mardi 30 avril 2013

"Adieu à la croissance" (Gadrey) pour ce Premier Mai 2013

« (...) double folie des travailleurs, 
de se tuer de surtravail et
de végéter dans l'abstinence »
Paul Lafargue sur La surproduction
dans "Le Droit à la Paresse"

« C'est seulement dans les pays retardés du monde
que l'accroissement de la production est un objectif
important : dans les plus avancés, ce dont on a besoin
sur le plan économique est une meilleure répartition. » 
John Stuart Mill, Principes d'économie politique, 1848


La réfutation de la croissance et du productivisme débiles, et l'apologie de la vraie vie ont toujours été l'apanage des moins cons. Je réserve un petit coin chéri de ma bibliothèque à des bouquins consacrés à l'éloge de l'oisiveté et au dénigrement du travail (ou de l'acharnement au travail). On en trouve depuis l'Antiquité.
Dans ce domaine, le XIXe siècle et le premier tiers du XXe furent particulièrement fructifères ; on peut dénombrer, par exemple, les contributions de Paul Lafargue (Le droit à la paresse, 1881, où il évoque entre autres Destutt de Tracy ou Cherbuliez [1], déjà cités par Karl Marx dans Le Capital, 1872), Robert Louis Stevenson (An apology for idlers, 1877, traduit en français comme Une apologie des oisifs), Clément Pansaers (L'apologie de la paresse, 1920-1921), Kazimir Malevitch (La paresse comme vérité effective de l'homme, ouvrage rédigé en 1921 et publié pour la première fois, bien entendu en russe, en 1994) ou Bertrand Russell (In Praise of Idleness, Éloge de l'oisiveté, écrit en 1932, paru en 1935).
Plus récemment, en matière d'analyse du Travail et des ravages de la Croissance débraguettée [2], nous disposons des apports humanistes et écologistes d'Ivan Illich, André Gorz (cité également ici et ; le Diplo se souvient de lui dans son numéro de mai 2013, paru récemment, tout comme Jean Lebrun dans son émission La Marche de l'Histoire, sur France Inter [3] ou, un peu avant, en novembre 2012, Là-bas, si j'y suis, lors du cinquième anniversaire de sa mort), Serge Latouche, Hervé Kempf et de tant d'autres penseurs documentés et sensibles, voire déconcertants, tels Jacques Ellul (« Exister, c’est résister », mais hélas, sioniste et protestant).
Mais vu que demain c'est le Premier Mai et compte tenu des positions socio-économiques de la Gauche obnubilée et quémandeuse d'emploi et de croissance que nous subissons, je me plais maintenant à reproduire un extrait d'Adieu à la Croissance - Bien vivre dans un monde solidaire (novembre 2010), essai déjà cité dans ce blog de l'économiste Jean Gadrey, membre du conseil scientifique d'Attac, dont la nouvelle édition augmentée a été publiée par Les petits matins/Alternatives Économiques en 2012 et que je conseille de lire à quiconque veut réfléchir un tant soit peu à des concepts tels que "travail", "croissance", "environnement"/"planète", "avidité", "richesse" ou "bien-vivre". Nos enfants sont encore innocents, que ce soit à Madrid, à Paris, au Mali ou à Göttingen...
Ah !, c'est moi qui ai ajouté le lien de l'avant dernier paragraphe. Bonne lecture.
« (...) Ajoutons cet argument emprunté à l'économiste Laurent Cordonnier. L'un des moteurs les plus efficaces du consumérisme [4] est le splendide isolement des individus que produit la société de marché. Ramenant tous les registres des relations sociales à des échanges marchands, la société de marché vise à transformer les individus en monades qui n'auraient plus d'autre modalité pour faire valoir leur « être » auprès de leurs semblables que de se vautrer dans des stratégies narcissiques d'affichage des succès obtenus dans l'accumulation de signes consuméristes. Pourtant, dès les années 1970, des analystes ont commencé à mettre en doute l'efficacité de ce système de persuasion incitant à dépenser toujours plus pour une croissance toujours moindre et une satisfaction qui stagne ou régresse.

