vendredi 30 août 2019

La liberté du port des chaînes et "Les Routes de l'esclavage"

Si l'homme est formé par les circonstances,
il en résulte qu'il faut donner aux circonstances
une figure humaine. 
Karl Marx, La Sainte Famille.



I
La liberté, c'est l'esclavage ; la propriété privée, c'est l'appropriation privative

Personne parmi nous n'oserait jamais dire que les États esclavagistes africains du Moyen-Âge étaient un paradis de liberté. Ou que Colomb, Cortés, Pizarro et les autres étaient des champions de la philanthropie. Pourtant, trop de libéraux du monde et trop d’Étasuniens nous ont toujours présenté les Etats-Unis comme une nation d’exception, à la mission providentielle, où la liberté, forcément d’origine anglo-saxonne, y fleurit ab ouo :
Aux États-Unis, la liberté individuelle est garantie contre toute séquestration arbitraire par la loi de l’habeas corpus, que les colons anglais apportèrent de la mère-patrie dans leur nouvelle demeure, et qu’ils conservèrent religieusement. (Michel Chevalier, 1806-79)
C’était une « Destinée manifeste », « de droit divin », comme le théorisait le journaliste new-yorkais John O’Sullivan (1813-95) l'été 1845, dans le United States Magazine and Democratic Review, tout en exhortant ses chers compatriotes à s’emparer du Texas :
« C’est notre destinée manifeste de nous déployer sur le continent confié par la Providence pour le libre développement de notre grandissante multitude. »
(« It is our manifest destiny to overspread the continent allotted by Providence for the free development of our yearly multiplying millions »).
Et ceci, par exemple, en dépit de l’évidence qu’il était difficile de devenir le Président des Etats-Unis de la Liberté sans être un parfait négrier et un génocidaire d’Amérindiens particulièrement retors : « les gouvernements américains [ont] signé plus de quatre cents traités avec les Amérindiens et les [ont] tous violés, sans exception », dixit Howard Zinn (1922-2010) (1). D'ailleurs, il y a exactement 400 ans, en 1619, en Virginie, la future patrie des présidents, deux événements non contradictoires ont eu lieu presque en même temps : d'un côté, en juillet, on a créé The House of Burgesses, La Chambre des Bourgeois, la plus ancienne assemblée législative élue démocratiquement des treize colonies britanniques d'Amérique du Nord. De l'autre, en août, un navire anglais accostait sur les côtes virginiennes avec "pas moins de vingt et quelques nègres" (esclaves africains).
Tel a été le détournement linguistique et historique opéré par la narrative officielle en la matière que, sans profusion d'italiques, on aurait du mal à écrire quelque chose à ce sujet. Laissons donc le philosophe, politicien et écrivain afro-étasunien Frederick Douglass le dire sans fard et sans détours. Voici un extrait traduit de son fameux discours du 5 juillet 1852 dans le Corinthian Hall, à Rochester (NY), à l'égard du sens de la fête d’indépendance étasunienne pour les esclavisés de l'Amérique du Nord
("What to the Slave Is the Fourth of July?") :
« Que représente, pour l'esclave américain, votre 4 juillet ?
Je réponds : une journée qui lui révèle, plus que tous les autres jours de l'année, l'injustice et la cruauté flagrantes dont il est la victime constante. Pour lui, votre célébration est une farce; votre liberté vantée, une licence impie ; votre grandeur nationale, une vanité gonflée, vos bruits de réjouissance sont vides et sans cœur ; vos dénonciations de tyrans, une impudence culottée ; vos cris de liberté et d'égalité, une moquerie creuse ; vos prières et hymnes, vos sermons et actions de grâces, avec tout votre étalage religieux et votre solennité, ne sont pour lui que de l’apparat/de la grandiloquence, de la fraude, de la tromperie, de l'impiété et de l'hypocrisie —un mince voile pour dissimuler des crimes qui déshonoreraient une nation de sauvages. Il n'y a pas une nation sur terre coupable de pratiques plus choquantes et sanglantes que celles du peuple de ces États-Unis, à cette heure même.
Allez où vous pouvez, cherchez où vous voudrez, errez par toutes les monarchies et les despotismes d’autrefois, voyagez à travers l’Amérique du Sud, recherchez chaque abus, et quand vous aurez trouvé le dernier, comparez vos faits avec les pratiques de tous les jours de cette nation, et vous direz avec moi qu’à cause de sa révoltante barbarie et de son hypocrisie dévergondée, les États-Unis règnent sans rival. »

Bref, les libéraux (John C. Calhoun, Hugo Grozio, John Locke, Andrew Fletcher, Thomas Jefferson...) n’ont pas eu de cesse de vanter le chic de la liberté des Seigneurs édifiée sur le dos abondamment fouetté d’esclavisés outragés, brisés et martyrisés (2), privés de lignage et déshumanisés par-dessus le marché.

Marcel Verdier, Le châtiment des quatre piquets dans les colonies (1843)
Photo ALBERTO CONDE (3).


Djanira, Largo do Pelourinho, Salvador, BA (1955),
huile sur toile, 81 x 115, coll. particulière, Rio de Janeiro. Photo ALBERTO CONDE (4).
"Pelourinho", le nom du célèbre quartier historique de Salvador da Bahia, veut dire... pilori.

Le premier enfant né à la Maison Blanche, la Maison de la Liberté, naquit en esclavage. En novembre 1801, Ursula Granger Hughes, fillette de quatorze ans esclavisée comme cuisinière, arriva à la Maison Blanche en provenance de Monticello pour être exploitée dans la maison présidentielle de Thomas Jefferson, un amoureux de la Liberté des Seigneurs qui disposait de 600 personnes esclavisées. Elle donna naissance à un bébé, probablement nommé Asnet Hughes, en mars 1802. Malheureusement, le poupon mourut ensuite.
Illustration du chic de la liberté des Seigneurs bâtie sur le génocide (5) et la dépossession des populations autochtones de l’Amérique du Nord dont la destruction servait la cause américaine, à ce que l'on dit (6).
Au bout du compte, comme me le rappelle mon frère, la Philologie vient à notre secours pour nous préciser que le terme « libre » provient du latin liber, qui était le contraire exprès, au moins depuis la Lex duodecim tabularum (Loi des XII Tables, 451 et 449 av. J.-C.), de servus (« esclave » ou plutôt, pour dire vrai, « esclavisé »). Autrement dit, en jargon physique, sa racine étymologique et juridique montre bien que la liberté est fonction de la servitude. (7)

