mercredi 10 août 2011

Quand un retournement peut en cacher un autre, en alexandrins

Plus le politique lèche les bottes de la Chimère de l'Argent, plus le peuple est pillé, plus le politique est encore plus impitoyable envers le peuple, mieux la Chimère financière se porte (plus elle rafle), plus les médias nous prennent pour des cons et plus les commentateurs bien rémunérés se gargarisent des mesures qui nous morsurent, si j’ose dire, et des balivernes explicatives qui les accompagnent. C'est ce qu'on appelle le cycle économique : des profits cyclopéens pour une minorité sur le dos du reste des citoyens et de la planète ; ensuite, il faut souffrir que ceux qui nous cornaquent et nous arnaquent nous fassent la leçon par-dessus le marché. De quoi s’insurger.
Nous avons dit tant de choses pacifiquement, tant de choses justes et pertinentes. Bien des témoins, des chercheurs et des analystes ont montré les dessous honteux des bulles, des organismes de supervision de tout poil et des fraudes de contrôle (ah, ces fraudulences), des initiés, des agences de notation, des appraisers corrompus (experts évaluateurs), des paradis bien terrestres, des ABS, CDO, CDS, FCT (Fonds Commun de Titrisation), LBO, MBS, loopholes (échappatoires, failles juridiques favorisant prédation et fraude), junk bonds (obligations pourries) et autres cavaleries de fabrication presque toujours manhattaniennes et anglophones. Et que dalle.
Puis un jour, le 2 août 2011, par exemple, ceux qui nous envoient balader et valser nous empêchent de nous promener dans nos rues, d’accéder au métro ou au trains dans notre quartier et, en prime, si tout cela n'était pas assez, nous martèlent à coups de décibels des vols rasants de leurs hélicoptères, que nous payons, à longueur de journée —et ensuite de nuitée.
C’est ainsi que l’indignation redoublée accélère le rythme cardiaque, les affects se rebiffent et, excédés, se joignent à la raison, et l’on se dit très intimement que l’on veut fouler le sol de la Puerta del Sol...


...au risque de se faire maltraiter par des pouvoirs publics qui piétinent des droits tellement fondamentaux qu’ils sont inscrits dans la Constitution espagnole. Parce que, malheureusement, le risque est là et s’accomplit, y compris sur les corps, les esprits et les émotions des personnes âgées (cliquez dessus pour accéder à une vidéo de RTVE).



Évidemment, quand la déraison se défoule, tout tourne au vinaigre plus facilement : témoins, Gorka Moreno et tant d’autres. Décidément, on nous veut pillés, battus et contents, pour reprendre partiellement La Fontaine.



Vis-à-vis de cette donne, la rage a besoin d’expression ; il y en a qui choisissent toujours la prose et il y en a qui lui préfèrent maintenant les vers. C’est bien le cas de Frédéric Lordon, économiste cultivé et plein d’humour, sensible tant aux astuces de ces corporations qui savent garder les profits pour nous laisser les pertes qu’à leurs sabirs précieux et illusionnistes, et contempteur de ces tripatouillages. Il nous avait déjà expliqué à la radio, par exemple, qu'il est question d'un « combat frontal entre la société et sa minorité parasite. Et le problème, c'est que tous les mécanismes institutionnels et politiques travaillent à la préservation et la perpétuation de cette minorité parasite. » (26/09/09)
Eh ben, en effet, Lordon vient de publier en mai 2011 D’un retournement l’autre (Seuil), comédie sérieuse en quatre actes décrivant l’arnaque tous azimuts que nous subissons et imaginant à la fin un retournement non précisément des Marchés : un de ceux qui commencent par soulever le goudron.
Côté composition, il a choisi des vers alexandrins français de douze syllabes en ayant recours souvent aux licences poétiques de l’élision à l’hémistiche (1) et de la synérèse. À quoi bon des alexandrins dans ces petits siècles ? Lordon s’explique à cet égard dans un post-scriptum à sa pièce qu’il intitule « Surréalisation de la crise » :
Peut-être d’abord parce que les télescopages produisent des effets par eux-mêmes, et que celui de la langue du théâtre classique avec tout son univers de raffinement grand siècle, et de l’absolue vulgarité du capitalisme contemporain se pose un peu là. On sait l’alexandrin propre à la pompe bossuétienne ou à la tragédie, mais on le sait également capable de faire rire, peut-être plus encore s’il est un peu trafiqué —et l’avantage n’est pas mince quand par ailleurs tout donne envie de pleurer. Appliquer une forme, connue pour accompagner les grands sentiments moraux, aux plus misérables manœuvres de la finance en capilotade est peut-être ainsi l’un des moyens de ne pas céder complètement au désespoir quand, précisément, on voit dans la réalité ces manœuvres outrageusement triompher. Les amis du monde comme il va se plaisent à voir dans l’exercice possible de la dérision le signe incontestable de nos merveilleuses libertés et de notre vitalité « démocratiques ». Mais c’est l’exact inverse ! Passé un certain degré de généralisation, la dérision devrait plutôt être prise pour un symptôme inquiétant, celui d’un stade de détérioration démocratique où, toutes les protestations étant vouées à rester ignorées, tous les médiateurs ayant cessé de médiatiser, tous les « représentants » ayant trahi la représentation, il ne reste plus à la masse des gouvernés que le parti d’en rire, parti désespéré, à qui la dérision, seule chose qui lui reste, est l’arme de tout dernier recours —avant peut-être de se retourner brutalement et d’en venir aux pavés. Ici, l’alexandrin prête toute son ambivalence : il bouffonnise à souhait et fait les Précieux ridicules, mais peut aussi se charger d’une nuée plombée et annoncer des orages.