Les limites sociales du « toujours plus »
Dans un ouvrage remarquable [5] datant de 1976, Fred Hirsch, économiste universitaire et journaliste, prenait un exemple simple : « Quand tout le monde se dresse sur la pointe des pieds, personne ne voit mieux que les autres », et donc personne n'est mieux qu'avant. Or, la croissance est présentée comme une voie royale permettant à tous d'atteindre de meilleures places. Cela devient impossible et source de frustrations quand il s'agit d'accéder à des biens qui provoquent de la « congestion » (sur le modèle de l'automobile) ou des « biens positionnels », dont la rareté est plus sociale que physique : des emplois de cadres supérieurs ou de direction impliquant des études prestigieuses, des statuts sociaux enviables, des places dans des théâtres renommés, « l'accès privatif à un charmant coin de verdure », les résidences des « rurbains », les lieux de tourisme réputés, etc. On invite tout le monde à se « dresser sur la pointe des pieds » pour en bénéficier alors que seule une minorité (aux premiers rangs) peut et pourra y accéder, quelle que soit la croissance. Or, ces biens sont devenus, avec l'abondance matérielle, de grands territoires d'expansion du marché dans les pays riches. Qui plus est, ce que n'avait pas anticipé Fred Hirsch, avec la raréfaction ou l'épuisement des ressources naturelles, même des biens matériels « classiques » deviennent positionnels dans le système « libéral-croissanciste ».
Ce système engendre d'énormes gaspillages collectifs : les gens s'épuisent tous à rester sur la pointe des pieds, alors que la coopération et la délibération sur des limites admises, dans un cadre plus égalitaire et moins concurrentiel, conduiraient à une plus grande efficacité et à plus de satisfaction.

Et les plus pauvres ?
Ce qui précède peut sembler dépassé en 2010, alors que la crise se poursuit, accompagnée de drames humains à l'échelle du monde. On peut penser que ces arguments ne concernent pas ceux qui, dans notre pays, vivent avec bien peu. Pourtant, la production organisée de l'avidité ne vise pas que les riches et les « classes moyennes ». Les chaînes de la restauration rapide et les multinationales de l'agroalimentaire sont aujourd'hui accusées par les associations de consommateurs et par les médecins de pousser à la consommation de produits dont le prix est aussi bas qu'élevée leur teneur en graisse, en sucre et en CO2. Elles organisent autour de ces produits à risques, destinés en priorité à des gens modestes, des campagnes permanentes de publicité, y compris dans les émissions télévisées pour enfants.
Les ménages à bas revenu n'ont pas assez de ce qui pourrait contribuer à leur bien-être, et, en particulier, aujourd'hui, ils sont souvent mal logés et manquent d'un accès universel et gratuit à la santé, à l'éducation, à des transports collectifs, aux services pour la petite enfance et les personnes âgées, à un environnement sain, etc. La pauvreté est une situation de privation de « droits à... », au-delà du droit à disposer d'un revenu décent. Les plus pauvres sont d'un côté limités dans leur accès à des services liés à des droits, et, de l'autre, ils sont conduits à dépenser leurs maigres ressources monétaires dans le cadre du système de l'avidité, du crédit, de l'envie et de la frustration, sous l'emprise des marques, de la publicité, de la malbouffe, de la pression au renouvellement des biens. Les officines de crédit à la consommation prospèrent sur le dos des pauvres, avec des taux d'usurier et des pratiques inhumaines de recouvrement et de poursuites en justice. Tout cela contribue à aggraver la pauvreté comme privation de droits. Un système qui n'est pas fait pour répondre à des besoins mais pour produire des désirs à des fins lucratives est particulièrement nocif pour les pauvres.
(...)
On peut, sans croissance économique, améliorer nettement la vie des ménages à faible pouvoir d'achat, par la redistribution indispensable des revenus (voir troisième partie [6]), mais aussi par la maîtrise politique du foncier, du logement social (et écologique), par la gratuité d'accès à des services publics redevenant universels, par une profonde réorganisation de la production et de son contrôle, issue de délibérations sur les besoins [7]. (...) »

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[1] Antoine-Élisée Cherbuliez (Genève 1797- Zürich 1869), utilitariste et antisocialiste, écrivit dans Riche ou pauvre : exposition succincte des causes et des effets de la distribution actuelle des richesses sociales (1840) :
"Les travailleurs eux-mêmes, en coopérant à l'accumulation des capitaux productifs, contribuent à l'événement qui, tôt ou tard, doit les priver d'une partie de leur salaire."
Et pour conclure son paragraphe, il ajoutait :
"Ce défaut de sécurité, provenant de circonstances que le prolétaire ne peut ni prévoir, ni prévenir, loin d'aiguiser les facultés qui lui restent, exerce une influence fatale sur son développement morale."
Le lien ci-dessus permet de mieux situer ces extraits dans leur contexte disons benthamien.

[2] ... et sa cousine la Compétitivité, qui fait toujours des victimes.

[3] Merci José pour le tuyau. Quant aux couinements d'Édith Cuignache-Gallois, n'arrêtons pas d'offenser les ignares piteux.

 
[4] Anglicisme affreux à grand succès, y compris parmi les adversaires de la fièvre acheteuse promue par le Capital de la Croix-sance et de la Con-Gestion —essentiellement et avant tout dévastatrices.

[5] Social Limits to Growth, Routledge. Une traduction française, préfacée par Jean Gadrey, a été éditée le 28 mars 2013.

[6] Elle s'intitule Société soutenable, société désirable.

[7] Note de J. Gadrey : Voir le « manifeste pour les produits de haute nécessité ».

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