Comme il est malaisé de cacher tant de cadavres sous le tapis, il arrive que ce bourbier narratif commence à péter aux États-Unis et que certains journaux « de référence » (NYT Magazine, Washington Post, ici aussi) se voient contraints de se pencher sur les contradictions découlant d'un roman national mal-traité qui n'est qu'une intox-conte de fées. Contradictions qui relèvent tout d'abord des drôles de rapports que le fétichisme capitaliste a réussi à faire passer entre certaines expressions et certains concepts carrément antithétiques ; là où la narrative systémique nous ressasse depuis belle lurette ses mots totem (liberté, progrès, propriété,... dream), des esprits non psychopathes constatent la constance de pratiques et pénibilités bien moins vénérables (esclavage, oppression, destruction, expropriation des terres et biens communaux, appropriation privative violente,... cauchemar). Croire en l’histoire officielle, c’est croire des criminels sur parole, nous prévenait Simone Weil.
Et donc, il y en a qui commencent à découvrir, abasourdis, que George Washington, qui avait hérité et acheta des esclavisés, s'empressait d’ordonner de fouetter un de ses séquestrés pour avoir marché sur une pelouse. Ou qu’il poursuivait agressivement ses spartacus à la peau noire s’ils tentaient la fugue. Ou, paradoxes de la passion pour la liberté, qu’il prenait des mesures afin que ses innocents forçats privés de statut d'humanité ne puissent être libérés par mégarde alors qu'ils se rendaient dans des États libres. Ou que, accro du boulot qu'il était, il « exprimait parfois une consternation obtuse que les personnes qu’il avait asservies ne trimaient pas aussi durement » (6).
Où l’on voit bien que la liberté des seigneurs de la Liberté, c’est l’étouffoir de leurs esclavisés (8). Ou que la propriété privée, c’est la dépossession (privation), le nettoyage ethnique ou le génocide des communautés sans HISTOIRE (des non-gens, des damnés de la terre) et l’exploitation des privés de tout. Pompon, les bourreaux de cette Histoire sont traités de pionniers.

En fait, on a toujours eu la possibilité de savoir ; déjà à l'époque, bon nombre de penseurs ironisaient sur le fait que les plus stridents cris de douleur pour la liberté provinssent des "chasseurs de noirs" (Samuel Johnson) ou "des plus durs et méchants propriétaires d'esclaves" (Jonathan Boucher). John Millar raillait ces individus parlant avec un style raffiné de liberté politique et n'ayant aucun scrupule à l'heure de priver des semblables et de la propriété et de presque tous les droits. C'était aussi le point de vue de Thomas Hutchinson.
Quant à la France, je pense à Condorcet, à Diderot (9), au très bipolaire Voltaire... Quand notre cher Candide et son ami Cacambo approchaient de la ville hollandaise de Surinam, dans le chapitre XIX du conte philosophique de Voltaire (10), ils pensaient être au bout de leurs peines et au commencement de leur félicité. Soudain, ils rencontrèrent un « nègre étendu par terre » à qui il manquait la jambe gauche et la main droite. Les deux amis apprirent qu'il était esclavisé et ainsi traité par M. Vanderdendur, fameux négociant :
Oui, monsieur, dit le nègre, c'est l'usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement, deux fois l'année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main : quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe.
L'Abbé Grégoire mit beaucoup d'énergie à faire savoir ; ce fut lui le grand champion de la lutte contre l'esclavage en France. Dans De la traite et de l'esclavage des Noirs (1815), il puisa un exemple terrible, « morceau écrit avec l'énergie de Tacite », dans Le Cri de la nature (1810), de Juste Chanlatte (1766-1828), journaliste et dramaturge haïtien qui, hélas, avait fait des courbettes à Thomas Jefferson dans une lettre écrite le 13 septembre 1803 (11). Rappel : Haïti, la première république noire, surgit en 1804 grâce à l'insurrection des esclavisés de Saint-Domingue, qui démarra la nuit du 22 au 23 août 1791. L'Abbé Grégoire évoque les forfaits épouvantables commis pendant cette véritable guerre par des hommes de toutes les couleurs, mais précise des spécificités de ces Blancs qui se disent civilisés et chrétiens :
(...) mais à des Blancs seuls appartient l'invention infernale d'avoir tiré à grands frais, de Cuba, des meutes de chiens dévorateurs, dont l'arrivée fut célébrée comme un triomphe. On irrita, par une diète calculée, la voracité naturelle de ces animaux, et, le jour où l'on fit, sur un Noir attaché à un poteau, l'essai de leur empressement à dévorer fut un jour de solennité pour les Blancs de la ville du Cap, réunis dans des banquets préparés autour de l'amphithéâtre, où ils jouirent de ce spectacle digne de cannibales.
On a envie d'enlever tout sens figuré à la chute de la pensée 520 de Chamfort et de la prendre au pied de la lettre : « l'esclave meurt dans l'atmosphère de la liberté. »
Bref, le commerce et la liberté qu’on nous prône doivent beaucoup au commerce (traite) de séquestrés (12) et à la déstructuration de leurs sociétés et leurs familles. Et à la narration d’histoires. Dans ce but, l’Histoire, la Religion, l’Art, la Littérature, les Média, l'École, les charter schools, le Cinéma... ont été des piliers moraux fondamentaux —mis à part, bien entendu, des courageuses exceptions.
Soudain, je pense à Robinson Crusoé (1719), le héros bigot de Daniel Defoe (l'admirateur de la workhouse de Bristol). Il devint planteur de tabac et s’engagea sur un vaisseau à la recherche d'Africains bons à esclaviser. Naufragé sur une île déserte, un jour, il rencontra quelqu’un. Un homme ? Pas exactement : un « sauvage ». Pourrait-il devenir son ami ? Pas exactement : il serait son serviteur (13) :
D’abord je lui fis savoir que son nom serait Vendredi ; c’était le jour où je lui avais sauvé la vie, et je l’appelai ainsi en mémoire de ce jour. Je lui enseignai également à m’appeler maître. (...)
(...) jamais homme n’eut un serviteur plus sincère, plus aimant, plus fidèle que Vendredi. Sans passions, sans obstination, sans volonté, complaisant et affectueux, son attachement pour moi était celui d’un enfant pour son père.
Heureusement, le teint de Vendredi —qui n’était pas noir, mais très basané— n’avait rien « de ce ton jaunâtre, cuivré et nauséabond des Brésiliens, des Virginiens et autres naturels de l’Amérique ». Mais bien entendu, il fallut lui apprendre l’anglais et le convertir au christianisme. Des traditions qui ont la peau dure.
[Buñuel/Alcoriza, 1952-1954, et Michel Tournier, 1972, introduiront des variations dans leurs robinsonnades ; la plus importante est justement que Vendredi réussira à faire chanceler une partie des préjugés et des peurs de son nouveau maître, et à gagner son amitié].

