mercredi 30 juillet 2014

Ilan Pappé et la langue pour dire vrai - Conférence à Stuttgart 2010

"¡Señor, protégeme de mis amigos! Si uno posee la voluntad necesaria,
encontrará en estos dos volúmenes pruebas de lo que Hitler, Goebbels
y Rosenberg alegan contra los judíos, no se necesita una enorme
habilidad para interpretar y distorsionar los hechos."  
Victor Klemperer, après lecture des écrits sionistes
et du premier volet des journaux de Theodor Herzl.
 version castillane de Adan Kovacsics. Éd. Minúscula, Barcelona, 2001.


Face à l'horreur, il y a encore des gens dont les mots et l'attitude nous encouragent et nous font respirer. C'est toujours le cas, admirable, d'Ilan Pappé, un exemple insurmontable d'honnêteté intellectuelle et de décence humaine. Prenez le temps de l'écouter ; il s'agit d'une conférence tenue à Stuttgart en novembre 2010 mais qui reste pertinente. Il parle en anglais ; sur la vidéo, il y a des sous-titres en portugais et, un peu plus bas, je vous propose un lien renvoyant sur le site de Silvia Cattori, qui nous apporte une traduction française.

Pappé est historien et, en tant que chercheur et analyste, il se connaît en colonialisme, nettoyage ethnique ou recherche de pureté ethnique (racisme), mais il vous apprendra aussi beaucoup sur une matière qui nous intéresse ici particulièrement : la corruption du langage. Cet « antisioniste pour la paix » vous apprendra que dans une situation de colonialisme, ce n’est pas la paix qui est importante, mais la fin du colonialisme. Ou, avec Edward Said (cf. son article Permission to narrate), en ce qui concerne la narration historique académique, que les victimes peuvent au moins gagner cette bataille, c'est-à-dire, l’emporter sur la narration des conquérants, de la puissance occupante, nettoyante et purifiante : on sait bien aujourd’hui que la narrative israélienne n’est qu’une pure propagande.



En voici des extraits (je préviens que les liens hypertextes sont de mon cru) :

- Je pense que c’est bien l’essentiel de l’histoire sioniste de ne pas permettre aux gens de mener une vie normale, de ne pas leur permettre d’être des amis normaux, et de les obliger à passer par toutes ces difficultés pour satisfaire cette aspiration humaine élémentaire qui est de vivre ensemble.

- Imaginez qu’à l’époque de l’apartheid en Afrique du Sud, vous n’ayez pas été autorisé à manifester contre l’apartheid sud-africain, mais seulement contre le massacre de Soweto ! Cela est encore un grand succès israélien.

- (...) pour la plupart d’entre nous, nous n’utilisons pas encore le bon langage. Nous, la plupart d’entre nous, n’utilisons pas encore le genre de vocabulaire que nous devrions utiliser pour faire passer le message au sujet du problème dont nous nous occupons.
Parce que l’un des plus grands paradoxes de ce qui se passe en Israël et en Palestine, est que, d’une part, ce n’est pas une histoire compliquée ; c’est une histoire que l’on a déjà vue : des colons européens qui arrivent pour, soit liquider, soit expulser le peuple autochtone
(...) Si vous dites que le sionisme est du colonialisme, vous êtes l’étudiant le plus jeune et le plus à jour que j’aie rencontré. Quiconque tenterait de vous décourager en disant que c’est anachronique, que ce n’est pas utile, que c’est de l’antisémitisme ... est lui-même anachronique ; il vit sur la lune ou sur Mars, (...)

- En fait, si vous connaissez l’hébreu, vous savez que toute la langue hébraïque, de 1882 jusqu’à aujourd’hui, qui a été construite pour décrire ce que le mouvement sioniste est en train de faire en Palestine, utilise, encore et encore, les mots [« yiddishmutt, yignaphalutt »] ; et la seule façon de traduire ces mots est COLONISER. Il n’y a pas d’autre traduction.
Ainsi le mouvement sioniste, à la fin du 19ème siècle, époque où le colonialisme disposait de très bonnes relations publiques, utilisait très volontiers le mot coloniser. Mais, par la suite, les sionistes ont appris que le colonialisme n’était pas si populaire, alors ils l’ont traduit différemment, ils ont trouvé le mot « settlement » [« implantation »], qui signifie quelque chose d’autre en anglais ; et ils ont trouvé cette réponse : « Oui, c’est coloniser, mais ce n’est pas comme “coloniser”, c’est une chose différente ».
(...) vous avez affaire au dernier projet colonialiste et, aussi bizarre que cela puisse paraître, même au XXIème siècle, ce projet colonialiste emploie les mêmes tactiques que le colonialisme du XIXème siècle.

