samedi 21 mars 2020

Coronavirus libre et pluriel

La presse libre et plurielle est toujours libre et plurielle, elle ne saurait s'y soustraire.
Elle est toujours libre de dire ses consignes, de suivre ses automatismes.
Elle est toujours prête à jauger la pluralité humaine à l'aune dichotomique de ses deux poids deux mesures, de respirer naturellement son classisme, tout ce qu'il y a de plus naturel.
Je viens d'en voir un exemple outre mesure dans l'un de mes journaux préférés.
C'est le jeudi 19 mars 2020.
Les normes sont exactement les mêmes pour tous les inégaux (1).
Voilà pourquoi le récit des mêmes conduites relève de l'inégalité des perspectives la plus pure.
Et Le Parisien excelle en la matière.

Voici sa vision de ce qui se passe en Seine-Saint-Denis, où des gens mettent en danger la vie d'autrui, car « Comment convaincre les Français indisciplinés d'arrêter de jouer avec la santé des autres ? » :

Confinement : premières gardes à vue pour «mise en danger de la vie d’autrui»

Selon nos informations, au moins cinq personnes ayant refusé de respecter le confinement, en Seine-Saint-Denis et dans le Pas-de-Calais, ont été placées jeudi en garde à vue sous ce motif juridique.


Voyons maintenant son récit à propos de Paris, où il y a beaucoup de gens qui en font autant.
Non, pardon, c'est l'attrait irrésistible du soleil, c'est le goût du plaisir et du risque, ce sont des héros qui bravent les dangers, car c'est dur de ne pas sortir. Quatre pelés et un tondu ? Non, « Sur les voies sur berge de la Seine, les riverains n’ont « jamais vu » autant de joggeurs » :


Confinement à Paris: «Avec ce temps, c’est dur de ne pas sortir»

Comme Lucy, de nombreux Parisiens n’ont pas résisté à l’appel du soleil et ont bravé l’épidémie de coronavirus. Les patrouilles de police vont être renforcées dans la capitale.


J'en profite pour poser une question très simple. Qu'est-ce qu'il y a dans la tête de ces cognes qui ont décidé, toute honte bue, de verbaliser des sans-abris à Lyon, à Paris ou à Bayonne pour non-respect du confinement ?
Mais le roman est beaucoup plus long et touffu, et il se renouvelle tous les jours dans la France du coronavirus, le confinement, la répression et les résistances. Acta.zone en prend acte : cliquez ici pour accéder à leur suivi en continu.

[Ajouté le 26 mars : Macron disait qu'on était en guerre et on dirait que la police est en première ligne de la guerre... de classe de toujours. Regardez, si vous le pouvez, la vidéo où l'on voit et l'on entend plusieurs keufs défoncer un jeune homme avec acharnement dans un quartier populaire en banlieue.
Évidemment, le recours à des sources d'information indépendantes s'avère une nécessité absolue. Vous pouvez accéder à des infos dont on parle plutôt peu ou à d'autres réflexions, témoignages, vidéos en cliquant, par exemple, sur les liens ci-contre : Sébastien Fontenelle, Raphaël Kempf, Sihame Assbague, Jean Gadrey, Taha Bouhafs, David Dufresne et Pouyoul Schmorr]

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(1) En effet, le confinement qui a été décrété pour arrêter l'épidémie de coronavirus admet une lecture en clé très sociale.
Chapeau à la sociologue française Anne Lambert, chercheuse à l’Institut national d’études démographiques, directrice de l’unité de recherche "Logement et Inégalités Spatiales". Le 19 mars, elle nous rappelle sur son blog, hébergé par un média du système (le Huffington Post), à quel point éclate le scandale des inégalités sociales avec le coronavirus et le confinement. Je me permets de reproduire l'essentiel de son texte :

Avec le coronavirus et le confinement, le scandale des inégalités sociales éclate

Soignants, fonctionnaires, prolétariat urbain endiguent l'épidémie tandis que les classes supérieures fuient. Il faudra s'en souvenir. Il faudra que justice se fasse.

