jeudi 24 février 2011

Contes du Congo, contes et comptes de la Crise

Quand je suis à Paris, j'aime bien voir ce qu'il y a au menu du musée du Quai Branly -dont je vous ai déjà parlé dans ce blog- car sa programmation est toujours appétissante. Lors de ma visite du 3 juillet 2010, j'eus le loisir de flâner un peu partout et de fourrer mon nez dans l'exposition Fleuve Congo, illustration des traditions artistiques des régions bantouphones d’Afrique Centrale sillonnées par le fleuve Congo. Les créations présentées concernaient donc trois États actuels : le Gabon, la République du Congo et la République démocratique du Congo.


Après mon parcours, je fis quelques emplettes dans la boutique du musée dont un bouquin intitulé Contes et légendes du Congo, Cyr Éditions, mars 2008, illustré par Yann Sougey-Fil. L'auteur de ce recueil est Marc Koutekissa qui tente ainsi de rendre hommage à ses aïeux et de protéger un héritage oral qui risque de disparaître. Il explique dans son prologue que "la majorité de ces contes tirait leur origine de la région du Pool, sauf le conte Vili qui était de la région du Kouilou." Ils suggèrent immédiatement fables et apologues : les héros sont toujours des animaux, les histoires sont brèves et comportent une morale qui s'exprime en général à la fin. Et comme il arrive souvent dans les vieux récits, la morale en question peut tour à tour nous séduire ou nous horripiler, ça dépend. Mais Koutekissa avoue ne s'être pas donné l'ambitieuse tâche littéraire d'un La Fontaine (1621-95), dont les Fables étaient ce "livre favori / Par qui j'ose espérer une seconde vie", selon les vers de sa dédicace à Madame de Montespan au début du Livre VII. Les critères de sélection de Koutekissa et son intervention ("fidèle") sont plus modestes : "Le choix de ces contes est dû au fait qu'ils étaient les plus courants et que ma mémoire les avait retenus fidèlement."
Je vous reproduis maintenant l'essentiel d'un de ses contes congolais car je trouve que sa moralité est non seulement universelle mais particulièrement profitable de nos jours :
La Tortue aux ailes d'or
Écoutez une histoire que parfois se racontent les oiseaux et dont ils gardent un triste souvenir, car ils n'oublieront jamais le mauvais tour que la tortue leur a joué il y a deux mille ans.
C'est la fête dans le royaume des airs. Les oiseaux siffleurs annoncent partout ce grand événement. Un billet d'invitation a été adressé par le génie oiseau à toute la gent ailée. Chaque oiseau se prépare à assister à cette fête, drapé dans un beau costume. (...)
La tortue quant à elle, n'est pas là pour entendre ce que se disent les oiseaux. Bien qu'étant éloignée d'eux, elle entend clairement leur langage. Les oiseaux parlent d'un repas qui leur sera offert là-haut au-dessus des nuages par oiseau génie.
La tortue a une faim de loup et elle voudrait goûter à ce repas. (...)
— Pour quoi n'ai-je pas d'ailes ?
Elle bat des deux pattes.
— C'est une injustice, poursuit-elle. Et pourquoi ne suis-je pas une tortue oiseau ou un oiseau tortue ?
Trac, trac, elle va trouver les oiseaux et parle avec un langage sincère.
— Tu n'as pas d'ailes et ce repas est destiné aux oiseaux, répondent ses interlocuteurs.
— J'ai des ailes comme vous mais elles sont bloquées dans ma carapace.
— Mais du reste, tu n'es pas de la famille des oiseaux. Tu as une bouche, des dents, et quatre pattes, répliquent les oiseaux.
— Je n'ai que deux pattes. Les deux autres que vous voyez au devant de mon corps ne sont que des ailes déplumées. Et ces plumes sont retenues prisonnières dans ma carapace.
— Nous voulons bien te croire. Mais nous connaissons parfaitement les vilains tours que tu joues aux autres.
— Vous me connaissez mal en ce moment. Depuis des lunes, je me suis arrachée de mes mauvais penchants.
Après une longue discussion, les oiseaux finissent par accepter la proposition de la tortue. Chaque oiseau lui donne une plume. La tortue possède maintenant des ailes et peut voler.
Satisfaite, la Tortue se met à haranguer la foule ailée pour les convaincre totalement.
Devant sa bravoure et son éloquence, les oiseaux acceptent sans la moindre opposition, sa proposition qui est celle de prendre la parole au nom de tous les invités devant l'oiseau génie.
— N'oubliez pas quelque chose d'importance capitale, dit-elle. Nous sommes invités tous à un cocktail. N'oublions pas que nos coutumes recommandent à tout invité de choisir un nom qui lui convient le mieux.
— Nous ignorons cette loi que tu nous imposes.
— Bien sûr ! Parce que vous vous êtes tous empêtrés dans l'ignorance. J'ai beaucoup voyagé dans les pays lointains où j'ai appris beaucoup de choses.
Dupé, chaque oiseau prend un nom.
— Moi, je m'appelle « N'tiétié » (roitelet)
— Moi, « Bingoundou bidé » (rossignol) [et ainsi de suite]
Et tous les oiseaux, d'un ton unanime, demandent à la tortue.
— Et toi, quel nom as-tu choisi ?
— Je m'appelle « Vous tous », répétez !
« Vous tous », répondent les oiseaux. (...)
Les serviteurs apportent les plats de nourriture, des mets très délicieux à la soupe agréable à voir des yeux. Il y a de la viande, le poisson, les légumes, les ignames, du foufou, du manioc, etc.
Tout le ciel est inondé d'une odeur sentant si bon. Alors la tortue se lève et demande au génie oiseau :
— Pour qui avez-vous apporté ces plats ?
— Pour vous tous, répliqua le génie oiseau.
— C'est formidable, répliqua la tortue en s'adressant à ses compagnons. Vous avez tous entendu ceci. Tout cela m'appartient. C'est bel et bien leur coutume qui leur ordonne ces pensées. Ils servent avant tout le porte-parole et ensuite, vous autres. Patientez, votre tour viendra.
Ce disant, la tortue se met à dévorer les mets sous les regards des oiseaux.
Quand les oiseaux s'aperçoivent du tour que la tortue vient de leur jouer, ils se fâchent tous, mais c'est un peu trop tard.
(...)
Tout flatteur vit au dépens de celui qui l'écoute.


