jeudi 12 mars 2015

Le nucléaire tient ses promesses

Swissinfo publiait avant hier 10 mars...
La ville japonaise de Futaba, qui héberge une partie de la centrale de Fukushima, a décidé, quatre ans après l'accident, de retirer les vieilles pancartes qui vantent encore "l'avenir radieux" promis par l'énergie nucléaire. Environ 90'000 personnes ne peuvent toujours pas rentrer chez elles.
Cette mesure fait partie des projets prévus dans le cadre du budget présenté à l'assemblée municipale de cette agglomération totalement désertée. Il en coûtera quelque 4,1 millions de yens (33'300 francs [suisses]) pour enlever deux imposantes enseignes construites en 1988 et 1991, a indiqué mardi un fonctionnaire.
Installée à la porte de la ville, la première dit "l'énergie nucléaire, l'énergie d'un avenir radieux", et une autre près de la mairie: "l'énergie nucléaire, pour le développement de notre patrie, pour un futur prospère".
"Nous avons décidé de les supprimer parce qu'elles sont vétustes et constituent un risque pour les personnes qui font des retours temporaires dans leur maison", a expliqué le fonctionnaire de Futaba, sans mentionner qu'elles pouvaient être insultantes pour les habitants chassés de chez eux sans grand espoir d'y revenir de façon durable.
Quatre ans plus tard, quelque 90'000 habitants évacués de la région ne sont pas autorisés à retourner vivre dans leurs foyers autour de la centrale Fukushima Daiichi mise en péril par le tsunami du 11 mars 2011, qui a par ailleurs tué plus de 18'000 personnes.
Le Monde nous expliquait à son tour hier matin :
Quatre ans plus tard, jour pour jour, près de 250 000 personnes vivent dans des logements provisoires, sans réel espoir de se réinstaller un jour dans leur ancien domicile – ou du moins pas avant plusieurs années, constate USA Today. Dans la région de Tohoku (nord-est de l'île d'Honshu), où se trouve la centrale de Fukushima-Daiichi, les travaux de décontamination et de reconstruction ont pris du retard, notent le Japan Times et l'Asahi Shimbun. Déjà perceptible avant le drame, l'exode de la population, et notamment des jeunes, vers Tokyo et d'autres grandes villes du pays, s'est accéléré. Seuls 3 % des trentenaires et des quadragénaires envisagent de prendre le chemin du retour, souligne Bloomberg. A cela s'ajoute la peur de la radioactivité, qui dissuade les habitants de consommer les produits estampillés Fukushima, réputés naguère pour leur grande qualité (NPR). Pour les autorités, le défi concerne l'avenir du nucléaire, note le professeur Simon Avenell, de l'Université nationale australienne (ANU). Le premier ministre, Shinzo Abe, envisage de redémarrer les 54 réacteurs aujourd'hui à l'arrêt. Mais les centrales sont-elles mieux préparées qu'avant à essuyer une catastrophe naturelle ? C'est ce qu'affirme l'expert Charles Casto dans un entretien à la Deutsche Welle. Pour Peter Drysdale, de l'East Asia Forum, il s'agit de retisser des liens de confiance. Car, d'après les experts, la probabilité que l'Archipel soit de nouveau frappé par un tremblement de terre d'une magnitude égale ou supérieure à 7 au cours des trente prochaines années est de… 98 %.