- (...) ils vont vous considérer comme antisémite même si vous soutenez la solution de deux États parce que cela signifie que vous ne soutenez pas la solution de deux États comme ils l’entendent. Parce que vous ne comprenez pas le problème ; vous pensez que la solution de deux États consiste en un État souverain et indépendant sur la Cisjordanie et la bande de Gaza, non, vous ne comprenez pas. L’État pour les Palestiniens, c’est deux Bantoustans, divisé par douze en Cisjordanie, et clôturé comme un camp de concentration à Gaza, qui n’a pas de connexion entre les deux, et qui a une petite municipalité à Ramallah que l’on appellera gouvernement ; voilà l’État.

- Quiconque a vécu en Israël assez longtemps, comme c’est mon cas, sait que la principale corruption subie par les gens au cours du service militaire est la totale déshumanisation des Palestiniens. C’est pourquoi, quand il voit un bébé palestinien, un soldat israélien ne voit pas un bébé, il voit un ennemi potentiel. Entre chasser le bébé de la maison à coups de pieds, et tuer le bébé, la route n’est pas très longue. Et je pense que le message à transmettre touchant la purification ethnique est un message de criminalisation, non des politiques de l’État d’Israël, mais de criminalisation de l’État d’Israël. Et c’est ce que nous devrions faire.

- Parfois l’État représente la pire chose qui puisse arriver à un pays. Et la pire chose qui soit arrivée à la Palestine, c’est l’État d’Israël.

- (...) Israël a le pouvoir d’éliminer des États, pas nous. Ce que nous avons, c’est le pouvoir moral de dire aux gens : le type d’État que vous avez fondé, et le type d’État que vous soutenez, est en train de détruire le pays dans lequel vous vivez. La création de cet État a conduit, en 1948, à l’expulsion de la moitié de la population indigène de la Palestine. Montrez-moi n’importe quelle autre situation où la communauté internationale viendrait dire, sous le slogan de la paix : pour faire de ce pays un endroit paisible, il fallait expulser la moitié des gens qui y vivaient.

- Vous connaissez l’histoire du jugement de Salomon ? Vous connaissez cette histoire du bébé et des deux mères [qui se le disputent], et que c’est la véritable mère qui refuse que le bébé soit coupé en deux. Nous savons qui est la véritable mère dans le cas d’Israël et de la Palestine. Nous savons qui est tout le temps prêt, soi-disant, à le couper.

- Avec le projet sioniste, ils ont corrompu le sens commun de tout le vocabulaire que nous avions en Occident à la fin des années 1940 et au début des années 1950. C’est ainsi que vous établissez une démocratie ? En expulsant la population autochtone, de sorte que vous puissiez avoir une majorité juive ? (...) Le fait que la majorité doit être maintenue en permanence par le nettoyage ethnique, par des massacres, par la colonisation, par l’emprisonnement [des Palestiniens] dans de grands ghettos comme Gaza, n’est jamais évoqué comme faisant partie de la démocratie israélienne.

- (...) ce qui est important pour Israël n’est pas l’autodétermination pour le peuple juif, ce qui est important pour Israël est de s’assurer que ce ne soit pas un État arabe.

- (...) si la base d’analyse de la situation est la « real » politique – comme le fait Uri Avnery, comme le fait Noam Chomsky, et beaucoup d’autres, et ce n’est pas cyniquement que je dis « nos bons amis », ils sont mes bons amis mais je suis, sur ce point, en total désaccord avec eux – cela signifie que c’est l’équilibre des forces qui détermine votre attitude.
Eh bien, si c’est l’équilibre des forces – comme nous l’avons entendu hier, entre la plus grande et la plus puissante armée du Moyen-Orient, et les plus faibles forces militaires du monde – qui détermine notre attitude, nous ne devrions même pas être réunis aujourd’hui. Nous devrions céder aux diktats israéliens. Nous savons que les Israéliens sont très clairs au sujet de ce qu’ils veulent : ils veulent autant de territoire palestinien que possible, avec aussi peu de Palestiniens que possible ; c’est ce qu’ils voulaient en 1882, et c’est ce qu’ils veulent en 2010. Cela n’a pas changé. Les moyens ont changé, les circonstances historiques ont changé, mais la vision de ce qui serait une florissante et prospère société israélienne, à savoir une société avec aussi peu d’Arabes que possible, et autant de territoire palestinien que possible, cela n’a pas changé.

- (...) quand vous soutenez le droit au retour [des réfugiés palestiniens], vous ne soutenez pas seulement, ce que nous faisons tous, le droit des personnes expulsées à revenir si elles le veulent. Vous ne reconnaissez pas seulement le crime de nettoyage ethnique de 1948, vous n’adhérez pas seulement aux résolutions des Nations Unies qui soutiennent très clairement le droit au retour, vous dites en plus un très simple NON au racisme. C’est cela que vous faites. Vous dites NON au seul État raciste du Moyen-Orient.

