mais qui, aussi, disposeraient d’un jardin où les enfants pourraient se relier au vivant en cultivant par eux-mêmes, en observant la nature et ses miracles permanents. J’aimerais aussi que chaque établissement dispose d’un atelier de travaux manuels, atelier qui ne contiendrait aucun outil perfectionné afin que ces jeunes découvrent le potentiel extraordinaire de leurs mains.
Changer l’école me semble essentiel pour envisager la construction d’un futur pour l’humanité, même si cela ne pourra pas nous dédouaner de ce que j’appelle la puissance de la modération. La croissance économique n’est pas un projet viable de société ni l’unique levier capable de nous apporter la prospérité. La surexploitation des ressources naturelles nous mène tout droit à des impasses sociales et écologiques. Cela a-t-il du sens de naître uniquement pour consommer et produire ? Cela a-t-il du sens de n’être qu’un rouage d’une machine économique infernale qui, comme un alambic produit des dollars concentrés dans les mains d’une minorité d’humains au détriment de tout le reste ?
L’école a donc un rôle majeur, celui d’ouvrir les jeunes sur le vivant. Alors ils seront mieux armés pour comprendre qu’il nous faut en finir avec nos attitudes pillardes et prédatrices, en finir avec notre boulimie de biens.

Olivier Van Caemerbèke
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(1) Le stère est une unité de mesure -ou un dispositif- que l'on emploie pour mesurer le bois. Le bois dont nous nous chauffons, par exemple...

(2) Cf. DOE (journal officiel de la Junta d'Extremadura) nº 129, du 6 juillet 2016, page 18209 :
(...) para conseguir un conocimiento integral, con el currículo de esta asignatura [Literatura Universal] se pretende completar las habilidades cognitivas con la adquisición de otras competencias transversales, como el pensamiento crítico, la gestión de la diversidad, la creatividad o la capacidad de comunicar, y las actitudes clave como la iniciativa, el trabajo en grupo, la confianza individual y el entusiasmo, y todo ello orientado al desarrollo y al afianzamiento del espíritu emprendedor, a la adquisición de competencias para la creación de empresas y al fomento del respeto al emprendedor y al empresario, poniendo en valor la ética empresarial.
Quant à la matière Première Langue Étrangère, voici son vrai sens ou but (page 17619 du même DOE) :
La articulación clara y convincente de pensamientos e ideas y la capacidad de asumir riesgos, junto con la gestión adecuada de la interacción y el estímulo que supone comunicarse en otras lenguas para enfrentar nuevos retos o resolver problemas en escenarios complejos, son fundamentales en el desarrollo del espíritu emprendedor.
Ce n'est qu'ainsi que ces disciplines pourraient s'avérer des outils au service du credo libéral et de ses exigences en matraquage. Ces disciplines ? Plutôt toutes, car dans toutes las matières, il est obligatoire de lier les critères d'évaluation dits “standards d'apprentissage évaluables” aux dites “Compétences Clé”, dont “sens de l'initiative et esprit entrepreneurial”. Ou "esprit d'entreprise", pour employer une expression plus fréquente et, peut-être, plus claire...
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MISE À JOUR du 20.01.2017 :

Le Monde s'inquiète du rapport au temps de tout un chacun et, une fois par semaine, invite des gens variés à s'exprimer sur le sujet. Dans ce cadre, le quotidien parisien publie aujourd'hui un entretien avec Pierre Rabhi auquel vous pouvez accéder en cliquant ici. Rabhi se demande, entre autres,...

 « Sommes-nous capables de sortir du système esclavagiste qui nous est imposé ? »

Disons que je ne tiendrais pas le coup si je n’étais pas engagé dans des enjeux gravissimes (la faim dans le monde, la destruction de l’environnement, etc.). L’humanité est folle et la planète est entre des mains inconscientes… Comme l’a prouvé le scientifique Pierre Teilhard de Chardin dans Le Phénomène humain, notre présence sur terre est fort récente et seule l’humanité a su introduire de la dualité dans la réalité terrestre… Tout cela pour des raisons imbéciles, spécieuses, et de surcroît avec des déséquilibres profonds, notamment entre masculin et féminin !
(...)
Depuis l’origine de l’humanité, le temps est indexé sur le temps cosmique (les saisons, le rythme du vivant), raison pour laquelle je peux renoncer à beaucoup de choses, sauf à mon jardin, qui me reconnecte à cette temporalité. J’ai aussi appris à m’écouter : revenir à son corps et à sa respiration permet de garder la vraie cadence de la vie.
Le tout consiste à échapper à la frénésie dans laquelle notre société est entrée : quand la logique de profit accélère le temps pour des finalités stupides, la société ne crée plus de joie et l’on recourt aux anxiolytiques pour atténuer notre mal-être. Cette frénésie est presque une épidémie généralisée… On est tombé dans cette anomalie pour gagner du temps, mais cette normalité nous piège maintenant.
(...)
Il y a un moment où chacun de nous est ramené à l’espace de liberté où l’on peut exercer sa spontanéité, sa liberté… C’est pour cette raison que nous avons créé le mouvement Colibris (association fondée en 2007 qui mobilise « pour la construction d’une société écologique et humaine »).

Le 13 octobre 2016 est paru son dernier ouvrage, La Convergence des consciences (Éd. Le Passeur) :
Au fil des mots de sa vie, Pierre Rabhi nous éclaire sur les racines de son insurrection contre la modernité sans âme, sur son appel à "prendre conscience de notre inconscience" écologique et sur sa conviction qu'il ne peut y avoir de changement de société sans changement humain ni convergence des consciences.
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Misè à jour en novembre 2019 :

À propos de la polémique surgie entre Pierre Rhabi et Jean-Baptiste Malet, voici les textes publiés par Le Monde diplomatique :

Jean-Baptiste Malet : Le système Pierre Rhabi, Le Monde diplomatique, août 2018, pages 1, 22 et 23.
Droit de réponse de Pierre Rhabi, Le Monde diplomatique, novembre 2018.
Jean-Baptiste Malet : Retour sur le "Système Pierre Rhabi", Le Monde diplomatique, novembre 2018.

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