Hélas, on ne nous dit pas quelles étaient les expressions en japonais des pancartes retirées. En français, ça sonne : chose promise, chose... commise.
C'est un récit...
Où l'on constate que le nucléaire tient ses promesses : l'avenir est présent et tous les deux radieux.
Où l'on découvre que l'avenir, conscient de son impertinence, prend la retraite et laisse sa place à un présent rayonnant, c'est-à-dire, dévasté.
Où l'on soupçonne que le développement d'une patrie aboutit à la Terre Gaste.
Où l'on peut dire adieu (ou plutôt au revoir ?) aux éternels radieux.
Où l'on réfléchit à l'activité radiante du progrès marchand comme de l'uranium.
Où l'on patauge dans un bouillon de culture truffé d'appâts rances du gain.
Où l'on remarque que l'arrogance du lobby nucléaire est durablement compatible (quatre ans minimum) avec un affront macabre particulièrement abject.
Où l'on note que le nucléaire ne veut plus exalter ses lendemains qui chantent sur un désert radioactif.
Où l'on subodore que les enseignes du nucléaire sont logées à la même enseigne que le nucléaire.
Où l'on voit que les enseignes constituent un "symbole de commandement servant de signe de ralliement pour des troupes" (cf. Le Robert).
Où l'on vérifie que les imposantes enseignes constituent un symbole de commandement encore plus imposant que les simples enseignes.
Où l'on observe que l'enseigne ment, est éducation.
Où l'on apprend que le retrait d'un lourd avenir faux-cul coûte les yeux de la tête.
Où l'on est avisé que l'avenir est non seulement glauque, mais "vétuste", et que cela explique la suppression temporaire d'un bout de propagande.
Où l'on éclaircit le concept de risque pour les personnes qui font des retours temporaires dans leurs maisons. D'où il ressort que les avenirs radieux comportent des population irradiées et radiées.
Où les chantres des lendemains qui chantent et des avenirs radieux "n'autorisent pas à retourner vivre dans leurs foyers" des populations découvrant le provisoire qui dure, qui est avenir.
Où l'on comprend la capacité essoreuse de l'essor du nucléaire comme du capitalisme en général.
Où l'on prend acte des assemblées municipales des agglomérations désertées.
Où l'on sème l'art de la dégoûtation du menu, si pâle, de la farcification.
Où l'on perçoit que passent les jours, passent les semaines, passent quatre ans, les habitants périssent ou s'en vont et les criminels demeurent.
Où l'on voit que les réacteurs sont les acteurs de la réaction qui se marre et redémarre.
Où l'on confirme que les chiffres de la probabilité extrême ne constituent pas une donnée objective pour les amis des évaluations et notations.
Où l'on lit que le fanatisme cupide réussit à force de "retisser des liens de confiance".
Où l'on ne peut plus se cacher qu'il y va de la vie alors que pour les autorités "le défi concerne l'avenir (radieux) du nucléaire".
Où l'on songe qu'on pourrait d'ores et déjà sonner le glas du tocsin du toxique.
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Un film sur le Japon après Fukushima :

Au-delà du nuage, Yonaoshi 3.11 (2013), réalisation de Keiko Courdy. Webdocumentaire filmé en noir et blanc où vous pourrez suivre des témoignages au-delà des apparences.

Fukushima : Pétition de Nokiko Noguchi.

dimanche 1 mars 2015

El Roto - Le Cahier électrique

El Roto sait que la réalité est un champ de bataille et que
les puissants ne veulent pas céder un pouce de terrain. 
Leurs ancêtres leur ont légué un solide patrimoine et
l'intime conviction que, pour le préserver, il fallait faire
en sorte que les vaincus voient le monde comme eux le voient.
(Reyes Mate ; extrait de sa préface au Cahier Électrique)


Il n'y a qu'environ une semaine que j'ai eu vent de la publication du Cahier Électrique, de El Roto, pourtant paru en janvier 2013, chez Les Cahiers Dessinés. La préface de Reyes Mate introduit très pertinemment Andrés Rábago et son œuvre.
Voici la présentation de la maison d'édition :

Le cahier électrique -
  • Beaux Livres-Albums
  • Date de parution : 10/01/2013
  • Format : 17 x 23 cm, 160 p., 19.00 €
  • ISBN 979-1-09-087507-4
Tous les jours depuis vingt ans, le dimanche compris, le dessinateur El Roto (le « cassé ») publie son dessin dans le quotidien madrilène El País. Pour ses milliers de lecteurs, ce dessin du jour est un rendez-vous à ne pas manquer. Ni caricaturiste ni humoriste, El Roto se qualifie de « satiriste ». Comme le confirme le philosophe espagnol Reyes Mate — qui signe la préface —, El Roto nous rend chaque jour plus intelligent. L’intelligence : voilà bien ce qui caractérise ses dessins, outre le fait qu’ils sont drôles, élégants, inimitables dans leur sobriété mordante. Une sélection de cent trente-trois dessins en couleurs, autour du thème de la crise politique et financière, de la vie quotidienne, du travail, de la famille.

Technique employée : encre noire et couleur
Comme j'ai déjà raconté ici, je ne sais plus combien d'années cela fait que je suis Andrés Rábago, El Roto (ou OPS avant). Je connaissais donc bien les vignettes qui font partie du Cahier Électrique mais c'était la première fois que je les voyais/lisais en français, drôle d'expérience. D'autant que l'auteur, toujours soucieux de qualité formelle et de transmission exacte, a tenu à utiliser sa calligraphie personnelle pour transcrire la version française (que signe Olivia Resenterra) de ses phrases lapidaires (1).