Quel sera le pigeon qui appellera « crise » le mauvais tour que la tortue joua aux oiseaux ? Y aura-t-il un pigeon qui prétendra que « la crise accula les oiseaux à la pauvreté et au jeûne », que « la tortue mangea comme quatre cents malgré la crise aviaire » ou que « la tortue réussit à se taper un gueuleton conçu pour toute une nation d'oiseaux en pleine crise aviaire » ?...
Ne soyons pas pigeons comme les oiseaux de ce conte congolais. Pourquoi permettons-nous que des malins sans scrupules pillent la maison de tous et nous expliquent que nous vivons au-dessus de nos moyens, alors que leurs comptes ne cautionnent pas leurs contes par-dessus le marché ? Pourquoi acceptons-nous que ce soient ceux qui nous ruinent qui fassent notre loi ? Pourquoi admettons-nous que, quand les Marchés nous pissent dessus, les médias s'évertuent à nous dire qu'il pleut ? Car jour après jour, nous lisons dans la presse très dépendante, sans qu'elle rougisse (c'est moi qui y mets du rouge), des informations comme celles-ci :

Cada vez hay más ricos y tienen más dinero, a pesar de la crisis
Los patrimonios superiores a un millón de dólares crecen en España un 12,5%
PILAR BLÁZQUEZ MADRID, Público. 23/06/2010 08:00
 (...) [M]ientras el resto de mundo peleaba con una nueva versión de la crisis financiera que se inició en 2007, el número de grandes fortunas españolas creció un 12,5% el año pasado. Un selecto club, que ya cuenta con 143.000 personas, según el Informe Anual sobre la Riqueza en el Mundo elaborado por Merrill Lynch y Capgemini. "Este incremento se debe a la subida de la capitalización bursátil. Muchos de sus activos están invertidos en renta variable", explica Lucía Granda, directora de Merrill Lynch Global Wealth Management para España y Portugal.
La situación española no es una excepción. Todo lo contrario. En el resto del mundo el porcentaje de grandes fortunas se incrementó incluso más. En total, el crecimiento superó el 17%, hasta alcanzar los 10 millones de personas. No sólo aumentó la cantidad de afortunados, sino también la de sus fortunas. El patrimonio conjunto de los más ricos del mundo, alcanzó los 39 billones de dólares (3,4 billones de euros) un 18,9% más que en 2008. Es más, el crecimiento de los superricos, es decir las fortunas cuyo patrimonio supera los 30 millones de dólares( 24 millones de euros), subió un 19,4%, y sus posesiones se incrementaron un 21,5%.


AUMENTÓ UN 12% EL NÚMERO DE RICOS EN ESPAÑA
Yates, pinturas y coches de lujo: para los millonarios pasó la crisis en 2009
Los ricos son aquellos con más de 800.000 euros en bienes, excluidas casas
El número de ricos creció un 17,1% en todo el mundo, un 12,5% en España
Las ventas de coches de lujo se disparan en Brasil y China
Los millonarios invirtieron en pinturas clásicas o de los sesenta
El Mundo - Actualizado martes 22/06/2010 17:16 - Reuters | Efe
Nueva York.- Mientras las economías mundiales abandonaban a duras penas la recesión para emprender una débil recuperación, en todo el mundo aumentó el número de millonarios, quienes volvieron a abrir sus carteras a ciertos gastos 'pasionales' a partir de la segunda mitad de 2009.
Pese a la crisis, el porcentaje de población con más de un millón de dólares en activos (unos 800.000 euros al cambio actual) creció un 17,1% en 2009, hasta los 10 millones de individuos, que juntos acumulan una riqueza de 39 billones de dólares (31,7 billones de euros), un 18,9% más del volumen que acaparaban en 2008, según un informe de Merrill Lynch con Capgemini.

