mardi 9 avril 2019

Rétrospective de Balthus au Musée Thyssen-Bornemisza (Madrid)

Entrée exposition Balthus : La partie de cartes, 1948-50,
Musée National Thyssen-Bornemisza, Madrid
. PHOTO : Alberto Conde.



Du 19 février au 26 mai 2019, le musée Thyssen Bornemisza de Madrid présente une rétrospective consacrée à l'œuvre du peintre Balthasar Kłossowski de Rola (Paris 1908-Rossinière, canton de Vaud, en Suisse, 2001), artiste personnel et inclassable, religieux et bouleversant, contempteur de l'art contemporain, plus connu sous le nom de Balthus, déjà abordé sur ce blog. Elle est composée de 47 toiles majeures.


Sa veuve Setsuko Kłossowski de Rola participa à son vernissage le 19 février : cliquez ci-contre pour accéder à un reportage illustré du quotidien El País.

Cette exposition a été organisée en collaboration avec la Fondation Beyeler, qui siège à Riehen —près de Bâle, en Suisse— où elle fut exhibée de septembre 2018 à janvier 2019, sous le commissariat de Raphaël Bouvier, soutenu par Michiko Kono, avec la collaboration de Juan Ángel López-Manzanares à Madrid. Comme le rappelle le site de la Fondation Beyeler :
De son enfance à Berne, Genève et Beatenberg en passant par son mariage avec la suissesse Antoinette de Watteville et leurs séjours aussi bien en Romandie qu’en Suisse alémanique, jusqu’aux dernières décennies passées à Rossinière, authentique village de montagne, Balthus entretient une relation étroite et continue avec la Suisse.
Ce web nous propose également une biographie de Balthus. Il était le second fils d’Erich Kłossowski (1875-1949) et Else, puis Baladine Kłossowska, née Elisabeth Dorothea Spiro (1886-1969) :
Ses parents, un historien de l’art germano-polonais et une artiste juive allemande, font grandir leurs deux garçons dans un environnement empreint d’art et de culture. Pierre Kłossowski, le frère de Balthus, de trois ans son aîné, deviendra un écrivain et artiste célèbre.
Cette ambiance familiale aura une importance décisive dans la vie et l'œuvre de Balthus. Établis à Montparnasse en 1903, ses parents fréquentaient, par exemple, Rainer Maria Rilke et Pierre Bonnard, professeur de sa mère Baladine :
Le peintre Pierre Bonnard, qui était très ami avec mes parents, a dit un jour à mon père : surtout ne l’envoyez pas dans une école d’art, il y perdrait quelque chose. Je me suis donc fait mes écoles tout seul. En fait, j’ai appris mon métier comme on apprend à parler : en essayant de faire comme font les autres, en regardant travailler mon père et ma mère, en écoutant les conseils de Bonnard, de Maurice Denis, et plus tard d’André Derain. Et en pratiquant assidûment la copie. A l’époque, les jeunes peintres considéraient le Louvre comme un cimetière. Moi, j’y allais tout le temps. J’y ai beaucoup copié Poussin. J’aurais bien aimé pouvoir l’interroger sur sa touche, sur ses couleurs… Puis je suis allé copier Piero Della Francesca à Arezzo. "
Comme les Kłossowski étaient allemands, ils furent contraints de quitter la France en 1914, d'abord pour Zürich, puis pour Berlin. Mais le couple se sépara pendant cette première guerre mondiale, en 1917.
Alors, Baladine s'installa avec ses enfants en Suisse, concrètement quelques mois à Berne et à Beatenberg, puis à Genève en novembre. Balthus fut inscrit en 1919 au lycée Calvin.

Sa mère serait le dernier amour du poète Rainer Maria Rilke (1875-1926), sa Merline.  
Rilke, à son tour, apprécia sincèrement le jeune Balthus et ses dessins du chat Mitsou, réalisés à l'âge de 11 ans. Ils seraient publiés en 1921 dans un recueil intitulé Mitsou le Chat et préfacé par son mentor.

Tyto Alba : Balthus y el conde de Rola, Fundación Colección Thyssen-Bornemisza y Astiberri Ediciones, 2019 (1)

Disons que les lettres du poète au très jeune peintre, suivies de 40 images de Mitsou, sont disponibles en français. « Personne ne peut comprendre ce que représentent ces premiers dessins pour moi. Seul Rilke l'avait pressenti. », dit Balthus en 1998.
Au printemps 1921, sa mère, son frère et lui retournèrent à Berlin qu'ils quittèrent définitivement pour Beatenberg en mai 1923. C'est là qu'en 1924, Balthus ferait la connaissance d’Antoinette de Watteville, alors âgée de douze ans. Ils se marieront le 2 avril 1937. On a sauvé et publié quelque 240 lettres de leur correspondance amoureuse (1928-1937).