Mais il n'y a pas toujours eu que des penseurs blancs pour savoir, pour dénoncer l'esclavagisme et ses alibis infectes —autorisant à conclure que les esclavisé.e.s souhaitant la liberté étaient des sauvages qui ne comprenaient pas l'« esprit de l'époque » ou le caractère sacré de la propriété. Quelle est l'époque des sacrifié.e.s ? Vous n'allez pas me croire, mais les esclavisé.e.s ont toujours exécré et combattu leur servitude forcée (pléonasme) et la répression inhumaine de leur volonté de vivre comme des êtres humains. Osez deviner pourquoi on ne tenait pas à les écouter, pourquoi on bâillonnait leurs voix et on pendait leurs Solitude...


II
La narration des vainqueurs, c'est la parole étouffée des déshumanisé.e.s

Nós, gatos, já nascemos pobres
Porém, já nascemos livres
(Chico Buarque, História de uma gata)

« Je parle de millions d'hommes à qui on a inculqué
savamment la peur, le complexe d'infériorité, le tremblement,
l'agenouillement, le désespoir, le larbinisme. »
(Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme)

Why do I write?
‘Cause I have to.
‘Cause my voice,
in all its dialects,
has been silent too long
(Jacob Sam-La Rose, Poetry,
In Sable: The Literature Magazine for Writers. Winter 2002, p. 60.)

“Por qualquer “malfeito” eles podiam ser metidos
em instrumentos de tortura como “troncos”, 
viramundos”, “cepos”, “libambos”, “gargalheiras”,
“golhilhas”, “anjinhos” ou “máscaras de flandres.”



Le vira-mundo était une variété du tronc en bois : il était en fer, un meilleur enfer. Quant au masque de Flandres, quant au masque d'Anastácia... non, ce n'était pas ça, Google.

 Résultat de recherche d'images pour "masque d'anastácia"

Tes algorithmes marchandiseurs opèrent trop souvent des tours de prestidigitation manquant/masquant la réalité ou l'Histoire. Admettons qu'il y a des marketings particulièrement dégueulasses, car le masque d'Anastácia était ça :
Résultat de recherche d'images pour "masque de flandres d'anastácia"

Le masque de Flandres d’Anastácia, femme esclavisée au XVIIIe siècle, incita Grada Kilomba (Lisbonne, 1968) à se poser une simple question au début de son livre Plantation Memories (14) : Who can speak ? Quem pode falar? Qui peut parler ? (15) :
“The mouth is a very special organ, it symbolizes speech and enunciation. Within racism, it becomes the organ of oppression par excellence; it represents the organ whites want — and need — to control.”
La bouche...
Ce n’est que le démarrage du chapitre 1 d’un ouvrage présentant une série de témoignages sur des expériences de racisme ordinaire lourdes de valeur psychanalytique. L'autrice connaît très bien Frantz Fanon (1925-1961, voir un peu plus loin).
Parmi les nombreuses références évoquées par Domenico Losurdo dans son essai majeur Contre-histoire du libéralisme (Éd. La Découverte, janvier 2013), j’ai retenu un exemple particulièrement inoubliable, car symbolique et épouvantable, des tortures infligées aux Noirs esclavisés en Jamaïque à l’époque de l’empire libéral britannique du XVIII siècle : la Derby’s Dose. J'ai vérifié que cette atrocité infernale fut consignée par le propriétaire et géreur de plantations de canne à sucre Thomas Thistlewood dans les journaux intimes qu’il tint entre 1750 et 1786.
Le rapport méthodique de ce prédateur sadique caractérisé a été analysé par Trevor Burnard dans Mastery, Tyranny, and Desire: Thomas Thistlewood and His Slaves in the Anglo Jamaican World (Chapel Hill: University of North Carolina Press, 2004), dont la parution fut commentée par Gordon S. Wood pour The New York Review of Books dans une excellente recension (16) que cite Losurdo dans son ouvrage :
« un esclavo era obligado a defecar en la boca del esclavo culpable, que después era cosida durante cuatro o cinco horas ».
(Domenico Losurdo, Contrahistoria del liberalismo, traduit par Marcia Gasca, révisé par Joaquín Miras, Editorial El Viejo Topo, 2007).
La bouche... Larry Gragg a écrit à l’égard des aveux de l’entrepreneur tortionnaire Thomas Thistlewood :
The picture of Thistlewood that emerges is one of a brutal sadist. Thistlewood routinely employed the lash. Most of the slaves he owned or who were under his charge faced at least one flogging a year and one hundred lashes were common. He chained slaves in stocks, had some mutilated, and others branded. He had some runaways restrained, stripped, and covered with molasses and then exposed to flies and mosquitoes. He ordered some of the flogged slaves to have pepper and lime juice applied to their open wounds. Thistlewood became particularly inventive in his brutality. In doing so, he sought to humiliate as well as to punish. He ordered some slaves to be punished by having other slaves urinate into their eyes and mouth. His favorite technique appears to have been one he called "Derby's dose" (p. 104) which involved having a slave defecate into the mouth of the slave facing punishment and then having that slave gagged four to five hours. 
(Larry Gragg. Review of Burnard, Trevor, Mastery, Tyranny, and Desire: Thomas Thistlewood and His Slaves in the Anglo Jamaican World. H-Albion, H-Net Reviews. April, 2006.)
On voit bien que ce n’est pas par hasard que le professeur Losurdo entama une urgente activité révisionniste ; vu l’état de l’Histoire, récit hagiographique que nous devons pour l’essentiel au libéralisme triomphant, il comprit que les résultats d’une recherche approfondie sur les gentils de ce film étaient foncièrement contre-historiques.
Si le renoncement au panégyrique traditionnel, donc à la glorification (17) des crimes coloniaux et esclavagistes, et au racisme (ordinaire, criminel et structurel : passion d'en haut) et à la ségrégation raciale qui en sont nés (18), est un préalable pour rentrer dans le domaine de l’Histoire —pour reprendre la conclusion de Losurdo— et une urgence humaine et politique élémentaire, il faudra, de surcroît, écouter la voix des racisé.e.s, c’est-à-dire, connaître le point de vue des victimes de notre civilisation ou des héritiers, toujours stigmatisé.e.s, de tant de souffrances.
Voilà pourquoi Ludmilla Teixeira, Djamila Ribeiro (19) ou tant d’autres femmes ou hommes noir.e.s veulent libérer la « parole noire étouffée », la « fala » qui leur a été systématiquement escamotée, réprimée, réduite au silence. Quand la professeure Giovana Xavier prône un féminisme noir (20), elle en signale la portée principale : « le fait de restituer des humanités niées ».
Dans son dernier ouvrage, Françoise Vergès emploie à son tour une expression au concept plus large et radical, car il attaque le mal à la racine ; elle préconise un féminisme décolonial (21) tout en dénonçant une sorte de rapt du féminisme par le néolibéralisme. Évidemment, son approche politique s'inscrit dans une éminente et féconde lignée, celle de Ngũgĩ wa Thiong’o (1938, Kamiriithu, près de Nairobi), auteur de Décoloniser l'esprit, ou, avant lui, de l'insigne Frantz Fanon, qui exhortait à une « décolonisation (...) [qui] porte sur l'être » dans ce testament formidable, rédigé à la hâte par un savant qui se savait atteint d'une leucémie myéloïde incurable, qu'est Les Damnés de la terre.