Dans la pièce, un conseiller, conscient des magouilles des banquiers qui entourent le président, développe devant celui-ci certaines idées d'un capitalisme disons modéré et traditionnel...
(...)
Votre Premier ministre feint de vouloir des idées,

Je m'en vais à l'instant une ou deux lui donner :
D'abord mobiliser l'épargne nationale,
Et puis reprise en main de la Banque centrale.
Faire acheter la dette par tous nos épargnants
Est d'abord pour eux-mêmes un investissement,
Mais c'est aussi pour vous de la tranquillité :
Circonvenant ainsi l'empire des marchés
Vous êtes affranchis de toutes leurs foucades,
De leurs diktats ineptes, enfin de leurs brimades.
Vous n'avez qu'à choisir : la finance vorace,
Ou bien à l'opposé l'épargne-carapace.
Faisant des citoyens vos nouveaux souscripteurs,
Les marchés, à la porte, ne font plus leur malheur.
... Ce même conseiller rappellera plus tard que l'on ne saurait accabler indéfiniment le peuple :
(...)
Alors que la finance était bonne à mater,
Vous n'avez rien fait d'autre que la réarmer.
Le bourreau s'est changé en une providence,
Prenez quelque recul, observez la séquence :
Crise de la finance, sauvetage public,
Explosion de la dette et rigueur hystérique.
Et comme d'habitude, à qui va l'addition ?
Qui doncque de la farce pour être dindon ?
Le peuple a le dos large, la chose est entendue,
Attention tout de même qu'accablé il ne rue.
Salarié, licencié, contribuable, usager,
De toutes ces façons de le faire banquer,
Il en est peut-être une qui est celle de trop.
Ce jour-là inutile de crier au complot,
À moins de penser à celui que vous armâtes
Et dont vous fîtes tout pour qu'enfin il éclate.
Enfin, sous le balcon du pouvoir, on verra le peuple en pétard, car...
(...)
La colère du peuple est comme un réservoir,
Longtemps se remplissant sans rien laisser voir,
Et puis un jour soudain vient le litre de trop
Qui fait rompre la digue et libère les eaux.
De quoi envisager un drôle de chiasme comme conclusion de cette fable ubuesque : des « merdre ! » futurs remplaceraient les futures et leurs excréments spéculatifs. Car l'histoire a ses relèves.
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(1) À propos de l'élision à l'hémistiche, Louis Becq de Fouquières (1831-87) écrivait ce qui suit dans son Traité élémentaire de Prosodie française (1881) :
Dans l'ancienne poésie française, il était loisible au poète de placer à l'hémistiche un mot à terminaison féminine ; mais dans ce cas, la syllabe muette était surabondante et ne comptait pas.
On aurait pu dire alors :

1       2    3       4       5      6          1  2 3     4  5  6
Oui, je viens dans son temple célébrer l'éternel.
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