dimanche 24 avril 2011

Cinéma au retour du Maroc

Après notre voyage au Maroc, dont j'espère pouvoir parler plus calmement dans ce blog, D. eut la bonne idée de louer deux films classiques partiellement tournés dans deux points forts de notre journal de route. Non, ce n'étaient pas Ouarzazate et Aït Ben Haddou, les deux hauts lieux marocains des énormes productions du cinéma mondial (souvent des nanars accrocheurs offensant l'intelligence), mais Marrakech et Essaouira, deux villes inscrites elles aussi, comme Aït Ben Haddou, au patrimoine mondial de l’UNESCO. Les métrages choisis étaient, bien entendu, L'Homme qui en savait trop (1) et Othello (2).
Comme la suggestion fut excellente, je la fais rebondir, dans l’espoir que vous pourrez ainsi revivre un tant soit peu vos instants délicieux dans certaines scènes des deux films : place Jmaa el-Fna, Bab Doukkala (celle de la gare routière populaire), voire à l'Hôtel La Mamounia, à Marrakech, ou sur les Sqalas de la Kasbah ou du Port, à Essaouira. En tout cas, vous allez certainement revoir ces deux films d’un œil différent.
En voici deux échantillons, en version française pour le film d’Hitchcock, en version originale pour celui de Welles :

MARRAKECH DANS LE CINÉ...



ESSAOUIRA DANS LE CINÉ...



D’autre part, pendant mon absence, mon bon ami H. m’avait mis au courant par courrier électronique d'une production relativement récente de la très honorable Media Education Foundation. Il s'agit de Reel Bad Arabs. How Hollywood Vilifies a People, documentaire (3) incontournable pour mieux saisir mon commentaire ci-dessus sur les nanars qu'on nous inflige et leur force très audiovisuelle à l’heure d’apprivoiser les masses dociles, car il illustre à merveille l’activité infamante d’Hollywood vis-à-vis des « Arabes » et tombe plus que bien après notre expérience : vous n'aurez qu'à comparer ce que vous avez vu au Maroc et ce que l’on nous montre tous les jours à la télé, dans les cinés, sur internet... et vous comprendrez à quel point on peut manipuler la réalité afin de bafouer, avilir et diaboliser l’Autre, dans ce cas, les « Arabes » (réels ou fictifs), confus amalgame sous lequel on place la crème des boucs émissaires de notre temps dans une attitude, soit dit en passant, impeccablement antisémite. Si les images en disent long, les remarques de Jack G. Shaheen, professeur émérite de l’Université de l’Illinois du Sud, sont particulièrement didactiques (en anglais, désolé : vous voyez qu'il faut apprendre des langues) :



Aux intéressés, je conseille la lecture d'un livre fondateur d'Edward Said sur le sujet : Orientalismo, Ed. Debate (nouvelle édition espagnole, 2002).

NOTE POSTÉRIEURE - Le Monde du 25/04/11 publiait cette dépêche :
Manifestations au Maroc
Des milliers de personnes ont manifesté dimanche pour réclamer davantage de démocratie et de justice sociale. C'est la troisième fois que des manifestations de ce type ont lieu dans le pays depuis le début de l'année.

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(1) The Man Who knew Too Much, film étasunien d'Alfred Hitchcock, sorti en 1956, année de l’indépendance marocaine. Le réalisateur britannique avait déjà tourné une première version suisse du film en 1934.
(2) The Tragedy of Othello: The Moor of Venice, film réalisé par Orson Welles et sorti en 1952, conçu à partir de la tragédie homonyme de William Shakespeare. Le Maroc n’était pas encore indépendant et la ville d’Essaouira s’appelait encore Mogador
(3) Sorti en 2006. Le livre qui en est l'origine, signé par Jack G. Shaheen et édité en 2001, est toujours disponible. Remarquez qu'il ne tient donc pas compte des productions de cette dernière jolie décennie...

mercredi 13 avril 2011

Cleptocrate en forme

Les Friedmanites partagent surtout l'essentiel : l'amour de la propriété ; ça s'y connaît et ça ne se repose pas sur ses lauriers.
La vidéo ci-dessous nous montre comment privatiser une plume chilienne en deux tournemains : privatisation et retour apparent à la normale. On réalise les tours pendant que son collègue crée des illusions. Voici le procédé:



Il s'appelle Václav Klaus et remplit la fonction de président de la République tchèque. C'est un faucon très cohérent car il prêche une doctrine qui a pour vocation le déplumage des vrais cons (ou pigeons) à tout bout de champ.

samedi 2 avril 2011

L'Empire du mal empire

 Le corollaire du marché hors la loi, c'est le banditisme.
Le corollaire du marché dans la loi, c'est la corruption.
(Michel Rio : La Statue de la Liberté, Seuil, Paris, mars 1997)

When I was young, people called me a gambler. As the scale of my operations increased I became
known as a speculator. Now I am called a banker. But I have been doing the same thing all the time.

(Sir Ernest Cassel (1852–1921), banquier personnel du roi Édouard VII)
Source: Cité dans Fat Cats: The Strange Cult of the CEO (Gideon Haigh, 2005)


Pauvres de nous. Et les médias qui sévissent parmi nous persistent et parlent de "crise". Moi aussi, j'insiste : personne ne parle de "crise" lorsqu'on vous vole votre portefeuille. Même une mère est capable d'avouer : Mon enfant me pique de l'argent ; elle ne dirait pas : chez nous, c'est la crise ! Et je viens de voir un film, Inside Job, qui parle toujours de la "crise qui s'est déclenché en 2008" (comme si c'était un orage), qui a pitié des investisseurs escroqués par des chaînes pyramidales à la Ponzi (rouages-cible d'une économie de casino hyper truqué où ils jouent le rôle d'idiots utiles ou apprentis usuriers qui salivant à l'idée d'obtenir des profits à la manière de la classe de loisir, se font arnaquer de plus belle : tel est pris qui croyait prendre ; oui, je pense aussi à nos proches parents piégés par les appâts sucrés du Forum Filatélico, verbi gratia), qui présente George Soros comme "spéculateur et philanthrope" (trophée à l'oxymore hypertrophié du siècle !), qui montre Christine Lagarde des Essences les plus Tapies des Affaires et Dominique Strauss-Kahn (*) comme étant des observateurs débonnaires au-dessus de la mêlée, qui flatte de manière ahurissante la coterie des ministres d'Économie de l'UE et j'en passe. Bien sûr, comme d'habitude, on a du mal à entendre la voix d'une seule de ces millions de victimes qui s'esquintant juste à tenter de survivre au milieu des tempêtes partout fabriquées, sont vampirisées sans merci par les dispositifs de plus en plus sophistiqués du système économique en vogue sans qu'elles aient tenu à participer à ses jeux macabres : elles ne seront jamais là pour les profits, qui reviennent à la Caste des initiés du système, elles en sont toujours pour leurs frais.