Si vous tenez aussi à cette libération de la parole étouffée et que vous êtes francophone, si l'histoire de l'esclavage —un phénomène long, complexe et actuel— vous intéresse, je vous propose de jeter un œil sur l'activité récente d'une historienne française africaniste réputée : Catherine Coquery-Vidrovitch, car elle nous rappelle que « désamorcer tous les non-dits » est bel et bien l’une des missions essentielles de son métier. Voilà pourquoi elle a étudié l’histoire de l’esclavage et publié deux livres considérables à ce sujet en 4 ans :
• Catherine Coquery-Vidrovitch et Éric Mesnard, Être esclave, Afrique-Amériques, XVe-XIXe siècles, La Découverte, 2014, 332 pages, 22,50 euros.
• Catherine Coquery-Vidrovitch, Les Routes de l’esclavage. Histoire des traites africaines, VIe-XXe siècle, Albin Michel/Arte Éditions, 2018, 284 pages, 19,50 euros. 
Professeure émérite de l'Université Paris Diderot et spécialiste de l'Afrique, son dernier livre est connu du grand public en France notamment grâce à sa participation comme conseillère historique dans la série éponyme diffusée par ARTE au printemps 2018, ce qui lui a valu bon nombre d'entretiens et d'interventions dans les média (voir annexe au bout de l'article).

Librairie Mollat, vidéo sur Youtube ajoutée le 1er juin 2018 (60'). Entretien avec C. C.-V.
Elle présente son ouvrage Les routes de l'esclavage. Histoire des traites africaines, VIe-XXe siècles (Albin Michel/ARTE).
Dans cet entretien pour la Librairie Mollat, C. C.-V. rapporte ces mots de Fanny Glissant, co-réalisatrice de la série en question : « Je suis descendante d’esclaves, ça, je l’ai toujours su, mais j’ai appris il y a trois mois un secret de famille, je suis descendante de maîtres. » Comme le métis Antônio Soares, gendre de Zumbi dos Palmares (22), qui fit son choix, me dis-je.
Coquery-Vidrovitch explique ensuite que les métis n’existent pas aux États-Unis et que, dans la tête de gens, une goutte de sang noir fait de vous un Noir —en effet, c’est ce qu’on appelle “the one drop rule”. Cette mentalité a été inculquée par les traites européennes et a imprégné tous les esprits.
À ce propos, je me rappelle un article du généticien français André Langaney, alias Dédé-la-Science (23), qui démarrait comme cela :
Qui, se réjouissant de l’élection du premier président « noir » américain (sic), s’est rendu compte qu’il utilisait la définition des races datant de la ségrégation raciale des États-Unis ? Né d’une mère d’origine européenne et d’un père kényan, Obama est aussi « blanc » que « noir » et n’est noir que selon la théorie raciste « de la goutte de sang », qui qualifie de noir quiconque a un seul ancêtre afro-américain, fût-ce parmi des dizaines d’ascendants européens. Une théorie dont le but eugéniste était de préserver « la pureté de la race blanche ». Comme elle rejette les métisses dans la « race noire », celle-ci devient de plus en plus « blanche » ! Les métissages multiples rendent les classifications raciales encore plus stupides qu’elles ne le sont au départ : vous pouvez avoir des arrière-grands-parents de tous les continents !
On trouve sur Youtube une courte vidéo où Fanny Glissant explique son cas particulier et sa vision générale du problème :


« Quand on entend un Kanye West qui dit que l'esclavage pourrait être un choix, ça nous renseigne sur le fait que l'ignorance est la chose la mieux partagée au monde », dit-elle, entre autres.
La servitude n’est jamais volontaire. L’expression « servitude volontaire » —titre du livre de l'excellent La Boétie— est un oxymore et Frédéric Lordon, en s’appuyant sur l’Éthique de Spinoza, a écrit tout un livre (24), très recommandable, pour le prouver.

Une vidéo recueille des propos de Fanny Glissant sur la série-documentaire, qui a été produite par la Compagnie des Phares et Balises, ARTE France, Kwassa Films, RTBF, LX Filmes, RTP et Inrap.
Elle a été réalisée par Daniel Cattier, Juan Gélas et Fanny Glissant.
La mise en place du projet (12 siècles d’histoire, 4 épisodes, 4 heures en tout) a duré 5 ans, dont 2,5 juste pour créer sa structure et d’autres 2,5 ans pour le filmage et le montage. On a filmé dans 8 villes différentes et on a interrogé une quarantaine d’historiens :


Sous le titre Nous donnons à voir les infrastructures de l'esclavage, le quotidien L'Humanité publia le 30 avril 2018 un entretien de Laurent Être avec Fanny Glissant où la réalisatrice explique :
Beaucoup d’initiatives ont déjà été prises en matière de connaissance de l’histoire des traites négrières. En France, mais aussi aux États-Unis, dans tous les pays post-esclavagistes, on peut identifier deux voies principales : d’un côté, des œuvres cinématographiques et audiovisuelles qui s’appesantissent sur la violence, de façon un peu victimaire ; de l’autre, une position centrée sur la culpabilisation des sociétés esclavagistes. Et je pense que, dans la temporalité de la prise en compte du sujet des traites négrières, ces positions étaient importantes. Mais, aujourd’hui, il me semble qu’il devient possible de s’en départir au profit d’une investigation historique se basant sur les faits, et rien que les faits.
(...)
Avec cette traite se mettent en place le système bancaire et assurantiel, l’économie financiarisée. Ce qui nous intéressait, Daniel Cattier, Juan Gélas et moi-même, c’était de donner à voir les infrastructures de l’esclavage. On ne déporte pas 13 millions de personnes sans bénéficier d’un soutien financier, logistique et militaire. Nous voulions montrer la co-implication du secteur privé et de l’État.
Les 4 périodes de l'histoire qui expliquent le découpage de la série sont « 476-1375 : Au-delà du dessert », « 1375-1620 : Pour tout l’or du monde », « 1620-1789 : Du sucre à la révolte » et « 1789 - 1888 : Les nouvelles frontières de l’esclavage ».


Épisode 1 : « 476-1375 : Au-delà du dessert »
476 après J.-C. Rome s'effondre sous la poussée des invasions barbares. Sur ses ruines, les Arabes bâtissent un empire qui s'étend des rives de l'Indus jusqu'au sud du Sahara. Un immense réseau de traite d'esclaves se tisse durablement entre Afrique et Moyen-Orient, autour des cités du Caire et de Tombouctou.