Las ventas de vehículos caen un 23,5% en enero con respecto al mismo mes de 2010
EUROPA PRESS, Madrid 01/02/2011 13:04 Actualizado: 01/02/2011 14:46
Las matriculaciones de automóviles se situaron en 53.632 unidades durante el pasado mes de enero, lo que supone una fuerte caída del 23,5% en comparación con el mismo mes de 2010, cuando se comercalizaron 70.130 unidades, según datos de las asociaciones de fabricntes (Anfac) y vendedores (Ganvam). Sin embargo, los automóviles de lujo aumentaron sus ventas un 133% en el mismo periodo.


Telefónica bate récord de reparto de dividendos en plena crisis
La operadora abonará 7.300 millones de euros a sus accionistas, el mayor pagado por una empresa española
RAMÓN MUÑOZ - El País, Madrid - 23/02/2011


Repsol triplicó su beneficio en 2010
La compañía petrolera obtuvo un beneficio neto de 4.693 millones de euros el año pasado
EUROPA PRESS para Público, Madrid 24/02/2011 09:03 Actualizado: 24/02/2011 09:09
Repsol obtuvo un beneficio neto de 4.693 millones de euros en 2010, cifra que triplica el resultado logrado por la petrolera en 2009, que fue de 1.559 millones de euros, informó la compañía que preside Antonio Brufau a la Comisión Nacional del Mercado de Valores (CNMV).
(...) Sin tener en cuenta extraordinarios, el beneficio neto recurrente de Repsol mejoró en 2010 un 54,9%, hasta situarse en 2.360 millones de euros. Por su parte, el resultado de explotación recurrente de la compañía ascendió el año pasado a 5.213 millones de euros, con un repunte del 66,7% respecto a 2009.
Iberdrola ganó 2.870 millones en 2010
Iberdrola obtuvo en 2010 un beneficio neto de 2.870 millones de euros, lo que supone un aumento del 1,6% frente a 2009, cuando ganó 2.824 millones, como consecuencia de "los menores resultados atípicos netos de impuestos".
Con todo, la eléctrica señaló que se trata del mayor beneficio neto registrado en su historia. Según informó la compañía a la Comisión Nacional del Mercado de Valores (CNMV), su facturación fue de 30.431 millones de euros (+17,5%) y su Ebitda se elevó un 10,5%, hasta los 7.528 millones de euros.

ABC, 24/02/2011 :
Antena 3. Antena 3 y Telecinco mejoraron resultados en el año del «apagón analógico» El grupo Antena 3 logró un beneficio neto de 109,1 millones de euros el pasado ejercicio, lo que supone un aumento del 79,6% respecto al año anterior, en gran medida debido a la mejora de los ingresos publicitarios. El mercado publicitario creció el 3,8%. (...).
Telecinco. Telecinco obtuvo un beneficio neto de 70,5 millones de euros, lo que supone un 45,6% más que en 2009, cuando ganó 48,4 millones de euros. Los ingresos aumentaron un 30,3% en 2010, hasta los 855,1 millones de euros, y sus márgenes sobre ingresos mejoraron con respecto al año anterior, con un beneficio bruto de explotación (Ebitda) ajustado de 228 millones de euros.
Abertis. Abertis ganó un 6,1% más por la positiva evolución del tráfico en las autopistas. Abertis registró un beneficio neto de 662 millones de euros en 2010, lo que supone un incremento del 6,1% en comparación con el año anterior, según informó este jueves la concesionaria. (...)
Abengoa. La empresa andaluza registró un beneficio neto de 207 millones de euros en 2010, lo que supone un incremento del 22% respecto al ejercicio anterior. El grupo alcanzó unas ventas de 5.566 millones de euros, un 34% más, mientras que el resultado bruto de explotación (Ebitda) se situó en 942 millones de euros, un 26% más que en 2009. (...)

mardi 22 février 2011

Lettres tunisiennes

La France ne veut pas envoyer Michèle Alliot-Marie en Tunisie. Ça se comprend, vu ses antécédents d'entente cordiale et collaboration avec le clan Ben Ali et ses proches. Pour l'instant, sur ce dossier, elle nous fait des vacances.
La République de l'irréprochabilité sarkozyste y avait même expédié un nouvel ambassadeur dans le but d'ouvrir une nouvelle page dans la relation bilatérale. Le problème, c'est que ce diplomate, Boris Boillon, a eu une manière plutôt atroce, libéro-coloniale, d'ouvrir son cœur au peuple tunisien —qui tient à dissiper des doutes bien fondés. Pour éviter des questions insolemment pertinentes, l'ambassadeur a mis sa fausse indignation dans le plat du déjeuner auquel il avait invité la presse tunisienne. Dans le genre casse-toi, pauv'con. Que Pierre Desproges me pardonne le détournement de citation, mais ce fut un déjeuner tout à fait somptueux, solennel et chiant, bref, une réussite parfaite...


