« La misère m'empêcha de croire que tout
est bien sous le soleil et dans l'histoire ;
le soleil m'apprit que l'histoire n'est pas tout.
Changer la vie, oui, mais non le monde
dont je faisais ma divinité. »
(Déclaration antiplanglossienne et vitaliste
d'Albert Camus dans L'Envers et l'Endroit, 1937)
Le lundi 4 janvier 1960, au nord de
Sens (Yonne), une voiture de sport glissa sur la chaussée —trempée par la saucée— de la RN5, fit une embardée et se tamponna contre un platane. L'accident causa la mort immédiate du passager assis à l'avant ; quelques jours plus tard, le conducteur décéda à son tour. Les victimes étaient respectivement Albert Camus et Michel Gallimard, neveu de Gaston, le célèbre éditeur. Deux autres passagères en sortirent indemnes : Janine, épouse de Michel, et leur fille Anne, qui suite au heurt brutal, avaient été éjectées de la bagnole.
C'était l'époque de la Guerre Froide et les prises de position de Camus, contempteur des deux camps, favorisèrent désormais le développement de plusieurs thèses plus ou moins farfelues sur sa mort, comme celle "révélée" par
Le Corriere della Sera et
reprise ici par Le Magazine Littéraire (brève du 9/08/2011) : le contretemps aurait été provoqué par le KGB pour liquider Camus
sur ordre direct du ministre soviétique Shepilov, proposition qui ne tient pas la route pour d'autres chercheurs, dont Michel Onfray.
Pour rafraîchir les mémoires, rappelons, par exemple, qu'en 1956, à l'Est, les troupes de l'Union Soviétique avaient écrasé l’insurrection hongroise qui s'était étendue du 23 octobre au 10 novembre.
Côté Ouest, le 21 décembre 1959, à Torrejón de Ardoz, le président des États-Unis Ike Eisenhower étreignait frétillant le dictateur criminel Francisco Franco, qu'il tirait de son splendide isolement (sans compter les conventions d'aide économique et de défense signées par les deux régimes en septembre 1953). Il en obtenait quatre bases militaires dans sa colonie espagnole et un
nihil obstat permanent de son allié catholique à disposer à son aise de son territoire espagnol (Cf. "
Castiella, a todo, que sí", « Castiella,
oui à tout », dans Miguel Ángel Aguilar :
Exigencias a EE UU, El País, 18/01/2011). Au bout du compte, Eisenhower était un champion de l'
art de tout donner sans rien attendre en retour et la force de sa foi ne s'engageait que «
contre les forces athées de la tyrannie et de l'oppression » (Luis Mª Anson, ABC, le 22/12/1959), catégorie qui ne comprenait pas notre très catholique généralissime, bien entendu.
Albert Camus, oiseau rare, n'hésitait pas à dénoncer les deux empires —tout empire empire la vie humaine. Le 17 octobre 1957, il avait reçu le prix Nobel de Littérature. Contrairement à Jean-Paul Sartre, il l'avait accepté et il avait fait don d'une partie de l'argent aux anarchistes espagnols : il chérissait les pensées anarchistes et la Commune (cf.
L'Homme révolté), comme il fut persuadé jusqu'à sa fin que
« Le pouvoir rend fou celui qui le détient. » Telle fut sa réponse, le 29 décembre 1959, à six jours de sa mort, à la question « Les entrevues "au sommet" entre les mandataires des Etats-Unis et l'Union soviétique vous font-elles concevoir quelque espérance quant à la possibilité de surmonter la "guerre froide" et la division du monde en deux blocs antagonistes ? » posée par la revue libertaire argentine
Reconstruir. Évidemment, le reportage ne serait publié qu'à titre posthume.
Donc, le lundi 4 janvier 1960,
Camus est mort. C'est sûr et certain. Dans les débris de la tire de Michel Gallimard, on retrouva une sacoche contenant, selon Marc-Henri Arfeux, « (...)
des papiers, des photographies, des livres, le journal d'Albert Camus, ainsi que le manuscrit d'un roman inachevé dont le titre n'est autre que Le Premier Homme. Trente-quatre ans plus tard, en 1994, le texte de ce roman, établi à partir du manuscrit original par la fille de l'auteur, Catherine Camus, est publié aux Éditions Gallimard sans retouche ni correction et jette une lumière nouvelle sur la vie et l'œuvre de l'un des plus célèbres écrivains français du XXe siècle. »
Dans
Esthétique et théorie du roman (Gallimard, 1978), Mikhaïl Bakhtine écrivait : « [Le prosateur-romancier] utilise des discours déjà peuplés par les intentions sociales d’autrui, les contraint à servir ses intentions nouvelles, à servir un second maître. » L'aspiration du prosateur-romancier serait donc de devenir ce second maître du langage, idée qui suggéra à Juan Luis Conde le titre de son essai
El segundo amo del lenguaje.
Camus, de son côté, choisit un autre ordinal pour son projet de livre : quels que soient les usages
vitaux dans son milieu, chacun de nous serait un
premier homme devant l'existence... Pour mieux comprendre, vous devriez lire ce roman posthume et inachevé. Pour en savoir plus, notamment sur l'archéologie du texte, sa publication..., bref, pour
reconstituer son contexte, je vous renvoie à une intervention très complète qui eut lieu le 21/03/2013 et que nous devons, dans le cadre des
conférences de l'Université de Nantes (diffusées par
France Culture), à Agnès Spiquel, professeure à l'Université de Valenciennes, spécialiste en Victor Hugo et le Romantisme, et présidente de la Société des Études Camusiennes. Voici la présentation de
Camus à la fin des années 1950 : Le Premier Homme (1h 23') :
Camus médite longtemps ce qu'il envisage comme le grand roman de sa maturité. Si le projet se précise à partir de 1953, c'est en 1958-59 qu'il entame une phase décisive de son écriture - qui sera brutalement interrompue par sa mort, le 4 janvier 1960. Nourri de l'expérience propre de Camus, Le Premier Homme n'est pourtant pas une autobiographie ; c'est l'histoire d'un homme qui, à 40 ans, revient sur son passé pour comprendre d'où il vient et qui il est. En l'écrivant, Camus ressuscite une enfance pauvre mais heureuse parmi les petits-blancs d'Alger ; il évoque la vie dure, l'école libératrice, la passion de vivre ; il dessine une Algérie tendue d'où sont en train de s'effacer les rêves de paix ; il montre comment tout homme est un "premier homme" qui apprend à vivre. Un roman inachevé qui est en même temps un sommet...