Épisode 2 : « 1375-1620 : Pour tout l’or du monde. »
À la fin du Moyen-Âge, l’Europe s’ouvre au monde et découvre qu’elle se situe en périphérie de la principale zone de production de richesses de la planète : l’Afrique. Les navigateurs portugais sont les premiers à se lancer à la conquête de l’Afrique. Ils partent chercher de l’or mais reviennent avec des milliers de captifs pour les vendre en Europe.


Épisode 3 : « 1620-1789 : Du sucre à la révolte. »
XVIIe siècle. L’Atlantique devient le champ de bataille de la guerre du sucre. Français, Anglais, Hollandais et Espagnols se disputent les Caraïbes pour y cultiver des champs de canne. Pour assouvir ces rêves de fortune, les royaumes européens ouvrent de nouvelles routes de l’esclavage entre l’Afrique et les îles du Nouveau Monde.


Épisode 4 : « 1789 - 1888 : Les nouvelles frontières de l’esclavage »
À Londres, Paris et Washington, le courant abolitionniste gagne du terrain. Après la révolte des esclaves à Saint-Domingue, la Grande-Bretagne abolit la traite transatlantique en 1807.
Pourtant l’Europe, en pleine révolution industrielle, ne peut pas se passer de la force de travail que fournissent les esclaves. Pour satisfaire son besoin de matières premières, elle ferme les yeux sur les nouvelles formes d’exploitation de l’homme au Brésil et aux États-Unis.


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ANNEXE

Marilou Duponchel s'entretint avec C. C.-V. pour le magazine Les Inrockuptibles le 5 mai 2018 :
“L'esclavage est un déni généralisé”, rencontre avec l'historienne Catherine Coquery-Vidrovitch
Les Inrockuptibles, 05/05/18 12h43
Par Marilou Duponchel

En parallèle de la série Arte sur laquelle elle a officié en tant que conseillère historique, Catherine Coquery-Vidrovitch, professeure émérite de l'Université Paris Diderot et spécialiste de l'Afrique, a écrit "Les Routes de l'esclavage". Un ouvrage dense et pédagogique sur une histoire méconnue et pourtant fondatrice.

Votre livre Les Routes de l’esclavage sort au même moment que la série Arte éponyme sur laquelle vous avez officié en tant que conseillère historique. Comment s’est organisé ce projet ?
Catherine Coquery-Vidrovitch
– Fanny Glissant, productrice et réalisatrice de la série, nous a contactés Éric Mesnard et moi. C’est notre ouvrage Être esclave : Afrique-Amériques, XVe-XIXe siècle, publié en 2013, qui lui a donné l’idée de faire appel à nous. Avec ce livre nous voulions raconter l’histoire des esclaves et non pas de l’esclavage. Pour le film, j’ai répondu à des questions de connaissances, éclairé des détails. J’ai ensuite pu lire, en fin de course, la totalité des scénarios et visionné les épisodes. En parallèle, je rédigeais mon livre qui ne raconte pas la série. C’est le même sujet avec le même type de sources, mais traité différemment.

Avec ce nouvel ouvrage vous souhaitiez apporter une vision plus globale de cette histoire ?
Oui, même si à la base, Fanny Glissant voulait aussi davantage s’intéresser à l’histoire des esclaves. Mais j’ai insisté auprès des réalisateurs pour qu’il y ait une vision plus globale de l’esclavage, en parlant notamment de la traite atlantique. Je voulais vraiment montrer à quel point les esclaves africains avaient été utilisés de façon globale et que l’on mesure l'importance de cette histoire qui nous concerne tous.

Comment expliquez-vous qu’elle soit si peu connue ?
C’est justement ce caractère novateur, que l’on retrouve dans les deux premiers épisodes de la série, qui m’a plu. Ils racontent la phase pré-européenne, avec la traite arabo-musulmane et les empires du Moyen Age, mais aussi le moment où les Portugais ne connaissaient pas encore les Amériques. Tout au long du XVe siècle, il y a eu une traite très importante de l’Afrique jusqu’au Portugal. Mais cet épisode est une découverte récente pour les historiens. Antonio de Almeida Mendes, maître de conférences à Nantes, est le premier à avoir étudié ce moment clé de l’histoire. Au Portugal, la dictature Salazar en 1974 a tout bloqué. En France, très peu de spécialistes de l’Afrique lisaient le portugais.

Le fait que l'on associe immédiatement l'esclavage aux champs de coton en Amérique est dû à ce manque ?
Oui, on manquait de savoirs sur la question. On avait peu exploré cette période qui est très importante. Il existe une thèse d’un historien, publié il y a une quinzaine d’années, qui traite cette question, mais elle a été peu étudiée. Dans ce travail de recherche, on apprend que le système de la plantation américain a été mis au point par les portugais dans l’île de São Tomé, qui a été une sorte de laboratoire de la traite négrière, dès le XVe siècle.
En lire plus.
Dans cet entretien, Catherine Coquery-Vidrovitch rappelle, entre autres choses, l'importance du choix des mots, un sujet qui nous est très cher :
Il faut se méfier du mot esclave, puisqu’il implique l’idée que l’on est esclave par nature, or on le devient. De la même manière, on a décrété au XVIIe siècle que tous esclaves étaient nécessairement noirs. En anglais, on utilise depuis longtemps le terme d’"enslavement" que l’on peut traduire par esclavisation. Le mot français n’existait pas mais les chercheurs commencent à l’utiliser, ce qui est beaucoup plus judicieux.
Là, elle s'aligne en effet sur la position de bon nombre de chercheurs et de chercheuses en la matière. Grada Kilomba a précisé :
Na minha escrita, uso o termo "escravizada/o", e não escrava/o, porque "escravizada/o" descreve um processo político ativo de desumanização, enquanto escrava/o descreve o estado de desumanização como a identidade natural das pessoas que foram escravizadas. No entanto, o termo aparece por vezes de forma figurativa; nesses casos, opto por escrevê-lo em itálico: escrava/o.