Du coup, il s'est fait de nombreux amis et une page a été ouverte en Tunisie sous le titre "Boris Boillon, dégage !", expression que l'on scande également devant l'Ambassade française de Tunis. Il y en a même qui se donnent la peine de lui écrire des lettres impeccables de politesse et d'une lucidité, hélas Boillon, très peu débile. À les lire, on bénéficie d'un cours accéléré d'argumentation écrite :
Si nous nous permettons de vous écrire ainsi aujourd’hui, c’est à la suite de votre première intervention à Tunis, intervention où vous vous êtes adressé au peuple tunisien par l’intermédiaire de ses journalistes.
Nous voudrions, par la présente, attirer votre attention sur certains points qui pour nous, peuple tunisien, sont essentiels, contrairement à ce que vous et vos maitres, semblez en droit de penser. Si vous souhaitiez que votre séjour en Tunisie soit entouré de sérénité et de bons rapports, non seulement avec les représentants du peuple mais avec tout le peuple tunisien, il apparait évident que vous n’avez pas eu beaucoup d’entendement.
Une journaliste vous a posé la question de savoir ce « que (vous pourriez) répondre aux préoccupations du peuple tunisien par rapport au comportement de la France durant la révolution ». Vous avez oublié votre fonction et avez répondu que cette question était un préjudice. Vous vous êtes même permis de traiter la question de “débile”.
Sachez, cher monsieur, que la France, que vous représentez ici, à Tunis, a beaucoup à faire pour faire oublier, d’une part, son soutien inconditionnel à son ami Ben Ali pendant toutes ces années, mais, surtout, la position politique inadmissible qu’elle a soutenu pendant que nos jeunes mourraient et se battaient pour la liberté, l’une des valeurs pourtant inscrite dans la devise de votre patrie, monsieur.
Ainsi nos préoccupations vous semblent déplacées ? Et bien, c’est que nous allons avoir un problème, cher monsieur. Car, voyez vous, Le peuple tunisien n’a jamais été un peuple imbécile, contrairement à ce que vous pourriez croire. Et si nous avons connu le malheur et la disgrâce de vivre sous un dictateur « ami » de la France, cela ne veut pas dire que nous ne savons réfléchir, comprendre et surtout nous prononcer. Cela signifie “juste”, qu’avec l’accord de votre Nation, l’on nous avait muselé et dépouillé d’une grande partie de nos droits, dont celui de s’exprimer. Mais ne prenez pas la conséquence pour la cause et sachez que nous vous voyons pour ce que vous êtes, très cher monsieur.
Votre attitude pleine de mépris et d’arrogance, vous donne l’outrecuidance de parler ainsi à une journaliste tunisienne qui exprimait la question principale qui occupe le peuple tunisien quant à l’avenir de ses relations avec la France, a choqué plus d’une personne. Si c’est ainsi que se comporte le représentant de l’État français en Tunisie, nous craignons le pire pour l’avenir de nos échanges, monsieur. Mais pouvions nous attendre autre chose de la part d’un représentant dont le gouvernement n’a toujours pas présenté d’excuses claires pour avoir offensé la dignité d’un peuple ni n’a été blâmé pour entretenir des relations d’affaires avec un tyran ?
Cher monsieur, votre jeunesse n’est qu’apparente, vos actes semblent venir d’un monde si ancien, si vieux. Pensiez vous réellement pouvoir vous comporter comme ces soldats ardents et insultants de la période colonialiste ? Il semblerait que vos maîtres n’ont toujours pas compris quelle est la période historique qui s’ouvre en ce moment en Tunisie. Mais il est certain que les piètres performances de notre ancien ministre des affaires étrangères doivent y être pour quelque chose. Allez donc expliquer, cher monsieur, que nous ne sommes pas au début d’un nouveau colonialisme, non, nous sommes à l’aube de grands changements, et cette attitude française sera sévèrement punie à chaque fois qu’elle aura le malheur de réapparaitre, comprenez le bien.
Sachez que la volonté du peuple, aujourd’hui, Monsieur l’Ambassadeur, est de vous dire, tout simplement, “dégage”. Vous avez réussi avec votre comportement dédaigneux à tirer le pire du peuple tunisien, connu pourtant pour son accueil légendaire et sa générosité. Vous avez, en moins d’une semaine, fait échouer votre mission. Vous pouvez partir maintenant. Et dommage pour cette belle carrière prometteuse que vous vous étiez préparée et imaginée, vous saurez certainement tirer une leçon diplomatique de ce passage éclair dans notre beau pays.

Wejdane Majeri, Afef Hagi, Shiran Ben Abderrazak
Tunis, Milan, Paris, le 18-02-2011
Source : Nawaat.
Chers Tunisiens, bon courage !