J'effectuai ma visite le vendredi 5 avril, à 18h, heure d'évacuation urbaine, ce qui opéra un miracle : je pus parcourir les différentes salles en (presque) toute tranquillité.
D'autre part, l'heureuse disposition strictement chronologique des tableaux me permit de suivre la vie de l'artiste, depuis les années 1920, et ses pulsions à chaque étape, à tel point peintures et curriculum vitae étaient étroitement liés, serrés, chez lui (cf. un peu plus bas).
Les commissaires ont conçu sept étapes vitales pour l'aménagement des œuvres :
1) Le développement d'un langage visuel. Œuvres de jeunesse. C'est la fin des années 1920 et ses toiles nous montrent la vie quotidienne de Paris, le Jardin du Luxembourg...
2) Provocation et transgression : première exposition de Balthus dans la galerie Pierre, en 1934, La Rue (1933) et six autres peintures, 7 pièces qui suscitèrent un grand tollé à cause de leur candeur teintée d'érotisme nonchalant.
3) Representation et intimité. C'est fin des années 1930 ; il y a des portraits, de Thérèse notamment, dont Thérèse rêvant.
4) II Guerre Mondiale : après l’invasion de la France par les Allemands, Balthus quitte Paris avec son épouse. Le couple se réfugie d’abord à Champrovent, en Savoie. L'exposition nous montre un beau contraste, des paysages bucoliques et des scènes d'intérieur avec des adolescentes. Sa Jeune fille endormie de 1943 me semble toujours une toile époustouflante.
Balthus : La jeune femme endormie (Dormeuse), 1943,
Exposition Balthus, Musée National Thyssen-Bornemisza, Madrid
. PHOTO : Alberto Conde
5) En 1946, retour à Paris sans sa famille et fréquentation de Pablo Picasso, Albert Camus, André Malraux. Il peint des toilettes, des jeux de cartes...
6) En 1953, il s'installe au château de Chassy entouré de sa campagne ample et sereine. Période aux couleurs dominantes pastel.
7) À partir de 1970, séjours à Rome et à Rossinière (Le chat au miroir).
Continuateur du Quatrocento —selon son frère, Pierre Kłossowski—, Balthus suivit un chemin opposé au développement des avant-gardes ; le commissaire de l'exposition nous rappelle qu'il avoua lui-même ses grandes influences picturales, de Masaccio (1401-28) ou Piero della Francesca (né entre 1412 et 1420-1492) au Caravage (Caravaggio, 1571-1610), Nicolas Poussin (1594-1665), Théodore Géricault (1791-1824), Gustave Courbet (1819-77) ou Pierre Bonnard (1867-1947). Sans oublier la prégnance de l'Ouvert (das Offene) dont parlait Rilke ou sa fascination évidente, très visible, tenace, pour d'autres sujets, tels les chats (sa chateté, si j'ose dire) ou Alice au pays des merveilles (1865), de Lewis Carroll —y compris son chat tigré du Cheshire, bien entendu. À ce propos, les Mémoires de Balthus dévoilent d'autres détails intimes significatifs :
Cette lumière et son innocence, je les ai aussi retrouvées alors que Harumi était encore petite fille : heureux moments, miraculeux, échappés au temps qui passe, que ces heures où préparions avec Setsuko, dans le plus grand secret, les anniversaires de notre fille unique. La comtesse a toujours aimé raconter des histoires dans la grande tradition de son pays, contes fantastiques et merveilleux où les dragons les plus terrifiants et les étoiles filantes côtoient les enfants, où l’extraordinaire devient si naturel comme dans les chères aventures d’Alice au pays des merveilles. Setsuko préparait les costumes des figurines de bois et de pâte qu’elle confectionnait et nous faisions de vraies séances de théâtre au grand plaisir d’Harumi. Je chantais, je racontais, nous mêlions les airs célèbres des opéras de Mozart aux personnages de la tradition japonaise, et tout cela semblait si simplement évident. Il y a des grâces toutes naïves qu’Harumi nous a apportées, quelque chose de fluide et de léger, de doux et de calme, comme la venue de la phalène dans la chambre de la dormeuse que j’ai peinte.
[Mémoires de Balthus, recueillis par Alain Vircondelet (éditeur scientifique), Chapitre 99, Les Éditions du Rocher, 2001.]
Un peu avant dans ces mêmes Mémoires, un autre épanchement de Balthus nous dispense de certaines conjectures ou interprétations :