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NOTES

(1) Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis. De 1492 à nos jours, Agone, 2002, p. 592.
Quant à la sinistre pathologie de la Destinée manifeste, elle n'a jamais cessé d'être en vigueur et elle fout toujours la trouille la plus bleue. Même dans la bouche des colombes du régime :
« L’Amérique doit assumer la responsabilité de sa puissance. Nous devons diriger le monde [lead the world] . Et nous ne pouvons le diriger sans nos forces armées. (...) C’est notre rendez-vous avec le destin. (...) Nous ne devons pas laisser l’histoire nous échapper. ». Le Général Colin Powell, Président du Comité des chefs d'état-major des armées étasuniennes, "U. S. Forces: Challenges Ahead", Foreign Affairs, vol 71, nº 5, Hiver 1992-1993.
« Nos intérêts et nos idéaux ne nous obligent pas seulement à nous engager, mais à diriger (…). Nous devons promouvoir la démocratie et l’économie de marché dans le monde parce que cela protège nos intérêts et notre sécurité, et parce qu’il s’agit du reflet de valeurs qui sont à la fois américaines (sic) et universelles (resic) ». Discours ("remarks") prononcé le 21 septembre 1993 par M. Anthony Lake, Assistant du Président Bill Clinton pour les questions de sécurité nationale, à l’université Johns-Hopkins, à Washington, DC, et intitulé « From Containment to Enlargement ».
(2) Profitons de ces mots du Général de Gaulle pour évoquer un cas de figure de racisme structurel jusqu'à la racine —ce racisme structurel encadre et est source du racisme ordinaire. Il arrive qu'à la fin de quatre années d'occupation nazie, on ne put voir aucun combattant noir dans les défilés victorieux à Paris. Pourtant, la 2e DB (Division Leclerc) était fortement composé de Noirs, recrutés de préférence en Afrique centrale et en Afrique occidentale. Que s'était-il passé ?
La raison en est le « blanchiment » de troupes, opéré par les armées américaines, britanniques et françaises à plusieurs reprises au XXe siècle.
Avant le débarquement de Normandie, à partir de l'été 1943, ce fut l'État Major étasunien qui équipa et instruisit en Grande-Bretagne cette division blindée, et qui exigea qu'elle ne comptât plus aucun soldat noir, sous prétexte qu'ils ne seraient pas capables de conduire un char —oui, plus d'un million des soldats étasuniens étaient noirs, mais ils étaient soumis à une ségrégation et à une hiérarchie raciale très stricte : les Blancs commandaient, les Noirs suivaient les ordres.
De surcroît, les autorités britanniques firent pression pour blanchir la 2e DB, car elles ne voulaient pas que les Français amenassent des soldats noirs en Angleterre : oui, toujours cette hantise raciste de la miscegenation (le métissage).
C'est ainsi que le général Leclerc accepta de se séparer de 3 603 tirailleurs sénégalais.
L'historien allemand Raffael Scheck (Freiburg im Breisgau, 1960), professeur d'histoire moderne de l'Europe au Colby College, nous explique tout cela et d'autres détails sur cette vidéo de la vidéaste et journaliste Jeanne Seignol pour Le Monde :



Raffael Scheck a étudié les massacres de tirailleurs sénégalais par la Wehrmacht en 1940 dans son livre Une saison noire : les massacres des tirailleurs sénégalais, mai-juin 1940 (trad. de l'anglais), Tallandier, 2007. Honneur aux historiens de sa trempe, grâce auxquels on connaît une partie des déboires subies par les soldats noirs des armées françaises, des horreurs qui se poursuivirent parfois après leur rapatriement (cf. le massacre de Thiaroye).

Mis à jour du 5 septembre 2019 :
À propos du discours de Macron à Bormes-les-Mimosas, où il s'offrit un bain de foule, selon la presse plurielle, à l'occasion du 75e anniversaire du Débarquement allié en Provence, Isabelle Alonso a écrit (Siné Mensuel nº 89, septembre 2019, p. 5) :
Il y a rendu hommage à la contribution de l'Afrique, noire et maghrébine, à la libération de la France libre. Il était plus que temps. Car nombre de faits d'armes de la Résistance furent menés par la main-d'œuvre immigrée, les républicains espagnols avec la Libération de Paris, mais aussi les troupes coloniales algériennes, tunisiennes, sénégalaises, etc. (...)
Si la République avait reconnu plus tôt ce qu'elle doit à ses héros, si elle leur avait versé des pensions égales à celles des métropolitains, si elle avait donné leur nom à des rues depuis des décennies, si elle avait transmis à leurs descendants la fierté de leurs origines et la légitimité de leur citoyenneté, sans doute aurait-elle économisé quelques épisodes aussi tragiques que récents.
(3) De mars à juillet 2019, le musée d’Orsay à Paris consacra une exposition au « Modèle noir, de Géricault à Matisse » que je ne pus voir, hélas, qu'en vitesse, le 20 avril 2019, jour de la prise de cette photo du tableau de Verdier, refusé au Salon du Louvre en 1843 sous couleur « d’attiser la haine populaire contre nos malheureuses colonies ». Les chiens de garde sont toujours là quand il est question de ne pas consentir à ouvrir des plaies, certaines plaies.



Présentation détaillée de l’exposition.

(4) Photo prise lors de ma visite en juillet 2019 de l'exposition Djanira: a memória de seu povo, dans la Casa Roberto Marinho, à Rio de Janeiro. On peut la visiter du 28 juin au 27 octobre 2019.
Je traduis en français l'essentiel de l'information fournie par les organisateurs de l'exposition :
Avec cette œuvre, Djanira remporta en 1955 le concours Cristo do Cor, ce qui suscita une grande controverse à l'époque, car on accusait son tableau d'attenter à la religion et à l'art. Après tout, l'image de Jésus-Christ était (et l'est toujours), traditionnellement, celui d’un homme blanc. Dans cette peinture, le Christ est le seul personnage représenté avec un visage, presque nu et attaché au pilori du Pelourinho, à Salvador, fouetté par un autre homme noir alors qu’un homme blanc regarde la scène ; sur la colonne, il y a un blason du Brésil impérial, symbole de la colonisation européenne. Tout autour... de l'indifférence et beaucoup d'églises catholiques.
(5) Fléau plus moderne ou contemporain qu'on ne le pense : en voici un exemple très récent lu dans le quotidien Le Monde (c'est moi qui y mets du rouge) :
Au Canada, un rapport alerte sur le « génocide » des femmes autochtones. 
Elles font face à une violence disproportionnellement élevée en raison des « actions et inactions de l’Etat qui trouvent leurs racines dans le colonialisme et les idéologies connexes », souligne le texte. 
Le Monde avec AFP Publié le 04 juin 2019 à 05h02 - Mis à jour le 04 juin 2019 à 08h15