(...) La crise sanitaire majeure que nous vivons aggrave dans des proportions inédites les inégalités sociales. Elle les décuple à tous les points de vue, en même temps qu’elle les rend visibles, palpables, immédiates: conditions de vie, exposition à la maladie, gestion de la vie domestique, de la parentalité, du travail éducatif. Les personnels de soin, les fonctionnaires (police, professeurs), mais aussi le prolétariat urbain (éboueurs, agents de sécurité…) sont en première ligne pour endiguer l’épidémie de covid19 et assurer la continuité de la vie sociale (sécurité des personnes, des musées, etc.) tandis que les classes supérieures, surexposées initialement au virus par leur nombre élevé de contacts sociaux et la fréquence de leurs voyages, ont déserté les villes pour se mettre à l’abri. Et de cela, nous ne parlons pas.Le confinement imposé depuis mardi midi décuple en effet les inégalités de conditions de vie: petites surfaces, logements surpeuplés ou insalubres, sont le fait des étudiants logés en résidence universitaire ou dans le parc privé (chambre de bonne, studio, souplex…), mais aussi des classes populaires et des classes moyennes qui habitent dans les métropoles et peinent, depuis près de dix ans (hausse du marché locatif privé et des prix à l’achat), à se loger et à se maintenir dans les centres urbains. Des logements parfois tout juste suffisants pour répondre à la norme du “logement décent” défini par la loi SRU. Mais les logements qui se sont vidés suite à l’exode sanitaire ne sont pas ceux-là. Non, ce sont les logements spacieux, lumineux, propres, connectés, des arrondissements aisés de la capitale, des logements habités par les familles de classes supérieures parties se mettre au vert dans une résidence secondaire, ou alors dans une villa connectée à internet, louée pour l’occasion.
En première ligne, dans les villes, les personnels soignants et les fonctionnaires gèrent donc l’urgence médicale au quotidien, et assurent la continuité de la vie sociale (écoles, sécurité des musées et du patrimoine de l’État, administrations, etc.). Ces personnels ont obligation de résidence. Ils ne peuvent pas fuir. Et parfois ne le veulent pas, conformément à leur éthique et à leur mission de “service public”.
Mais tandis que les personnels soignants sont mobilisés et que les salariés modestes nettoient et approvisionnent nos villes, jour et nuit, au risque d’être contaminés à leur tour, leurs enfants, pendant ce temps, ne sont pas au vert. Non, ils sont confinés dans ces mêmes appartements étroits, quand ils ne sont pas accueillis dans des structures de garde d’urgence laissées ouvertes à leur intention. Leurs parents ne pourront pas assurer la continuité pédagogique proposée en urgence par le ministre de l’éducation. Il leur est, dans ces conditions matérielles et professionnelles, impossible d’assurer le travail éducatif et parental requis. Mais à qui servent-elles, au final, ces injonctions de “continuité pédagogique”? Car les cours en ligne demandés aux professeurs sont en réalité pris en charge par de nombreux vacataires de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur (ATER, chargés de TD, vacataires…), aux conditions de vie elles-mêmes dégradées, comme l’ont médiatisé récemment les nombreux mouvements contre la réforme des retraites et la LPPR. À bien y réfléchir, comment la continuité pédagogique ne pourrait-elle pas nourrir les inégalités? Suivre un cours sur un téléphone portable n’a jamais été facile, tandis que disposer d’un ordinateur portable, d’une chambre à soi, d’une imprimante, reste un bien très inégalement partagé. De cela, il faudra se souvenir après la crise.
Enfin, il y a bien sûr les inégalités d’exposition au risque de contamination au covid19. Ceux et celles qui sont en première ligne - infirmières, médecins généralistes, aides-soignantes, brancardiers, mais aussi blanchisseurs, personnels de nettoyage- s’occupent de soigner, nettoyer, laver, récurer, endiguer la montée du coronavirus dans la population française. Ils curent une maladie de cadres supérieurs mais sont, par les processus profonds de ségrégation urbaine, de montée des inégalités économiques, de casse des services publics, durablement exclus des formes récentes d’enrichissement. De cela aussi, il faudra se souvenir après la crise.
Et pendant ce temps, les départs au vert s’accélèrent (enfin, jusqu’à hier midi). Les arrondissements riches de Paris se sont vidés de leurs familles. Pouvait-il en être autrement? Devaient-ils rester à Paris? Aider un voisin âgé à faire ses courses, ou un jeune couple atteint par le confinement total? Ou partir dans une résidence secondaire permettait-il de faire baisser la pression sur les lits des hôpitaux déjà presque saturés de la région parisienne? Mais n’allaient-ils pas transporter  avec eux (dans les commerces locaux de campagne et de station balnéaire) le fameux virus dont ils étaient potentiellement porteurs?
Il faudra que justice se fasse, non pas individuellement, mais à l’échelle collective. Je veux dire qu’il faudra lever un impôt spécial sur la fortune pour réparer, rattraper, compenser les inégalités, et payer les soins sans faille apportés par les personnels soignants et l’ensemble des fonctionnaires (police, professeurs, gardiens) mobilisés dans la gestion de la crise et la continuité de la vie sociale.
(...)
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Mise à jour du 25 mars 2020 :