Il y a certains de mes tableaux qui sont à eux seuls mon autobiographie et justifieraient que je cesse la rédaction de ces mémoires, persuadé que je suis depuis bien longtemps que je n’ai jamais tant dit de moi que dans ma peinture. Si je prends par exemple les paysages de Chassy ou de Montecalvello, je crois vraiment qu’ils résument ce que je suis et cette histoire intérieure à laquelle la peinture m’a permis de donner du sens. Je vois dans cette mathématique intérieure qu’accomplissent mes tableaux, la Chine et la peinture française, Poussin, la peinture des Song et Cézanne réunis : véritable acte sacré et magique qui unit les civilisations et les siècles. Je vois encore tant de facettes de mon être, farouche et violent, mais aussi à l’écoute des choses tendres. C’est-à-dire mon enfance, ma jeunesse voyageuse, et jusqu’à cette vie à Rossinière, que ma marche limite mais qui est vaste et infinie.
Ni l’âge ni le cours inlassable des saisons ne peuvent interrompre ce dialogue avec la peinture. La mort seule fera cesser mes visites quotidiennes dans l’atelier. Pour l’heure il y a une jouissance infinie à savourer l’herbe à Nicot tandis que je regarde le tableau en cours, à bien faire mon travail, et comme tout bon chrétien, accomplir ce pour quoi je suis fait.
(Mémoires de Balthus, Chapitre 97)
Mais s'il fallait puiser dans ces Mémoires un extrait manifeste vraiment révélateur, on pourrait choisir celui-ci :
J’insiste beaucoup sur cette nécessité de la prière. Peindre comme on prie. Par là même, accès au silence, à l’invisible du monde. Comme ce sont pour la plupart des imbéciles qui font ce qu’on appelle l’art contemporain, des artistes qui ne connaissent rien à la peinture, je ne suis pas certain d’être très suivi ou compris dans ce propos. Mais qu’importe ? La peinture se suffit à elle seule. Pour la toucher un tant soit peu, il faut l’appréhender, je dirais, rituellement. Saisir ce qu’elle peut donner comme une grâce. Je ne peux pas me défaire de ce vocabulaire religieux, je ne trouve rien de plus juste, de plus près de ce que je veux dire que par là. Par cette sacralité du monde, cette mise à disposition de soi, humble, modeste, mais aussi offerte comme une offrande, pour rejoindre l’essentiel.
Il faudrait toujours peindre dans ce dénuement-là. Fuir les mouvements du monde, ses facilités et ses vertiges. Ma vie a commencé dans la plus grande pauvreté. Dans l’exigence de soi. Dans cette volonté-là. Je me souviens de mes journées solitaires dans l’atelier de la rue de Furstenberg. Je connaissais Picasso, Braque que je voyais souvent. Ils éprouvaient beaucoup de sympathie pour moi. Pour ce jeune homme atypique que j’étais, différent, bohème et sauvage. Picasso me rendait visite. Il me disait : « Tu es le seul parmi les peintres de ta génération qui m’ait intéressé. Les autres veulent faire du Picasso. Jamais toi. » L’atelier était juché en haut du cinquième étage. Il fallait vouloir me visiter. C’était un lieu étrange, je vivais loin du monde, immergé dans ma propre peinture.
Je crois que j’ai toujours vécu ainsi. Dans la même exigence, oui, dans cette apparente nudité d’aujourd’hui. Je suis allongé sur la méridienne, le long des fenêtres du chalet qui reçoivent le soleil de quatre heures. Ma vue ne me permet pas de toujours discerner le paysage. L’état de la lumière seul me satisfait. Cette transparence qu’accroissent les neiges, éblouissante apparition. En retranscrire la traversée. (Mémoires de Balthus, Chapitre 4)
Pour accéder à un bon article de Veronique Bidinger sur Balthus, publié le jeudi 13 septembre 2018 sur le site de Bâle en français, cliquez ci-contre.

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(1) À la faveur de cette rétrospective, la fondation du musée Thyssen-Bornemisza et la maison d'éditions Astiberri ont décidé de publier ensemble une BD sur Balthus. C'est Tyto Alba qui a été chargé de concevoir et de dessiner cette biographie romancée et graphique qui vient de sortir, en castillan, en février 2019
Biographie ? En fait, il s'agit plutôt d'une dissection artistique et concentrée des idées et des pulsions de Balthus, une sorte de biopic idéologique, aux illustrations très soignées et bien adaptées, qui reproduit quelques dialogues de Balthus. Memorias (édition d'Alain Vircondelet, Lumen, 2002), traduction en castillan des Mémoires de Balthus citées plus haut.

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