Le cauchemar de cette époque ne tient pas en ce qu'elle
serait « l'ère de la technique », mais l'ère de la technologie.
La technologie n'est pas le parachèvement des techniques,
mais au contraire l'expropriation des humains de leurs
différents techniques constitutives.
(Comité Invisible : À nos amis)
Le quatrième de couverture de l'essai À nos amis, signé par le Comité Invisible (le groupe de la revue Tiqqun), publié par La Fabrique (novembre 2014), comporte une dédicace pas comme les autres :
À ceux pour qui la fin d'une civilisation n'est pas la fin du monde ;Le bouquin paraît sept ans après la sortie de L'insurrection qui vient (La Fabrique, 2007, un livre que je n'ai pas lu) et s'ouvre sur une citation de Jacques Mesrine : « Il n'y a pas d'autre monde. Il y a simplement une autre manière de vivre ».
À ceux qui voient l’insurrection comme une brèche, d’abord, dans le règne organisé de la bêtise, du mensonge et de la confusion ;
À ceux qui devinent, derrière l’épais brouillard de « la crise », un théâtre d’opérations, des manœuvres, des stratégies – et donc la possibilité d’une contre-attaque ;
À ceux qui portent des coups ;
À ceux qui guettent le moment propice ;
À ceux qui cherchent des complices ;
À ceux qui désertent ;
À ceux qui tiennent bon ;
À ceux qui s’organisent ;
À ceux qui veulent construire une force révolutionnaire, révolutionnaire parce que sensible ;
Cette modeste contribution à l’intelligence de ce temps.
La qualité du texte attire immédiatement notre attention, tout comme sa perspective stimulante, foncièrement non conventionnelle : communaliste (de commune) ; on y flaire des arômes communards, anarchistes et situationnistes -on y décèle l'héritage d'un Guy Debord et autres Gilles Châtelet-, un suivi des expériences communardes ou communalistes historiques jusqu'à nos jours (zapatisme, mouvements d'occupation des places, etc.). D'où cette conclusion : « La croissance des communes est la véritable crise de l'économie, et la seule décroissance sérieuse ».
Si j'en ai le temps, je me réserve la possibilité d'en publier ici un florilège d'extraits. Pour l'instant, je me borne à relayer la deuxième partie du cinquième chapitre (intitulé Fuck Off Google) qui porte, entre autres, sur la cybernétique et la grande moisson des informations personnelles qu'elle procure :
Dans les années 1980, Terry Winograd, le mentor de Larry Page, un des fondateurs de Google, et Fernando Florès, l'ancien ministre de l'Économie de Salvador Allende, écrivaient au sujet de la conception en informatique qu'elle est « d'ordre ontologique. Elle constitue une intervention sur l'arrière-fond de notre héritage culturel et nous pousse hors des habitudes toutes faites de notre vie, affectant profondément nos manières d'être. [...] Elle est nécessairement réflexive et politique. » On peut en dire autant de la cybernétique. Officiellement, nous sommes encore gouvernés par le vieux paradigme occidental dualiste où il y a le sujet et le monde, l'individu et la société, les hommes et les machines, l'esprit et le corps, le vivant et l'inerte ; ce sont des distinctions que le sens commun tient encore pour valides. En réalité, le capitalisme cybernétisé pratique une ontologie, et donc une anthropologie, dont il réserve la primeur à ses cadres. Le sujet occidental rationnel, conscient de ses intérêts, aspirant à la maîtrise du monde et gouvernable par là, laisse place à la conception cybernétique d'un être sans intériorité, d'un selfless self, d'un Moi sans Moi, émergent, climatique, constitué par son extériorité, par ses relations. Un être qui, armé de son Apple Watch, en vient à s'appréhender intégralement à partir du dehors, à partir des statistiques qu'engendre chacune de ses conduites. Un Quantified Self qui voudrait bien contrôler, mesurer et désespérément optimiser chacun de ses gestes, chacun de ses affects. Pour la cybernétique la plus avancée, il n'y a déjà plus l'homme et son environnement, mais un être-système inscrit lui-même dans un ensemble de systèmes complexes d'information, sièges de processus d'autoorganisation ; un être dont on rend compte en partant de la voie moyenne du bouddhisme indien plutôt que de Descartes. « Pour l'homme, être vivant équivaut à participer à un large système mondial de communication », avançait Wiener en 1948.___________________________________