Charles H. Ferguson, réalisateur d'Inside Job, a précisé que son documentaire porte sur "the systemic corruption of the United States by the financial services industry and the consequences of that systemic corruption", donc sur l'empire de Wall Street-Washington et ses tentacules passe-partout aux atroces retombées. Et je me dis que la première conséquence de la corruption systémique, c'est justement la corruption de l'entendement ; c'est ainsi qu'on admet joliment, par exemple, qu'on peut être à la fois spéculateur (chercheur de plus-values faramineuses obtenues sur le dos de populations complètes) et philanthrope (celui qui ne cherche aucun profit et s'emploie à aider les autres), prédateur et altruiste, pyromane et pompier... Il est vrai que le spéculateur pompe, mais pomper plusieurs milliards de dollars sur le grand casino global des initiés n'est pas dévaliser des nantis à Sherwood ; rafler à l'échelle mondiale des sommes fabuleuses et financer ensuite certains groupes qui en ont besoin, mais aussi les alevins du capitalisme prédateur de l'Est de l'Europe, n'est pas exactement cultiver le dévouement à autrui : le pillage suivi de charité renvoie dans notre imaginaire beaucoup plus à la mafia qu'à la justice.
En effet, Inside Job dépose un tas de griefs très justifiés et nous explique à un rythme endiablé, données et témoignages de tout poil à l'appui, ce que nous savions il y a belle lurette : que nous nous faisons faucher légalement et illégalement par ceux qui nous gouvernent (directement intéressés, ou broyés par la menace ou le gros bakchich) et leurs chefs, des gens psychotiquement malades de cupidité et de convoitise qui innovent sans arrêt pour pomper d'un seul coup tout ce que des sociétés complètes n'obtiennent qu'à travers une longue vie de travail.
D'ailleurs, ce documentaire clair comme de l'eau de roche expose la collusion entre la grande finance et journalistes, experts, agences de notation, économistes et profs d'économie (Harvard, Columbia...). On voit bien à quoi cela sert qu'une université moderne et bien financée... par ceux-là qui s'attendent à ce qu'elle enseigne la doctrine de la secte : privatisation, dérégulation, croissance, austérité (en matière de frais sociaux), flexibilité (de la main d'œuvre), gel (maintenant baisse pure et dure) des salaires ou des retraites, et les autres poncifs habituels. Bien entendu, la modération salariale et la flexibilité contractuelle ne sont pas de mise pour les oracles de ces dogmes qui fréquentent littéralement d'autres sphères. Et comme l'Université a la possibilité de créer des articles de foi là où n'arrivent pas les églises, vous pouvez vous faire une idée du vrai but de la réforme de Bologne, soit dit en passant.
C'est un peu, sur une autre trame, les ingrédients de fond d'un livre que j'ai traduit il y a quelques années, La Statue de la Liberté, de Michel Rio, mais sans le policier Malone et avec le talent en moins de la part des prédateurs : le magnat Robert Brook avait lui aussi son empire industriel et financier tentaculaire, disposait de nombreuses fondations philanthropiques, avait payé un prix faramineux pour habiter les trois derniers étages d'un haut building auxquels il accédait en ascenseur privé, etc., mais sa rhétorique était bien mieux armée (1).
Les crapules cravatées d'Inside Job, réelles et contemporaines, se divisent en deux groupes en fonction de leur attitude face aux documentaires inconfortables : celles qui n'acceptent pas une interview non arrangée et celles qui l'accordent mais ont des sueurs froides devant des questions bien simples, donc, forcément compromettantes. Coupez le son ! : le langage corporel balbutiant nous livre des vérités que tente de celer le blabla. Il faut voir comment avalent leur salive ceux qui se sont plutôt fait à saliver à longueur de journée, les Frederic Mishkin, Glenn Hubbard, Scott Talbott ou autres David McCormick. Au point qu'on se demande bien comment il est possible que cette bande de faucons néocons vraiment cons puisse nous dominer (oui, les pyramides à la Ponzi prouvent qu'il y a plus cons qu'eux, qu'avidité et naïveté composent un cocktail pitoyable) et détruire notre vie et notre paysage (le film démarre par le cas de l'Islande, qui était un pays prospère et tranquille). Ou à quoi consacrent leur temps les procureurs anti-corruption de nos démocraties très libérales. Car, comme nous le rappelle Inside Job, en dépit « des fraudes qui ont provoqué des milliers de milliards de pertes, personne n'est allé en prison » Y a-t-il des experts en résistance de matériels pour nous apprendre quel taux de déprédation des biens de tous sommes-nous capables d'endurer ? Tant qu'il en reste quelque chose. Et nous sommes encore nombreux à ne vouloir ni saccager les autres, ni être saccagés, bref, à ne pas baver devant un jackpot global qui est devenu un réseau de crétinisation des masses par-dessus le marché.

Pour mieux patauger dans cette mare aux pigeons et aux fripons, on peut recommander la lecture de quelques titres récents :

- Frédéric Lordon : Capitalisme, désir, servitude. Marx et Spinoza, La Fabrique, Paris, 2010 ; 216 pp, 12 €. (Génial ! : il a créé un titre à base de trois synonymes !).
- Hervé Kempf : Comment les riches détruisent la planète, Éditions du Seuil, coll. Essais, Paris, 2007 ;  150 pp, 6€ (8€ à Madrid).
- Jean de Maillard : L'Arnaque. La finance au-dessus des lois et des règles, Gallimard, Paris, 2010, 2011 pour mon édition (revue et augmentée), coll. Folio Actuel ; 399 pp, 11,85 € à Madrid.
- Matt Taibbi : Griftopia. Bubble machines, vampire squids and the long con that is breaking America, Spiegel & Grau, novembre 2010.


