vendredi 21 août 2020

Bernard Stiegler nous rappelle toujours qu'on est (tr)oppressés

Il y a 5 jours, j'ai appris que le philosophe français Bernard Stiegler, né le 1er avril 1952 à Villebon-sur-Yvette (Essonne), venait de mourir à l'âge de 68 ans à Épineuil-le-Fleuriel, le jeudi 6 août 2020. Il est l'auteur d'États de choc : bêtise et savoir au XXIe siècle  (Mille et une nuits, 2012) et coauteur, avec Denis Kambouchner et Philippe Meirieu, de L'école, le numérique et la société qui vient (Mille et une nuits, 2012).

Je vois maintenant que —pendant que j'étais éloigné de la civilisation connectée et branchée— certains média ont rapporté son décès subit et ont glosé sa vie et sa pensée non conventionnelles, dont le quotidien suisse Le Temps, édité à Lausanne :

La mort, le jeudi 6 août, à l’âge de 68 ans, du philosophe français Bernard Stiegler a quelque chose de stupéfiant. C’est une mort que rien ne laissait présager aussi subite, tant il avait l’esprit jeune, avide de modernité, ivre de ses enthousiasmes. Atteint d’un mal qui l’avait beaucoup fait souffrir il y a quelques mois et dont il pressentait un retour inéluctable, il s’est donné la mort, non en dépressif, mais en philosophe, dit son ami Paul Jorion.

Personnage volubile, attentif, amical et irascible, il s’était ces vingt dernières années consacré à la réflexion sur l’emprise des technologies numériques sur nos vies et la société, après s’être imposé sur la scène intellectuelle française, dès le milieu des années 1980, puis avec sa thèse avec Jacques Derrida en 1993, comme un penseur majeur de la technique.

La mort a figé sa vie en roman. Sans bac, tenancier d’un bar à jazz à Toulouse, il a les finances difficiles. Qu’à cela ne tienne, il va régler cela lui-même en décidant d’aller braquer une banque. Ça marche, et il y prend goût. C’est le quatrième braquage à main armée qui lui sera fatal, et lui vaudra 5 ans de prison. C’est là que, grâce à un professeur de philosophie (Gérard Granel) qui l’avait pris en amitié dans son bar, il découvre les grands auteurs, qu’il dévore avec passion.

Dès sa sortie de prison, il ira à la rencontre de Jacques Derrida; il se fait remarquer, et sa carrière s’enclenche alors, insolite, hétérodoxe, multiforme mais pas incohérente: professeur de technologie à Compiègne, directeur adjoint de l’INA (Institut national de l’audiovisuel) de 1996 à 1999, fondateur de l’association Ars Industrialis depuis 2005, professeur en Chine, directeur d’un centre de recherche au Centre Pompidou depuis 2006, il voulait dans tous ces domaines combattre la bêtise culturelle que le marché imposait à tous.

(...)

France Culture revient sur son appel à s'approprier la technologie afin de pouvoir la transformer et nous propose la réécoute de cet entretien des Chemins de la philosophie, émission d'Adèle Van Reeth, diffusé le 11 juin 2020, où il questionne les enjeux des mutations de nos sociétés engendrées par le numérique. À propos du silence, Stiegler y expliquait :

Pendant des années, en prison, j’étais enfermé avec moi-même, je ne pratiquais que l’écriture. Un des aspects très importants pour moi de l’expérience carcérale c’est l’expérience du silence absolu. Ça m’est arrivé de rester silencieux pendant des mois, sans dire un mot. J’y ai découvert un phénomène qui, je crois, a peu été étudié par les philosophes, davantage par les religieux, et parfois par des philosophe religieux comme saint Augustin : l'expérience du silence dans lequel tout à coup, ça se met à parler.  

Le Monde le présentait ainsi dans un article du 7 août :

Condamné en 1978 pour plusieurs braquages de banques, il avait étudié la philosophie en prison. Penseur engagé à gauche, il prenait position contre les dérives libérales de la société.