Plus d’un millier de femmes autochtones ont disparu ou ont été assassinées au Canada ces dernières décennies. Un « génocide », conclut une commission d’enquête publique, dont le rapport a été remis lundi 3 juin après plus de deux ans de travaux.
Les auteurs de ces meurtres et de ces disparitions étaient de toutes origines ethniques. Certains étaient les partenaires de ces femmes, d’autres des membres de leur entourage. Il s’agissait parfois d’étrangers, y compris des tueurs en série, révèle l’enquête présentée lors d’une cérémonie en présence du premier ministre, Justin Trudeau, et des familles des disparues à Gatineau, ville québécoise située en face d’Ottawa.
Le rapport souligne que les femmes et les filles autochtones font face à un niveau de violence disproportionnellement élevé en raison des « actions et inactions de l’Etat qui trouvent leurs racines dans le colonialisme et les idéologies connexes, reposant sur une présomption de supériorité ». Après avoir entendu ou recueilli les témoignages de plus de 2 000 personnes, la commission estime que les victimes sont probablement plusieurs milliers, mais que « nul ne connaît » leur nombre exact. (...)
(6) « As commander of the Continental Army, [George Washington] ordered the destruction of indigenous communities when it helped the American cause » (Gillian BrockellThe Washington Post, 25/08/2019).
Au demeurant, je ne sais pas si nos abasourdis d'aujourd'hui sont au courant que, dans sa correspondance privée, George Washington appelait les indigènes de l'Amérique du Nord Wild Beasts of the Forest. Comme c'est un préjugé encore en vigueur, la lutte des Amérindiens —qui est la lutte de l'humanité— continue ; témoin, Alessandra Korap Munduruku et tous les indiens du Brésil. Et tous les indiens de la Terre.
(7) « (...) na época da Independência, praticamente todos os brasileiros livres eram donos de escravos, incluindo inúmeros ex-cativos que também tinham seus próprios cativos. » Laurentino Gomes, Escravidão, volume I, Do primeiro leilão de cativos em Portugal até a morte de Zumbi dos Palmares, Globo Livros, 20.08.2019, Introdução, page 25. [Au moment de l'indépendance du Brésil, la pratique totalité des Brésiliens libres possédait des esclaves, y compris de nombreux anciens captifs qui avaient également leurs propres captifs.]
(8Adam Smith savait bien à propos de Rome que "the freedom of the free was the cause of the great oppression of the slaves".
(9) Diderot, dans l'Histoire des deux Indes : « À qui, barbares, ferez-vous croire qu'un homme peut être la propriété d'un souverain ; un fils, la propriété d'un père ; une femme, la propriété d'un mari ; un domestique, la propriété d'un maître, un nègre, la propriété d'un colon ? »
(10) paru à Genève en janvier 1759, deux ans avant le début des déboires des esclavisés de Tromelin.
(11) Thomas Jefferson était contre « l’apparition d’un pays libre régenté par un Noir » (Pierre Pluchon, Toussaint Louverture – De l’esclavage au pouvoir, Paris/Port-au-Prince, Éditions de l’École/Éditions Caraïbes, 1979. P. 305). D’ailleurs, il avait commencé dès 1799 à négocier avec la France une politique d’extermination à l’endroit de ce qu’il nommait la « république cannibale », comme nous le rappellent Domenico Losurdo, dans son ouvrage déjà cité, ou Roger Kennedy, Mr. Jefferson’s Lost Cause. Land, Farmers, Slavery and the Louisiana Purchase, New York, Oxford University Press, 2003. P. 177.
Le racisme des
idées, projets et pulsions historiques des libéraux est tellement intrinsèque qu'il faut peut-être concéder une saugrenue et monstrueuse franchise à beaucoup de négriers qui prêchaient la Liberté, car le bourrage de crâne peut opérer des merveilles. Pankaj Mishra écrivait, il n'y a pas très longtemps, à propos d'assomptions libérales, conscientes ou inconscientes, au XIXe siècle :
(...) Scholars from Uday S. Mehta to Duncan Bell have demonstrated that 19th-century liberal prescriptions about freedom and progress, emerging in an age of imperial expansion and capitalist globalisation, presupposed a chasm between civilised whites and uncivilised non-whites. Victorian liberals from Mill to Hobhouse simply assumed ethnic homogeneity at home and racial hierarchy abroad.
Pankaj Mishra, What Is Great about Ourselves, London Review of Books, Vol. 39, Nº 18, le 21 Sept. 2017
(12) L'Abbé Grégoire (1750-1831) le savait fort bien et contrecarrait tous les alibis de son époque puisqu'il écrivait : « (...) la tendance manifestée pour le commerce des esclaves n'est pas l'effet de l'ignorance sur la vraie nature et les effets de ce commerce. Cette tendance est suggérée par l'avarice, l'affreuse avarice pour laquelle rien n'est sacré. » (Abbé Grégoire : De la traite et de l'esclavage des Noirs, 1815).
Quant au Capitalisme, une remarque : il est évident que ce système prédateur n'a pas inventé l'esclavage, mais en a profité d'une manière industrielle et féroce, et sa flèche, son conatus est, de toute évidence, l'exploitation sans état d'âme de la planète et des êtres humains (des ressources humaines), que ce soit à travers l'esclavage, le salariat, la sous-traitance ou la gig economy et l'immatériel. Ou moyennant le travail bon marché des enfants d'hier et d'aujourd'hui, lorsque les conditions ou les délocalisations le permettent. Quand le philosophe et politique Jules Simon (1814-96) écrivit L'ouvrier de huit ans (Revue des deux Mondes, décembre 1864), il aimait le travail, n'était aucunement socialiste et prônait des transformations extrêmement "modérées" ; c'était un libéral dénonçant non une flèche, mais juste des abus, d'ailleurs passablement maladroits, contre-productifs
« On a là, sous la main, un bien immense à réaliser, sans dépense et sans résistance, par un simple article de loi : on n’a que le tort de n’y pas penser. L’expérience même est faite, par un pays voisin, depuis 1844 ; nous n’aurons ni le mérite de l’initiative, ni celui du courage. Il suffit de couper la journée en deux : six heures pour le métier, six heures pour l’école et pour le plaisir. Ce changement n’est pas onéreux pour l’industrie, il ne coûte rien aux familles. Il rend supportable et même agréable la situation des enfants employés dans les manufactures, et il assure pour l’avenir un recrutement de bons ouvriers. Jamais il n’y eut de réforme plus simple, et il n’y en eut jamais de plus urgente. »
N'empêche, il fut accusé de vouloir ruiner l'industrie textile française : sa proposition était inacceptable car il n'était pas question de réduire le temps de travail des enfants !
(13) Quinte-Curce nous avait déjà prévenus : « Inter dominum et servum nulla amicitia est : etiam in pace, belli tamen iura servantur » (Entre maître et esclave, pas de place pour l'amitié ; même en temps de paix, ce sont les lois de la guerre qui sont observées).
(14) Grada Kilomba, Plantation Memories: Episodes of Everyday Racism. Unrast Verlag, Münster, 1ère, 2008 ; 5e édition, décembre 2018. Pour accéder à une version en PDF en ligne en anglais, cliquez ci-contre. Depuis janvier, il existe une édition en portugais, traduction de Jess Oliveira, chez l'Editora de Livros Cobogó, Rio de Janeiro, 2019.