NOTE POSTÉRIEURE (du 18 mai 2011) : Curiosphère.tv, le service d'éducation en images de France 5, a préparé en mai 2011 un dossier sur les révoltes du monde arabe. En fait, ils en abordent pour commencer celles de Tunisie, Egypte et Lybie, et vous y trouverez des analyses parfois très intéressantes et en français, dont celui d'Alain Gresh, par exemple. Voici l'édito qui fait office d'introduction :
Depuis le 17 décembre 2010, les dirigeants historiques du monde arabe sont en émoi. Exit Zine el-Abidine Ben Ali après 24 ans à la tête de la Tunisie. Exit Hosni Moubarak après 30 années de règne sans partage. Ces deux pays abordent aujourd’hui leur transition démocratique. Mais dans le reste du monde arabe la révolte grogne également : en Libye, plus que jamais, Mouammar Kadhafi est seul contre son peuple ; en Syrie Bachar El-Assad est contraint a des concessions ; au Bahreïn, à Oman, les manifestations contre les pouvoirs se multiplient... Curiosphere.tv, fidèle à sa mission pédagogique vous propose ce 1er numéro de Decrypt’Actu consacré aux révoltes du monde arabe. Vous trouverez ici des ressources thématiques permettant de prendre du recul sur ces événements, en les installant plus largement dans l’histoire contemporaine mondiale.

lundi 14 février 2011

Slogans et réalité crue ou jongler avec les mots

La presse nous apprend aujourd'hui que le gouvernement français organise un concours "pour jongler avec les mots" : dans le but de fêter la Semaine de la langue française et de la francophonie, qui vient de commencer, le site du ministère de la Culture et de la Communication lance une compétition, le concours des dix mots, à l'intention des collégiens et lycéens. Ils sont invités à réaliser collectivement un travail sur le thème de... la solidarité. Étonnant de la part d'un gouvernement élitocrate qui promeut à longueur d'année la concurrence (la guerre des plus forts contre tous) et le bouclier fiscal, qui diabolise les tziganes et les immigrés, qui encourage la dénonciation des solidaires (sujet très bien illustré par le film Welcome, de Philippe Lioret, qu'on a pu voir sur La2 il y a quelques jours) et dont la politique contribue, par exemple, à l'augmentation des Français non ou mal logés : selon le rapport 2011 de la fondation Abbé Pierre à ce propos, 3,6 millions de Français sont mal-logés ou directement sans abri. Le ministère de la Culture et de la Communication communique ce que le gouvernement ne cultive pas.
Le travail du concours proposé par le ministère français doit contenir les dix mots suivants : accueillant, agapes, avec, chœur, complice, cordée, fil, harmonieusement, main et réseauter. "Il s’agit de concevoir à partir des 10 mots une production littéraire qui implique une dimension artistique fondée sur un réel travail linguistique. Toutes les démarches pluridisciplinaires seront les bienvenues." Les inscriptions sont admises du 14 février au 16 mars.
Parallèlement, en collaboration avec le ministère et les sites "le-slam.org" et "On Aime Les Mots", TV5 Monde lance un tournoi international de slam, anglicisme qui veut dire littéralement "claquement" ; les slams dont nous parlons ici sont des compositions disons poético-oratoires, grosses de sens, que les slameurs déclament de manière très libre sur une légère base musicale.
TV5 Monde incite les internautes à créer un texte ou une vidéo à partir des dix mots mentionnés, puis à les poster sur son site (du 26 janvier au 1er mars 2011). Le 14 mars à 20h, Grand Corps Malade, slameur renommé, annoncera lors d'un tchat vidéo les noms des deux participants qui auront recueilli le plus grand nombre de votes du public. C'est drôle parce que Grand Corps Malade s'est illustré en analysant les soi-disant vertus solidaires des mesures gouvernementales, en matière d'Éducation nationale par exemple (voir la vidéo ci-dessous).
Démolir le service public et prôner la solidarité ? Si "jongler avec" est, selon Le Robert, "manier de façon adroite et désinvolte", on dirait que le gouvernement français jongle vraiment avec le mot "solidarité" et nous prend pour des gogos.

Grand Corps Malade - Education Nationale



Note du 16 février 2011 :  Sous le titre L'Appel des 47, 47 fonctionnaires de l'enseignement public qui ont rendu leurs Palmes académiques pour récuser la politique sarkozyste en la matière, publient un manifeste sur le site de Charlie Hebdo où ils dénoncent que...
"(...) l’Éducation nationale souffre de plus en plus d’une politique où la logique comptable et la notion de rendement ont pris le pas sur toute réflexion pédagogique et sociale : depuis quelques années, l’école que nous avons aimée et construite est progressivement désorganisée, dégradée, et disparaît. Nous n’y retrouvons plus les idéaux et les valeurs que nous y avons portés.
La liste des mesures qui vont contre l’école, les enfants, les étudiants et les enseignants est déjà bien longue : suppression, cette année encore, de 16 000 postes qui s’ajoutent aux 50 000 de ces trois dernières années ; suppression de la formation des enseignants (IUFM); suppression de la carte scolaire ; remise en cause de la scolarisation des moins de trois ans ; prime aux recteurs, etc.
"
Ce groupe des 47 comprend, hommes et femmes confondus, professeurs, conseillers d'orientation, maîtres de conférences, documentalistes, directeurs d'école, principaux et proviseurs, instits, inspecteurs, etc.