Le quotidien parisien y évoquait :

De 1996 à 1999, il devient directeur général adjoint de l’Institut national de l’audiovisuel (INA), avant de prendre la direction de l’Institut de recherche et de coordination acoustique/musique (Ircam) en 2002. Il y reste jusqu’en 2006, quand il est nommé directeur du Développement culturel du Centre Pompidou. C’est au sein de cette institution qu’il fonde la même année l’Institut de recherche et d’innovation (IRI), chargé d’« anticiper, accompagner, et analyser les mutations des activités culturelles, scientifiques et économiques induites par les technologies numériques, et [de] développer de nouveaux dispositifs critiques contributifs ».

(...)

Dans un texte publié en avril dans Le Monde sur son expérience du confinement (en prison et durant la crise du Covid-19), Bernard Stiegler écrivait :

« Le confinement en cours devrait être l’occasion d’une réflexion de très grande ampleur sur la possibilité et la nécessité de changer nos vies. Cela devrait passer par ce que j’avais appelé, dans Mécréance et discrédit (Galilée, 2004), un otium du peuple. Ce devrait être l’occasion d’une revalorisation du silence, des rythmes que l’on se donne, plutôt qu’on ne s’y plie, d’une pratique très parcimonieuse et raisonnée des médias et de tout ce qui, survenant du dehors, distrait l’homme d’être un homme. »

Donc, il fut directeur général adjoint de l'INA et justement, le site de l'INA rend aussi son hommage à Bernard Stiegler et nous rappelle la diffusion en 2017-2018 d'une série pour le Web intitulée (Tr)oppressé, une initiative intéressante qui produisit 10 épisodes de 5-7 minutes environ :

01 – SOUS HAUTE TENSION
02 – CONSO, BOULOT, DODO
03 – TEMPS DE CERVEAU DISPONIBLE
04 – MOBILISATION GÉNÉRALE
05 – EN DIRECT, UNE RÉACTION ?
06 – ALGORITHMES ENDIABLÉS
07 – CERVEAU EN MODE AVION
08 – L’AMOUR EST DANS LE SWIPE
09 – TOUT POUR ÊTRE HEUREUX
10 – BASIQUE INSTINCT (C’EST L’INTUITION QUI COMPTE)

C'était une production signée en 2017 par Les Bons Clients pour ARTE et l'INA, réalisée par Adrien Pavillard et écrite en collaboration avec Emmanuelle Julien et Meriem Lay. Elle fut accessible sur Arte Créative à partir du 11 décembre 2017 et est toujours visionnable sur le site d'ARTE jusqu'au 30 novembre 2020. L'idée de (Tr)oppressé partait de la constatation et les questions suivantes :

« Et si désormais, être débordé, agité, speedé, overbooké, c’était ringard ? Sous pression en permanence, nous manquons tous de temps, nous courons partout avec le sentiment que nos vies nous échappent. La faute à qui ? En partie aux nouvelles technologies. N’avons-nous pas développé une addiction aux ordinateurs, smartphones, réseaux sociaux, applications et sites de rencontres ? Nos désirs sont brouillés par l’avalanche de sms, mails, notifications, informations et sollicitations publicitaires. Couplés aux objectifs de rentabilité, les algorithmes nous auraient transformés en machines à produire et à consommer. Mais au final, est-ce que tout ça nous rend plus heureux ? À vouloir être partout, tout faire, est ce que nous n’oublions pas l’essentiel ? Et le plaisir de vivre ? ».

Dans le chapitre nº 6 de cette websérie, consacré aux Algorithmes endiablés, Bernard Stiegler nous livrait ses pensées là-dessus. L'épisode était introduit ainsi :

C’est le chaos ! L’époque nous rend dingos ! Nous voilà pilotés par des algorithmes qui vont 4 millions de fois plus vite que nous. Plus personne ne les contrôle. Or, c’est sur eux que reposent la finance mondiale et son système spéculatif. Conséquence : de cadre à l’ouvrier, le savoir perd sa valeur et son sens. 

Et si nous remettions les algorithmes à notre service ? Leur objectif serait alors de nous apporter plus de bonheur. N’était-ce pas au fond l’utopie première de la modernité ?