El Roto soumet toujours ses vignettes (un dessin, très souvent accompagné d'un texte) à une espèce de rasoir d'Ockham : c'est l'économie des moyens la plus intentionnée qui soit. L'archéologue qui agit en lui enlève la boue et les adhérences dissimulant le fin fond des choses. Procédé sobre et clair, le résultat de cette quintessence est autrement gros de sens, de discernement ; bouleversant sans aucun doute —compte tenu de l'incroyable percée des cadavres de vérité officiels— mais, en même temps, tellement flagrant et criant qu'on dirait une lapalissade qui saute aux yeux et aux méninges, un rappel à la décence intellectuelle et éthique vis-à-vis d'une civilisation qui a choisi la connerie, le simulacre et le mensonge pour toute horizon mental. Et si la charge d'un seul dessin (et sa formule) est si pénétrante, le face-à-face d'affilée avec plus d'une centaine de ces pilules contre les lieux communs constitue, comme tous les bouquins de El Roto, un vertige de négatifs de la vraie humanité, une trombe de chocs salutaires, une vision soutenue et sans ambages des contresens et des bobards qui composent notre pitance ordinaire. "Le pouvoir s'est employé, et s'emploie toujours, à nous rendre fous", écrit Reyes Mate dans sa préface, et El Roto œuvre, lui, si j'ose dire, pour un défoulement collectif à partir de la conscience.

(1) Que El Roto me pardonne, mais je ne me résiste pas à en reproduire ci-dessous quelques-unes dépouillées, hélas, des illustrations qui complètent leur sens. J'espère qu'elles constitueront une incitation à aller plus loin...

—Qui parle de rêver ? Nous voulons nous réveiller ! [un jeune indigné de Sol]
—Finalement, je ne sais plus si on nous persécute parce que nous sommes nomades ou si nous sommes nomades parce qu'on nous persécute [une femme probablement rom]
—Tout se tient : le contrat-poubelle, le travail de merde et les saloperies que je sers [une serveuse]
—Restaurants quatre étoiles ou soupe populaire... Quelle gastronomie !
—Nous ne sommes pas pauvres... Ils nous dépouillent.
—Selon les lois du marché, si le naufragé est plus affamé que le requin, il mange le requin... [sur le dessin, un naufragé est hanté par un aileron de requin]
—Plus je me tue à la tâche, plus je m'enfonce [un ouvrier dans une fosse qu'il continue de creuser au pic]. Arrête de creuser [un collègue].
—J'étais un vrai capitaliste, mais quand j'ai vu l'effondrement du système, je me suis précipité à son secours sans hésiter.
—Frontière : se dit d'un lieu où une folie prend fin et où une autre commence.
—J'ai eu de la chance, on m'a abattu avant l'incendie [une souche d'arbre devant une fôret dévastée par le feu]
—Les thons contiennent une telle quantité de métaux lourds que leur pêche sera bientôt considérée comme de l'extraction minière.
—Le pouvoir vient du peuple [s'exclame un président sur son tapis rouge après être descendu d'un avion] : plus exactement, de sa soumission.
—Et alors nous fonderons une société d'hommes libres et égaux, et moi je serai votre chef [À bord d'une pirogue remplie de migrants "clandestins", un type s'adresse aux autres]
—[Une voix sort du haut d'un gratte-ciel] La perspective est trompeuse : ce que toi, vu d'en bas, tu perçois comme un désastre, ici, vu d'en haut, on le considère comme une chance incroyable.
—Si le système s'effondre, nous avons le même en rechange [un type à costard noir, montre en or et cravate jaune, et au regard métallique]


—Votre niveau de vie est incompatible avec notre niveau de cupidité [un type à lunettes de soleil et au sourire triomphant]
—Ce sont les immigrés qui ont apporté la xénophobie, avant ça n'existait pas [un croquant parfait]
—Mon travail d'économiste consiste à rendre l'intolérable nécessaire [un économiste au look très brit]
—Ne les laissez pas descendre dans la rue : ils vont se rendre compte combien ils sont nombreux !

P.-S.- Reyes Mate nous rappelle qu'El Roto aime se situer dans une tradition à laquelle appartiennent Grosz, Goya, Solana et Daumier, entre autres. J'en profite pour vous rappeler, à mon tour, que l'émission Une vie, une œuvre (de Martin Quenehen, sur France Culture) d'hier (samedi 28 février) portait justement sur George Grosz, peintre et satiriste comme Andrés Rábago. En cliquant sur le lien vous pouvez accéder au podcast du programme.