(15) Cf. aussi Gayatri Chakravorty Spivak, « Can the Subaltern Speak ? », in Cary Nelson, Lawrence Grossberg (ed.), Marxism and the Interpretation of Culture, Chicago, University of Illinois Press, 1988, p. 271-313. (Les Subalternes peuvent-illes parler ?, traduction française de Jérôme Vidal, Éditions Amsterdam, 2006).
(16) Gordon S. Woods, What Slavery Was Really Like, The New York Review of Books, 18/11/2004.
(17) Je me rappelle toujours le mécompte terrible que j'essuyai, il y a une dizaine d'années, quand je lus Lisboa. Lo que el turista debe ver, de Fernando Pessoa, édité en castillan par les éditions Endymión. Ce guide de Lisbonne était exhaustif et passionné, mais également, hélas, chaud comme la braise vis-à-vis des gloires impériales portugaises et, dans ce sens, décevant et pompeux: il reflétait les délires de grandeur de l'auteur qui buvait du petit-lait à l'idée de voir sa Lisbonne considérée comme une grande capitale, à tous égards, y compris ceux dérivés de l'horrible prédation coloniale. Cela faisait très très mal, car mon attachement à Pessoa était considérable et qu'il était, il est toujours,  une puissante référence nationale portugaise bourrée d'influence. Quand je lus cet été l'édition brésilienne de l'ouvrage mentionné plus haut de Grada Kilomba, une lisboète qui a ses origines dans les Îles de Sao Tomé-et-Principe et en Angola et qui s'est établie à Berlin avec soulagement, je crus la comprendre —malgré l'amour que je porte aux Portugais, un peuple qui excelle en gentillesse dans la triste Europe d'aujourd'hui.
Dans son introduction, Kilomba expliquait qu'en Lisbonne, elle était la seule étudiante noire de tout le département de psychologie clinique et psychanalyse, et que dans les hôpitaux où elle travaillait, pendant ses études et postérieurement, il était habituel qu'on la prenne pour une senhora da limpeza (femme de ménage). Et elle ajoutait :
(...) Deixei Lisboa, a cidade onde nasci e cresci, com um imenso alívio. Não havia nada mais urgente para mim do que sair, para poder aprender uma nova linguagem. Um novo vocabulário, no qual eu pudesse finalmente encontrar-me. No qual eu pudesse ser eu.
Cheguei a Berlim, onde a história colonial alemã e a ditadura imperial fascista também deixaram marcas inimagináveis. E, no entanto, pareceu-me haver uma pequena diferença: enquanto eu vinha de um lugar de negação, ou até mesmo de glorificação da história colonial, estava agora num outro lugar onde a história provocava culpa, ou até mesmo vergonha.
Elle venait d'un espace de glorification de l'histoire coloniale... et je me rappelais le guide lisboète de Pessoa.
(18) Dans son Introduction à Histoire des Blancs (coll. Voix Libres, Max Milo Éditions, Paris, 2019), l'historienne étasunienne et professeure émérite de l'université de Princeton Nell Irvin Painter (1942) rappelle :
L’histoire américaine abonde en commentaires sur ce qu’être non blanc signifie, se déplaçant aisément entre les changements alternés du sens de « race » conçue comme couleur, passant de personne « de couleur » à « Nègre » puis à « Afro-Américain » puis à « Noir » puis à « Africain-Américain », être noir étant toujours associé à l’esclavage.
Mise à jour du 17.11.2019 : ... ce qui a toujours les (vraies) conséquences les plus invraisemblables pour nos semblables à la peau pigmentée... J'y mets du rouge :
Les algorithmes, un danger pour la santé des Américains noirs
Nature (Londres)
Même les logiciels de prise de décision utilisés par les hôpitaux aux États-Unis sont racistes. Peut-on corriger ces préjugés, se demande la revue scientifique Nature.
Une analyse détaillée vient de le révéler : les patients noirs seraient victimes de discrimination systématique de la part d’un algorithme couramment utilisé dans les hôpitaux américains pour attribuer des prestations de santé. L’étude, publiée dans Science le 25 octobre [2019], conclut que cet algorithme est moins susceptible de faire bénéficier les Noirs que les Blancs de programmes destinés à améliorer les soins des patients présentant des besoins médicaux complexes. Les hôpitaux et les assureurs se servent de cet algorithme et d’autres pour gérer les soins de près de 200 millions de personnes chaque année aux États-Unis.
(...) Dans leur globalité, ces données montrent que les soins prodigués aux Noirs coûtent en moyenne par personne et par an 1 800 dollars de moins que ceux assurés aux Blancs présentant le même nombre d’affections chroniques. Les scientifiques avancent que cet accès inférieur aux prestations serait dû aux effets d’un racisme systémique, qui va de la méfiance vis-à-vis du système de santé jusqu’à une discrimination active de la part des prestataires. Or, puisque l’algorithme se fonde sur le coût pour déterminer si des patients doivent être inscrits dans des catégories à haut risque, cette discrimination a une influence sur ses résultats : pour pouvoir obtenir une aide supplémentaire, les Noirs doivent être plus malades que les Blancs. Seuls 17,7 % des patients qui se voient attribuer des soins supplémentaires sont noirs. Les chercheurs estiment que cette proportion serait de 46,5 % si l’algorithme ne reflétait pas des préjugés.
(...)
Rayid Ghani, chercheur en informatique à l’université Carnegie Mellon de Pittsburgh, en Pennsylvanie [explique que les] vérifications de ce genre sont plus répandues aujourd’hui [parmi les développeurs] depuis que les informations sur le caractère discriminatoire des algorithmes circulent davantage. (...)
“Sont-ils plus nombreux à le faire qu’avant ? s’interroge Rayid Ghani. Oui. Mais sont-ils assez nombreux à le faire ? Non.” De son point de vue, il faudrait toujours comparer les résultats de ces vérifications aux décisions prises par des humains avant de considérer qu’un algorithme aggrave les choses. L’informaticien signale que son équipe, dans le cadre d’analyses non publiées, a comparé des algorithmes utilisés dans la santé publique, la justice pénale et l’éducation à la prise de décision humaine. Ils en ont conclu que si les systèmes d’apprentissage automatiques étaient effectivement discriminatoires, ils l’étaient moins que les gens. C’est ce que rappelle Rayid Ghani :
"Nous continuons à nous servir de ces algorithmes que l’on appelle des hommes et qui sont vraiment remplis de préjugés. On les a testés, on sait qu’ils sont catastrophiques, mais on continue à s’en servir tous les jours pour des décisions importantes.”
Heidi Ledford
Cet article a été publié dans sa version originale le 24/10/2019.
Je vous conseille d'en lire la totalité.
(19) Djamila Ribeiro, Lugar de Fala, Sueli Carneiro / Polen, São Paulo, 2019.
(20) Giovana Xavier, Feminismo: direitos autorais de uma prática linda e preta. Folha de São Paulo, 19/07/2017.
(21) Françoise Vergès, Un féminisme décolonial (La Fabrique éditions, 2019)
(22) Lire à cet égard Angola Janga, l'incontournable BD de Marcelo D'Salete. Elle a été traduite en français aux Éditions Ça et Là en 2018.
(23) Dédé-la-Science, La race d’Obama, Siné Mensuel nº 45, septembre 2015, p. 8.
(24) Frédéric Lordon, Capitalisme, désir, servitude. Marx et Spinoza, La Fabrique, Paris, 2010