Note d'avril 2012 : J'ai réécouté le slam de GCM et j'ai éprouvé un certain malaise en écoutant une phrase : "continuons de dire aux p'tits frères que l'école est la solution". L'école est-elle vraiment LA solution, la solution définitive, la panacée absolue ? Non, ce n'est pas vrai, malheureusement. Cette affirmation pourrait peut-être plaire à Moreno Castillo, par exemple, mais il est question ici d'un problème beaucoup plus complexe que cela. L'école, bien entendu, fait partie de la solution mais celle-ci sera sociale ou ne sera pas. Vis-à-vis de tout ce qu'il y a autour de nous, habitus, prestiges montés, inlassable activité des grands média traditionnels, retombées des nouvelles technologies, publicité par monts et par vaux,... on est tenté de dire que l'influence de l'école est presque négligeable... C'est peut-être un bon moment pour suggérer la lecture d'un article de John Marsh paru en janvier 2012 dans Le Monde diplomatique : L'Éducation, suffira-t-elle ? Cliquez dessus si tout cela vous intéresse.

vendredi 11 février 2011

Pantin Moubarak quitte le pouvoir

Après dix-huit jours de manifestations, Hosni Moubarak a démissionné. C'est ce qu'a annoncé le vice-président égyptien, Omar Souleiman. L'armée prend le pouvoir...
L'annonce a provoqué une clameur de joie sur la place Tahrir, un coup de cœur au Caire... Et nous venons de voir sur la Puerta del Sol madrilène des Égyptiens et des citoyens d'autres nationalités en franche liesse. Il y en a qui finiront rauques la journée ! Félicitations très émues.
Et puis, l'Organisation internationale de la Francophonie (OIF) compte désormais un tyran de moins dans ses rangs. Aura-t-on droit à un nouveau fantoche ou ça va bouger pour de bon ? On verra bien mais, pour l'instant, y'a de la joie !

Je viens de relire quelques passages du Discours de la servitude volontaire (1576), d'Étienne de La Boétie (1530-1563) ; je trouve bon pour l'occasion —en fait, pour toutes les occasions— d'en citer cet extrait :
« Les empereurs romains n'oubliaient pas surtout de prendre le titre de tribun de peuple, tant parce que cet office était considéré comme saint et sacré, que parce qu'il était établi pour la défense et la protection du peuple et qu'il était le plus en faveur dans l'état. Par ce moyen ils s'assuraient que ce peuple se fierait plus à eux, comme s'il lui suffisait d'ouïr le nom de cette magistrature, sans en ressentir les effets.
Mais ils ne font guère mieux ceux d'aujourd'hui, qui avant de commettre leurs crimes, même les plus révoltants les font toujours précéder de quelques jolis discours sur le bien général, l'ordre public et le soulagement des malheureux. »
Ah, il y a exactement 50 ans, Ambroise Croizat (1901-1951) mourait à Suresnes. Il fut l'un des fondateurs de la Sécurité Sociale et du système des retraites en France.

lundi 7 février 2011

Le cas Lumumba, 50 ans après son meurtre

21 jours après le cinquantenaire de l'assassinat de Patrice Lumumba (2/07/1925-Katanga, 17/01/1961), ce Noir qui refusa de lécher les bottes de l'Homme blanc, j'ai vu lors d'une fouille internautique qu'une pétition a été lancée afin que la Belgique "reconnaisse SES RESPONSABILITES HISTORIQUES dans l’assassinat prémédité de Patrice Émery LUMUMBA et que justice soit rendue !"
Cette pétition de lumumba.org soutient en plus qu' "il est impératif que l’Etat belge accepte L’OUVERTURE DE L’INTEGRALITE DES ARCHIVES COLONIALES, à savoir celles de l’administration coloniale, de la Force publique, de la Sûreté, du Ministère des Colonies, notamment. Ces archives doivent faire l’objet d’un recensement et être accessibles au public pour qu’enfin, la vérité triomphe."

