On pourrait commencer par une drôle de citation :
« Tant qu’on n’a pas réglé le problème du chômage dans notre pays, franchement ce serait assez hypocrite de décaler l’âge légal. Quand, aujourd’hui, on est peu qualifié, quand on vit dans une région qui est en difficulté industrielle, quand on est soi-même en difficulté, qu’on a une carrière fracturée, bon courage déjà pour arriver à 62 ans (…). Alors, on va dire : “Maintenant, il faut passer à 64 ans ?” Vous ne savez déjà plus comment faire après 55 ans. Les gens vous disent : les emplois ne sont plus bons pour vous. C’est ça la réalité. (…) On doit d’abord gagner ce combat avant d’aller expliquer aux gens : “Mes bons amis, travaillez plus longtemps.” Ce serait hypocrite. »Le jeudi 9 janvier 2020, le projet de loi sur la réforme des retraites a été communiqué aux organismes de Sécurité sociale. Deux jours plus tard, le Premier ministre Édouard Philippe annonçait son intention de suspendre l’article 56 bis, celui imposant l’âge pivot à 64 ans, tout en maintenant le reste du projet retraître.
Emmanuel Macron, conférence de presse, 25 avril 2019.
Le 13 janvier 2020, l'économiste Henri Sterdyniak, collaborateur du site Alternatives économiques, décryptait article par article ce plan gouvernemental. Son analyse s'intitule Retraites : un projet de loi dangereux.
Le 16 janvier, Martine Bulard a publié le billet La liberté réduite au portefeuille sur son blog hébergé par Le Monde diplomatique. Ce journal propose un dossier complet à ce sujet sous le titre Retraites, la réforme de trop, où elle participe avec son article Briser le collectif, un ensemble de raisonnements vraiment robuste. En matière de modèles, elle rappelle que...
Les « experts » oublient simplement de préciser que près d’un retraité allemand sur cinq (18,7 %) vit sous le seuil de pauvreté, contre 7,3 % en France.Au début de son texte La liberté réduite au portefeuille, Martine Bulard précise :
(...)
En effet, malgré ces multiples coups de boutoir [attaques menées par Rocard, Balladur et compagnie], le système français demeure l’un des plus performants pour les ayants droit, et l’un des plus sûrs financièrement, car il échappe aux aléas des marchés. Les mouvements sociaux, menés notamment par les bénéficiaires des régimes spéciaux, ont permis de limiter les dégâts pour tous. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le pouvoir s’attaque à ces régimes, alors qu’ils ne concernent qu’à peine plus de 3 % des salariés. La création d’un système à points, avec un régime unique, permettrait de stopper ces oppositions bruyantes. Le montant de la pension — et ses éventuelles baisses — serait quasi automatique, résultat d’un simple calcul : le nombre de points acquis tout au long d’une vie de travail, multiplié par la valeur du point au moment du départ à la retraite. Les gestionnaires du système (les partenaires sociaux sous la responsabilité du Parlement) pourraient soit augmenter le coût du point (pour un même salaire, on en accumulerait moins), soit baisser le montant de chaque point acquis (avec le même nombre de points, on toucherait moins au moment de partir à la retraite). Le compte serait personnel. Chacun pourrait décider s’il veut partir avec une faible pension, ou travailler plus, ou payer une « surcomplémentaire » sous la forme de placements financiers. À condition d’en avoir les moyens… Ainsi, des perspectives s’ouvriraient enfin pour les fonds de pension (lire « BlackRock, la finance au chevet des retraités français »), alors que la France reste en queue de peloton dans ce domaine (deux fois moins de placements qu’au Royaume-Uni). Et chacun se retrouverait face à lui-même. « Tous les risques sont reportés sur les assurés. C’était cela la grande idée (3) », notait un expert suédois au moment du basculement du pays vers un système à points, en 2001.