- Nous n’avons pas de très jolis régimes au Moyen-Orient, je suis d’accord ; les régimes politiques du Moyen-Orient ne sont guère inspirants, je ne recommanderais pas aux futures sociétés de s’en inspirer pour construire leurs politiques ; mais aucun d’eux n’est raciste. Le seul État raciste est l’État juif d’Israël. Un des seuls moyens de s’en prendre à cet État raciste est de le contester sur la question du droit au retour des réfugiés. Non pas parce qu’il serait praticable ou pas praticable, mais parce qu’il touche au code génétique de l’État juif. L’idée que vous pouvez coloniser n’est pas nouvelle. Mais l’idée que vous pouvez, au XXIème siècle, maintenir cette colonisation en maintenant ouvertement un État raciste, ne devrait pas être considérée comme acceptable, surtout [en Allemagne].



P.-S. : "Tagmul" est un mot hébreu qui veut dire "représailles". Il foisonne dans le discours sioniste car son concept est l'alibi destiné à justifier les crimes israéliens : c'est donc un pilier essentiel de la hasbara (expression signifiant « explication » ou « éclaircissement »), la propagande sioniste. Néanmoins, Ilan Pappé nos explique dans son livre Le nettoyage ethnique de la Palestine que depuis même 1948, le mot hébreu “Tihur” (épuration, pureté ou nettoyage, selon les versions que j'ai trouvées en français et castillan) revient régulièrement dans les ordres transmis par le haut-commandement aux unités sur le terrain afin de galvaniser les soldats chargés de détruire villages et villes arabes. Cette idée de "Tihur" était de manière expresse le premier objectif de David Ben Gurion. D'autres termes employés par les dirigeants sionistes pour décrire leurs objectifs furent “nikkuy” ou “bi’ur”, qui ont des sens analogues à celui de “Tihur”. Cette envie de nettoyage de l'Arabe, cette arabophobie, constitue un cas d'école d'antiSEMitisme. En cas de doute, pour simplifier, cherchez sémite* dans Le Robert. Puis, profitez-en et cherchez antisémitisme** : ça vous aidera à saisir une impeccable manipulation sémantique qui est devenue la "norme" :
* Sémite :   de Sem, nom d'un fils de Noé  Se dit des différents peuples provenant d'un groupe ethnique originaire d'Asie occidentale et parlant des langues apparentées ( sémitique). Les Arabes, les Éthiopiens, les Juifs sont des Sémites.
** Antisémite :  Racisme dirigé contre les Juifs.

À voir aussi...

- « Comment Israël expulsa les Palestiniens (1947-1949) », de Dominique Vidal. (Ilan Pappé, ou le chemin solitaire, chapitre X)
- L'Histoire sioniste (The Zionist History, Israël, 2009. Langue : anglais), documentaire indépendant, artisanal et émouvant que nous devons, merci mille fois, à Renen Berelovich (dont le surnom est Berek Joselewicz). La qualité du film est d'ailleurs remarquable.
- La révolution palestine, par Rodolfo Walsh (quotidien Noticias, 1974).
Les Palestiniens dans les manuels scolaires israéliens (Comment on fabrique la déshumanisation d'un peuple), par Nurit Peled-Elhanan, qui s'exprime en anglais (sous-titrage en portugais). Pour un sous-titrage en castillan, cliquez ici.
- This is My Land... Hebron, en français Ceci est ma terre (Hébron), par Giulia Amati and Stephen Natanson (Documentaire, Italie, 2010)
- An open letter for the people in Gaza [Une lettre ouverte pour le peuple de Gaza], The Lancet, par Paola Manduca, Iain Chalmers, Derek Summerfield, Mads Gilbert, Swee Ang, représentant 24 signataires. Publiée en ligne le 22 juillet 2014.
- Info-Palestine 
- La terre parle arabe, 2007, de Maryse Gargour, avec la collaboration historique de Sandrine Mansour Mérien et les commentaires de l'historien Nur Masalha (St. Mary's College, University of Surrey). Maryse Gargour naquit à Jaffa en Palestine et est diplômée de l'Institut Français de Presse. Elle a travaillé à l'Unesco (Paris) auprès du Conseil International du Cinéma et de la Télévision. Elle a écrit et réalisé 5 films documentaires sur la Palestine : Une Palestinienne face à la Palestine (1988, durée : 28'), Jaffa la mienne (1998, co-réalisé avec Robert Manthoulis), Loin de Falastine (1999), Le Pays de Blanche (2001, durée : 28') et La Terre parle arabe.



 

 
Naji Al-Ali, Nous reviendrons..., Al Qabas, Koweït, 12/03/1987. 
 
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Mise à jour du 17/09/2014 :

Gaza : le silence tue, la désinformation rend complice



Une chanson pour Gaza : le Crif pour la censure ? (vendredi 2 novembre 2012), par Alain Gresh


Mise à jour du 28/09/2016 :


Ilan Pappé et Michel Collon présentent La Propagande d'Israël,
essai de Pappé à ce sujet, préfacé et édité par Michel Collon/Investig'Action en juin 2016.

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