Là-bas, si j'y suis, le repaire radiophonique de Daniel Mermet, s'est penché sur ce cas de figure et nous a invités à trois émissions +2 (podcastables : on peut toujours les écouter) pour remettre les pendules à l'heure sur cette affaire :
Et "Il y a cinquante ans, l’assassinat de Patrice Lumumba". Reportage à Bruxelles avec Ludo de Witte et au Katanga avec le professeur Kongolo et le collectif "Mémoire coloniale", ici, , et , ici, et
Mermet choisit un extrait d'un texte incontournable d'Aimé Césaire, son Discours sur le colonialisme, pour illustrer ces cinq volets ; je vous le colle ci-dessous :
« Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu’il y a au Viet Nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et interrogés, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent. »
Aimé Césaire : Discours sur le colonialisme, Éd. Réclame, 1950
(rééd. Présence africaine, 1955)
Le sociologue flamand Ludo de Witte (1956) a beaucoup contribué à rompre le silence ou la désinformation (1) sur ce crime d'État(s) grâce à la publication de son livre L’assassinat de Lumumba (Karthala, janvier 2000). En 2001, il affirmait à Matchafa (collection de médias québécois) « que l’assassinat a été exécuté en accord avec les gouvernements belge et américain et que les commanditaires étaient tous des actionnaires d’entreprises qui pillaient ou avaient des vues sur les richesses du Congo. L’assassinat a été réalisé au nom du libre marché et de la lutte contre le communisme. » Le procédé habituel, la méthode éternelle : un assassinat ou un coup d'état, voire les deux (cf. Mohammad Mosaddeq, João Goulart, Jacobo Árbenz, Achmed Sukarno, Salvador Allende, Jaime Roldós, Omar Torrijos, etc), pour laisser la voie libre à la rapine. Dans ces déclarations, de Witte précisait le résultat de ses recherches :
-Ludo De Witte. Des indices sérieux indiquent que les plus hautes instances politiques belges ont été impliquées dans différentes tentatives d’assassinat de Lumumba, de septembre à octobre 1960. Pendant l’enquête, on a par exemple parlé de l’opération L, mise sur pied par Edouard Pilaet. Celui-ci travaillait pour le compte de la Forminière, la société belge qui exploitait le diamant au Congo. Par l’intermédiaire du colonel de réserve Laude, il était notamment en contact avec le chef de la maison militaire du roi, le général Dinjaert. Les plus hautes instances politiques étaient impliquées dans cette opération. C’est d’ailleurs le bras droit du comte d’Aspremont Lynden, le ministre des Affaires africaines, qui a chargé Pilaet de se rendre au Congo et d’y travailler sous la direction du colonel Marlière. Celui-ci deviendrait plus tard le conseiller de Mobutu.
Il y a encore d’autres témoignages. Ainsi, le commandant Noël Dedeken a reconnu avoir reçu du commandant en chef de l’armée belge, le baron de Cumont, l’ordre d’enlever Lumumba, sans doute en vue de l’éliminer par la suite. Et, récemment, l’officier belge Paul Heureux a confirmé l’existence d’un plan visant à assassiner Lumumba et émanant du journaliste Jo Gérard, partisan notoire du roi Léopold III et collaborateur de Paul Vanden Boeynants. Ce plan a été préparé sous la supervision du colonel Marlière, qui agissait avec l’accord de ses supérieurs. Ces opérations ont finalement été suspendues lorsque l’initiative est passée aux mains des Américains.
-Avez-vous des informations sur la collaboration entre les services américains et belges?
-Ludo De Witte. Nous savons que dès l’été 1960, les Américains et les Belges ont lancé plusieurs tentatives d’assassinat contre Lumumba et que toutes ces opérations ont été suspendues entre le 10 et le 15 octobre. Des documents de la CIA et les archives de Pilaet révèlent qu’on était arrivé à la conclusion que trop de personnes travaillaient à la préparation du meurtre de Lumumba. Hormis les opérations préparées par les services occidentaux eux-mêmes, ceux-ci ont aussi tenté de faire exécuter la sale besogne par des Congolais. Mais ceux-ci se sont montrés peu enthousiastes. Pilaet écrit dans un rapport: «Tous les Congolais avec lesquels je parle sont d’accord pour dire que Lumumba doit disparaître. Mais ils espèrent tous que quelqu’un d’autre fera le travail à leur place». En d’autres termes, de très nombreuses personnes étaient au courant des opérations. A Brazzaville et à Léopoldville, les rumeurs allaient bon train. Des amateurs étaient impliqués dans l’affaire et il y avait des fuites. Un moment donné, il a donc été décidé de mettre fin à toutes les opérations.
Noël Dedeken et Pilaet ont alors été révoqués. La CIA a envoyé un message à l’ambassade américaine précisant que «toutes les initiatives par rapport à Lumumba devaient être arrêtées». Mais en même temps, le quartier général de la CIA a transmis un message secret, via un canal spécial, à Larry Devlin, chef de la CIA à Léopoldville, lui indiquant littéralement qu’il ne devait en aucun cas tenir compte du message officiel et que l’opération serait poursuivie de manière accélérée.