Les experts osent tout. La com ne s'arrête jamais. Pauline Perrenot l'analyse sur le site d'ACRIMED :

Docteur Cymès et mister Michel, experts médiatiques en coronavirus

par Pauline Perrenot,
Le soir du 16 mars, Emmanuel Macron annonce le renforcement des mesures de confinement. Après son intervention, l’émission « Vous avez la parole » (France 2) était consacrée au coronavirus et Michel Cymès, le bien nommé « médecin de la télé préféré du PAF », est (à nouveau) en plateau. L’expert admettait, quelques heures plus tôt sur France 5, avoir contribué à minimiser l’épidémie par ses prises de paroles médiatiques. Mais cela ne l’empêche visiblement pas de revenir en plateau pour culpabiliser « les Français indisciplinés » vis-à-vis des mesures de confinement… Voire de sermonner une infirmière membre du collectif Inter-Urgences, venue témoigner des conditions de travail actuelles et exiger des moyens. Car on le sait, les experts osent tout. Mais ce que l’on redécouvre, c’est que leur magistère ne connaît pas la crise.


Qu’ils sévissent dans le domaine de la médecine, de l’économie, de la sécurité, etc., les experts médiatiques ont en commun, on le sait, cette redoutable faculté de s’exprimer publiquement avec aplomb – et à longueur d’antenne – sans maîtriser le sujet dont ils parlent. Quitte à se corriger (ou non) d’une heure sur l’autre. Comme le dit Christophe Barbier, « la vérité de 6h50 n’est pas celle de midi ».
On aurait pu penser que la crise du coronavirus changerait la donne : dans la période actuelle, l’exigence d’une information grand public de qualité s’impose d’autant plus que les informations ont des conséquences vitales, tout particulièrement dans le domaine médical. Et que le rapport comme l’accès au savoir scientifique, médical, sont socialement discriminants. Dès lors, les tenants de la parole publique ont une responsabilité plus grande encore que d’ordinaire. Et pourtant, les grands médias n’ont pas l’air de vouloir changer leurs bonnes vieilles habitudes : recourir aux experts, les regarder se tromper, commenter leurs bourdes à coup d’articles tapageurs, et, sans l’ombre d’une hésitation, les réinviter.
En témoigne la fabuleuse histoire de Michel Cymès et du coronavirus. Le 15 mars, Arrêt sur images consacrait déjà un article au « médecin de la télé » sous le titre « Coronavirus : un Cymès matin, midi et soir ». Et de constater : « Plus rapide que la diffusion du coronavirus, la démultiplication de Michel Cymès sur les écrans. Depuis deux semaines, c’est matin, midi et soir sur France 2, RTL mais aussi France 5, TMC, La 1ere. […] Celui qui dit continuer ses consultations à l’hôpital deux matinées par semaine, passe surtout son temps dans les loges de maquillages. »
Pour y dire quoi ? Pour affirmer par exemple sur Quotidien, le 10 mars, que le coronavirus « reste une maladie virale comme on en a tous les ans » ou encore : « Il y a moins de risque [qu’en Italie], on est mieux préparés et puis je ne crois pas qu’un jour on va mettre toute la France en quarantaine ». Ou encore sur Europe 1 (le 10 mars également) : « Je ne suis absolument pas inquiet. C’est un virus de plus, on le dit souvent, c’est une forme de grippe. Je ne suis pas inquiet pour moi parce que je suis en bonne santé et que je ne fais pas partie des cas les plus graves. »

EN LIRE PLUS (Allez-y, vraiment, c'est à ne pas en revenir).

 

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