Dans l’art de prendre les Français pour des idiots, les syndicalistes pour des courroies de transmission, et les parlementaires pour des pantins, le couple Macron-Philippe est devenu champion. Pour tenter de casser le mouvement social, le premier ministre a annoncé le retrait — très provisoire — de l’« âge pivot ». Mais dans le projet de loi, il a introduit l’« âge d’équilibre », qui lui ressemble de manière troublante. Et il ne s’est pas contenté de le mentionner en passant : l’expression est citée 56 fois et elle constitue l’un des deux piliers de la réforme — avec l’introduction de la retraite par point. L’axe central, scandé tout au long des 145 pages du projet, étant « l’équilibre financier » du système, avec plus de retraités et pas de financements supplémentaires. Comment le patron de la CFDT, M. Laurent Berger, qui a combattu l’âge pivot peut-il défendre l’âge d’équilibre ? Mystère.Martine Bulard sait très bien que la bataille des retraites est loin d'être finie.
Quant aux parlementaires, ils sont appelés à faire de la figuration, chaque décision précise étant systématiquement renvoyée à de futures ordonnances où l’exécutif peut décider ce qu’il veut sans l’aval des élus. Le pouvoir devrait y avoir recours pas moins de 102 fois, si l’on en croit le texte du projet. Ainsi toute la période de transition, entre 2025 et 2037, est renvoyée à une ordonnance et donc au bon vouloir des duettistes de choc.
(...)
Le 23 janvier, le quotidien Le Monde a publié un texte de Jacques Rancière. Il s'agissait d'une déclaration qu'avait prononcée le philosophe français devant les cheminots grévistes de la gare de Vaugirard : « Les puissants ne veulent plus d’une retraite qui soit le produit d’une solidarité collective ». On peut y lire, entre autres :
J’ai passé un certain nombre d’années de ma vie à étudier l’histoire du mouvement ouvrier et ça m’a montré une chose essentielle : ce qu’on appelle les acquis sociaux, c’est bien plus que des avantages acquis par des groupes particuliers, c’était l’organisation d’un monde collectif régi par la solidarité.Martine Bulard n'est pas la seule à trouver que la Macronie prend les Français pour des cons. Le 26 janvier 2020, la courageuse journaliste et hirondelle, si j'ose dire, Véronique Marchand a invité Adrien Quatennens, député et coordinateur de La France insoumise, et Laurent Pietraszewski, secrétaire d’État en charge des retraites, à en débattre sur son plateau de France 3 Hauts-de-France. Où l'on voit que l'arrogance manque affreusement d'arguments :
(...)
C’est cette réalité concrète du collectif solidaire dont les puissants de notre monde ne veulent plus. C’est cet édifice qu’ils ont entrepris de démolir pièce à pièce. Ce qu’ils veulent, c’est qu’il n’y ait plus de propriété collective, plus de collectifs de travailleurs, plus de solidarité qui parte d’en bas. Ils veulent qu’il n’y ait plus que des individus, possédant leur force de travail comme un petit capital qu’on fait fructifier en le louant à des plus gros. Des individus qui, en se vendant au jour le jour, accumulent pour eux-mêmes et seulement pour eux-mêmes des points, en attendant un avenir où les retraites ne seront plus fondées sur le travail mais sur le capital, c’est-à-dire sur l’exploitation et l’autoexploitation.
C’est pour ça que la réforme des retraites est pour eux si décisive, que c’est beaucoup plus qu’une question concrète de financement. C’est une question de principe. (...) Démolir le système des retraites fondé sur la lutte collective et l’organisation solidaire, c’est pour nos gouvernants la victoire décisive. Deux fois déjà ils ont lancé toutes leurs forces dans cette bataille et ils ont perdu. Il faut tout faire aujourd’hui pour qu’ils perdent une troisième fois et que ça leur fasse passer définitivement le goût de cette bataille.
Petit rappel final à propos du système des retraites par points, de l'aveu de François Fillon qui y est favorable :
Oui, c'est cela : ils veulent nous traire encore plus et en permanence, ils veulent nous infliger, institutionnaliser leur re-traite... Mulsion rime avec pulsion.
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Mise à jour du 20 février 2020 :
DÉMOCRATIE. « MONSIEUR LE PRÉSIDENT, SOUMETTEZ VOTRE RÉFORME AU RÉFÉRENDUM »
Mise à jour du 29 septembre 2022 (révisée le 13 octobre 2022) :
Dans cette deuxième partie de Toujours debout, Lisa Lap et nos invités décryptent le projet de la Macronie sur les retraites. Un projet qui traduit une certaine vision de la société et qui finit par concerner bien plus que les retraites. Nous recevons Régis, du collectif Nos retraites. Avec ce collectif, Régis a décrypté toute la réforme des retraites, encore complexe à comprendre il y a 2 ans. Cette année, ils ont créé un simulateur et continuent ce travail pédagogique sur le projet d’Emmanuel Macron.