La CIA décide alors d’engager un tueur à gages professionnel. Cet homme, recruté en Belgique et portant le nom de code QJWIN, est arrivé au Congo juste avant la fuite de Lumumba de Kinshasa. Finalement, il sera rappelé sans avoir pu achever son travail parce qu’entre-temps, Lumumba a été arrêté par Mobutu pour être livré plus tard au Katanga. Mais le fait qu’à la mi-octobre, Belges comme Américains mettent fin à toutes leurs opérations officielles et que la CIA prend alors toute l’affaire en main, donne à penser qu’il y a eu une coordination à un très haut niveau entre Bruxelles et Washington. En outre, des concertations ont eu lieu en janvier 1961, tant au niveau de l’Otan que de manière bilatérale. Le Portugal, qui était encore maître en Angola, et le régime britannique en Rhodésie ont discuté avec le régime Tshombé au Katanga pour arrêter la progression des forces nationalistes. Des contacts avec les Français ont eu lieu en vue de renforcer le régime de Mobutu. Le Pentagone insistait à cette époque pour que les bases militaires de Kitona et de Kamina restent entre les mains de forces «alliées».
Quant aux motivations de l'entente criminelle alliant les gouvernements belge et étasunien et les léopoldistes, Ludo De Witte est clair comme de l'eau de roche :
Toutes ces forces, traversées par d’énormes conflits d’intérêts, étaient toutes des actionnaires d’entreprises qui exploitaient le Congo. Derrière Jean del Marmol, il y avait le groupe Lambert; derrière Pierre Wigny, il y avait une floppée de sociétés coloniales; dans l’entourage du Palais royal, il y avait la Société Générale. L’oncle d’Aspremont Lynden était l’un des commissaires de la Société Générale. Pour les Américains, l’enjeu était aussi de mettre la main sur les énormes richesses du Congo. En outre, un succès du nationalisme de Lumumba pourrait avoir des conséquences importantes dans l’ensemble de l’Afrique.
Là-bas, si j'y suis conseille aussi la lecture de Lumumba, un crime d’Etat. Une lecture critique de la Commission parlementaire belge, de Colette Braeckman (Aden, avril 2009).
On peut lire également, sur le site du Projet Lumumba, le poème Lumumba's gebit (Les dents de Lumumba), d'Hugo Claus, que l'écrivain flamand publia le 8 novembre 1999, dans le quotidien De Standaard, après avoir vu à la télé le documentaire où l'inspecteur policier Gerard Soete (2) expliquait comment il s'était débarrassé des cadavres de Patrice Lumumba et de ses compagnons Maurice M'Polo et Joseph Okito : « Nous avons découpés les corps en morceaux. Le crâne a été dissout dans de l'acide sulfurique et le reste a été brûlé. » Et ceci après l'arrachement des deux canines dorées de Lumumba...
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Enfin, le site du Projet Lumumba nous rappelle une citation de Jacques Derrida (1930-2004) parfaitement pertinente à cet égard :
"Nous n’accepterons plus de vivre dans un monde qui non seulement tolère les violences illégales mais viole la mémoire et organise l’amnésie de ses forfaits. Notre témoignage critique doit transformer l’espace public, le droit, la police, la politique de l’archive, des médias et de la mémoire vive. Et il doit le faire en passant les frontières nationales."
"Nous aurions, me semble-t-il «contre l’oubli», un premier devoir: pensons d’abord aux victimes, rendons-leur la voix qu’elles ont perdue. Pensons d’abord à la destinée - chaque fois unique et irremplaçable - de ceux et de celles à qui on a dénié le droit à la parole et au témoignage et qui ont eu à souffrir l’injustice dans leur vie, parfois dans leur honneur. Pensons à la machine qui les a ainsi broyés, à l’ignominie de certains individus, de certaines forces sociales, de certains appareils étatiques ou policiers. A chacune des victimes, toujours au singulier, à tous ces «disparus», nous devons épargner ce surcroît de violence : l’indignité, l’ensevelissement du nom ou la défiguration du souvenir.
Mais un autre devoir, je le crois, est indissociable du premier: en réparant l’injustice et en sauvant la mémoire, il nous revient de faire oeuvre critique, analytique et politique. En général et cette fois au-delà des singularités exemplaires. Les crimes en question, les censures, les amnésies, les refoulements, la manipulation ou le détournement des archives, tout cela signifie un certain état de la société civile, du droit et de l’État dans lesquels nous vivons. Citoyens de cet État ou citoyens du monde, au-delà même de la citoyenneté et de l’Etat-nation, nous devons tout faire pour mettre fin à l’inadmissible. Il ne s’agit plus seulement alors du passé, de mémoire et d’oubli. Nous n’accepterons plus de vivre dans un monde qui non seulement tolère les violences illégales mais viole la mémoire et organise l’amnésie de ses forfaits. Notre témoignage critique doit transformer l’espace public, le droit, la police, la politique de l’archive, des media et de la mémoire vive. Et il doit le faire en passant les frontières nationales."

Déclaration de Jacques Derrida au colloque « 17 et 18 octobre 1961: massacres d’Algériens sur ordonnance ? »
(1) Au début, on rejeta sur des villageois congolais la responsabilité du massacre de Lumumba et ses "complices". En Espagne, les textes des informations de la presse franquiste de l'époque étaient inénarrables. La loi n’était jamais la même selon qu’il s’agissait d’un blanc ou d’un noir, disait Patrice Lumumba. La presse, non plus.
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