 Le site de l'INA montre le volet et le résume (j'y mets du rouge) :

(...) Bernard Stiegler analysait la complexité technologique sans cesse grandissante ayant pour conséquence la prolétarisation de tous les métiers.

Prenant pour exemple la crise des subprimes de 2008 et la déclaration du président de la Réserve fédérale de l'époque, Alan Greenspan, de ne « pas tout comprendre » au mécanisme ayant amené l'effondrement de l'économie internationale, Bernard Stiegler démontre la « prolétarisation » de tous les acteurs de la société, du plus petit travailleur au « patron de la finance mondiale ».

Citant les écrits de Marx et Engels, pour qui « être prolétarisé, c'est perdre son savoir et se mettre à travailler pour un système qu'on ne comprend pas et qu'on ne peut pas changer », Bernard Stiegler alerte sur le danger que fait peser la technologie sur nos vies. Car cette frustration d'être dépossédé par la machine entraîne chez l'homme la « disruption », un panel de sentiments négatifs mêlant « chaos, angoisse et agressivité ».

Devant une telle accélération technologique, le philosophe estime que « nous approchons d'un moment où la bifurcation chaotique sera absolument incontrôlable ». D'où la nécessité de « sortir de ce modèle, de le repenser, de reconstituer des circuits courts », « non pas pour revenir en arrière ou rejeter [la technologie] », mais afin « d'utiliser les réseaux intelligemment ». Dans le but de mettre l'économie et la technologie au service de l'homme, et pas l'inverse comme jusqu'à présent : « Construire une économie mondiale qui soit solvable, durable, et qui fasse augmenter la néguentropie*, c'est-à-dire, le bonheur de vivre ». 

Parmi ses nombreuses implications universitaires au service de la recherche et de l'éducation, Bernard Stiegler avait notamment collaboré avec l'Institut national de l'audiovisuel.

Rédaction Ina le 07/08/2020 à 12:22. Dernière mise à jour le 10/08/2020 à 09:42.

Point de départ, ladite déclaration de l'inénarrable filou Alan Greenspan du 23 octobre 2008, auprès du Sénat étasunien, à propos de l'arnaque des subprimes et de la résistance des bâtiments, pardon, des liquidités virtuelles : 

Donc, le problème ici, c'est que ce qui semblait être un édifice très solide et un pilier essentiel de la concurrence de marché et des marchés libres, s'est effondré et, comme je l'ai dit, cela m'a choqué. Je ne comprends toujours pas tout à fait pourquoi c'est arrivé.

Selon Stiegler, cette déclaration voulait dire qu'il était prolétarisé au sens où Marx et Engels en 1848 avaient décrit la prolétarisation (cf. le résumé ci-dessus). Et il arrive qu'« aujourd'hui, on est pilotés [et traités] par des algorithmes**, y compris ceux qui veulent créer des algorithmes pour piloter des choses [qui] se retrouvent eux-mêmes pilotés par les algorithmes, y contrôlent plus rien ».

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* Néguentropie : anglicisme [neg(ative) entropy]. « Entropie* négative ; augmentation du potentiel énergétique » (© 2020 Dictionnaires Le Robert - Le Petit Robert de la langue française).

** Toutes nos données et activités sur le Net son traitées en permanence et en temps réel par des algorithmes qui font ce qu'on appelle du calcul intensif, qui sont capables de traiter des milliards de données simultanément, explique Stiegler.
Quant aux déboires des mathématiques en finance, cliquez ici et lisez notamment la note en bas de page pour accéder aux aveux (d'une candeur gonflée, si j'ose dire) de Nicole El Karoui.
Stiegler nous rappelle aussi, dans son intervention pour (Tr)oppressé, que « le modèle spéculatif qui avait craqué en 2008 a été reconfiguré en profondeur et en exploitant de plus en plus ce qu'on appelle les mathématiques financières utilisant les algorithmes, pour produire une nouvelle spéculativité, moins visible, plus complexe. [cf. encore Jean de Maillard et son ouvrage L'Arnaque] On a de plus en plus de mal à anticiper ce qui va se passer, on a l'impression qu'on est dans ce que les Punks depuis 1977 à Liverpool appellent NO FUTUR. » 

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