Nous recevons également Bernard Friot, sociologue et économiste. Il a étudié à plusieurs reprises et réfléchi à travers divers ouvrages, du concept du travail et du salariat. Bernard Friot, un habitué du plateau du Média, a pu théoriser le salaire à qualification personnelle ou salaire à vie. On discute avec lui de tout ce que cela évoque en termes de conception du travail, du salariat, d’utilité économique, de valeur etc. Et dernièrement, cette année, Bernard Friot a co-écrit “Retraites : généraliser le droit au salaire”, un livre qui retranscrit son séminaire avec Nicolas Castel, des Cahiers du salariat.
C’est votre quotidienne Toujours Debout, à retrouver en live à 18h30 du lundi au jeudi.
Quant aux conséquences funestes des pensions par capitalisation (vrai objectif de ces "réformes"), mis à part les arnaques, il faudrait aussi faire état des désastres entraînés para le placement —la spéculation— des fonds de pension : destructions environnementales, accaparement illégal des terres (afin de jouer sur l’augmentation de la valeur de la terre et ainsi la revendre obtenant un profit ; Caritas Canada en est au courant et prévient :
Le rapport « Fonds de retraite étrangers et accaparement des terres au Brésil », dresse un portrait inquiétant d’une pratique menée par le fonds d’investissement américain, TIAA-CREF, qui a créé le fonds appelé TCGA pour l’achat de terrains partout dans le monde, notamment au Brésil. Leurs investissements agricoles seraient responsables de déplacements forcés et auraient d’importants impacts environnementaux et sociaux négatifs. Le rapport fait état de terres agricoles au Brésil acquises par le biais d’un homme d’affaires brésilien, accusé d’utiliser la violence et la fraude pour expulser les petits agriculteurs. Ces fonds de pension utilisent également des structures d’entreprise complexes qui ont pour effet de se soustraire aux lois brésiliennes qui restreignent les investissements étrangers dans les terres agricoles.)
...malnutrition, car oui, on spécule sur la faim ; Éric Toussaint écrivait en 2014 sur le site de CADTM :
La spéculation sur les principaux marchés des États-Unis où se négocient les prix mondiaux des biens primaires (produits agricoles et matières premières) a joué un rôle décisif dans l’accroissement brutal des prix des aliments en 2007-2008. Cette hausse des prix a entraîné une augmentation dramatique, de plus de 140 millions en un an, du nombre de personnes souffrant de malnutrition. Plus d’un milliard d’êtres humains (une personne sur sept) ont faim. Les affameurs ne sont pas des francs-tireurs, ce sont les investisseurs institutionnels (les zinzins : les banques, les fonds de pension, les fonds d’investissement, les sociétés d’assurances), les grandes sociétés de trading comme Cargill. Les hedge funds ont aussi joué un rôle, même si leur poids est bien inférieur à celui des investisseurs institutionnels.
...flambée du prix des matières premières, car on parie directement sur la hausse criminelle des cours : OXFAM dénonçait en 2015 les fonds spéculatifs français sur les matières premières.
...inflation en général... Et tout cela persiste, perfectionné ["Experts helped to identify how structural weaknesses have remained unaddressed since the 2007-2008 food crisis, and how attempts by regulators to curb excessive speculation since then have withered in the face of determined industry lobbying."], notamment lors d'un "cycle d'aversion au risque des investissements" (sic) : à l'heure actuelle, la spéculation des fonds de pension européens sur les matières premières gave l'inflation. Ils totalisent plus de 37 600 millions d'investissements dans les produits de base, qui augmentent la volatilité des aliments essentiels comme le maïs ou le blé, selon une enquête internationale coordonnée par Lighthouse Report à laquelle a participé elDiario.es. Épargne, spéculation sur le prix des aliments et d'autres produits de base, inflation tous azimuts, fomentation de la disette, de la faim : ces profits contre-productifs constituent l'énième maladie auto-immune du Capitalisme.
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