(1) Échantillon des échanges Malone-Brook dans La Statue de la Liberté (pp 44-46); c'est Brook qui commence :
- L'invention majeure politico-culturelle est l'utopie. Toutes les utopies sont par essence, ou deviennent par nécessité, totalitaires. On ne peut pas forcer l'humanité au bonheur par réglementation de police. Le mouvement est invariablement le suivant : le bonheur s'estompe, la police s'accroît.
- Le service public n'est pas une utopie, mais une réalité. Il n'est pas despotique, mais républicain, et garantit les libertés. Le marché doit être soumis à la loi républicaine et non l'inverse. L'inverse est une dictature, et une castration du politique.
- Bloquer les mécanismes sélectifs fondamentaux, c'est bloquer la société. Une société bloquée est comme certains poissons qui doivent avancer sous peine d'asphyxie : elle est condamnée à mort.
- L'état de droit et de culture bloque le processus darwinien et malthusien dans l'humanité : il régule en amont et libère en aval : c'est la loi consensuelle suivie de la liberté consensuelle. L'état de nature dans l'humanité, ou la dictature du marché, maintient le processus darwinien ou malthusien : il libère en amont et régule en aval. C'est la liberté de la jungle suivie de la loi sélective de la jungle.
- Le marché est fondé sur la loi et les libertés républicaines.
- La dictature du marché n'est pas fondée sur les dits et les visées de la loi républicaine, mais sur ses silences et ses manques.
- Le service public se substituant au marché, c'est la ruine.
- Le marché se substituant au service public, c'est la mort.
- Il n'y a qu'une alternative : rentabilité ou faillite.
- La notion de rentabilité dans le service public est une absurdité logique et morale. Les conséquences en sont meurtrières, témoins l'affaire du sang contaminé ou celle de l'amiante en France ou l'affaire de la vache folle en Angleterre. Un gouvernement qui prend des risques avec la santé publique par souci économiste est un gouvernement de criminels. Le crime est contre l'humanité.
- Le profit est donateur de travail.
- Le profit comme finalité tient le travail en otage. L'ultralibéral est quelqu'un qui dit au politique : ne m'ennuyez pas ou je licencie. Le politique n'ennuie pas. L'autre licencie quand même.
- Liberté politique et libéralisme économique sont indissociables.
- Despotisme de l'argent et ultralibéralisme sont indissociables. L'ultralibéralisme, c'est la dictature des tenants du marché mondial.
- Le marché est, jusqu'à preuve du contraire, le seul système qui rende possible une société d'abondance. C'est aussi le seul qui ait les moyens d'être secourable.
- Le but n'est pas l'abondance, mais la suffisance et la justice. L'abondance, dans l'optique ultralibérale, veut dire le caractère exponentiel des biens et du profit. Cela doit impliquer normalement le caractère exponentiel des ressources de la terre. Ce qui est faux. L'ultralibéralisme veut dire : après moi, le déluge. Il se fout des générations futures. Il est massivement infanticide.

(*) NOTE POSTÉRIEURE (du 14 mai 2011) - C'était à s'en douter : le Tribunal des condamnés d'avance de Là-bas, si j'y suis s'est bien occupé de DSK quelques semaines plus tard, le mercredi 11 mai 2011 et le 12 mai 2011. Cliquez sur les liens pour mieux connaître le personnage et vous marrer en bon français.
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NOTE du 26 novembre 2013 :
Au sujet de ce billet, on peut lire en anglais, dans CounterPunch, un article paru ce dernier week-end (22-24 novembre 2013) :  

The American Criminal Elite
An Orgy of Thieves
par JEFFREY ST. CLAIR et ALEXANDER COCKBURN
(L'élite criminelle étasunienne - Une orgie de voleurs : adaptation et mise à jour d'un article publié par l'édition de novembre 2000 de The New Statesman).
Son dernier paragraphe rappelle à notre souvenir l'activité éducative des meilleures universités et écoles de hautes études étasuniennes (évoquée dans le 4e paragraphe de ce billet) dans cette spoliation organisée :
The finest schools in America educated a criminal elite that stole the store in less than a decade. Was it all the fault of Ayn Rand, of the Chicago School, of Hollywood, of God’s demise?