Tout comme l'économie politique a produit un homo œconomicus gérable dans le cadre d'États industriels, la cybernétique produit sa propre humanité. Une humanité transparente, vidée par les flux mêmes qui la traversent, électrisée par l'information, attachée au monde par une quantité toujours croissante de dispositifs. Une humanité inséparable de son environnement technologique car constitué par lui, et par là conduite. Tel est l'objet du gouvernement désormais : non plus l'homme ni ses intérêts, mais son « environnement social ». Un environnement dont le modèle est la ville intelligente. Intelligente parce qu'elle produit, grâce à ses capteurs, de l'information dont le traitement en temps réel permet l'autogestion. Et intelligente parce qu'elle produit et est produite par des habitants intelligents. L'économie politique régnait sur les êtres en les laissant libres de poursuivre leur intérêt, la cybernétique les contrôle en les laissant libres de communiquer. « Nous devons réinventer les systèmes sociaux dans un cadre contrôlé », résumait récemment un quelconque professeur du MIT.
La vision la plus pétrifiante et la plus réaliste de la métropole à venir ne se trouve pas dans les brochures qu'IBM distribue aux municipalités pour leur vendre la mise sous contrôle des flux d'eau, d'électricité ou du trafic routier. C'est plutôt celle qui se développe a priori « contre » cette vision orwellienne de la ville : des « smarter cities » co-produites par leurs habitants eux-mêmes (en tout cas par les plus connectés d'entre eux). Un autre professeur du MIT en voyage en Catalogne se réjouit de voir sa capitale devenir peu à peu une « fab city » : « Assis ici en plein cœur de Barcelone je vois qu'une nouvelle ville s'invente dans laquelle tout le monde pourra avoir accès aux outils pour qu'elle devienne entièrement autonome. » Les citoyens ne sont donc plus des subalternes mais des smart people ; « des récepteurs et générateurs d'idées, de services et de solutions », comme dit l'un d'entre eux. Dans cette vision, la métropole ne devient pas smart par la décision et l'action d'un gouvernement central, mais surgit, tel un « ordre spontané », quand ses habitants « trouvent de nouveaux moyens de fabriquer, relier et donner du sens à leurs propres données ». Ainsi naît la métropole résiliente, celle qui doit résister à tous les désastres.
Derrière la promesse futuriste d'un monde d'hommes et d'objets intégralement connectés —quand voitures, frigos, montres, aspirateurs et godemichés seront directement reliés entre eux et à l'Internet—, il y a ce qui est déjà là : le fait que le plus polyvalent des capteurs soit déjà en fonctionnement —moi-même—. « Je » partage ma géolocalisation, mon humeur, mes avis, mon récit de ce que j'ai vu aujourd'hui d'incroyable ou d'incroyablement banal. J'ai couru ; j'ai immédiatement partagé mon parcours, mon temps, mes performances et leur autoévaluation. Je poste en permanence des photos de mes vacances, de mes soirées, de mes émeutes, de mes collègues, de ce que je vais manger comme de ce que je vais baiser. J'ai l'air de ne rien faire et pourtant je produis, en permanence, de la donnée. Que je travaille ou pas, ma vie quotidienne, comme stock d'information, reste intégralement valorisable. J'améliore en continu l'algorithme.
« Grâce aux réseaux diffus de capteurs, nous aurons sur nous-mêmes le point de vue omniscient de Dieu. Pour la première fois, nous pouvons cartographier précisément la conduite de masses de gens jusque dans leur vie quotidienne », s'enthousiasme tel professeur du MIT. Les grands réservoirs réfrigérés de données constituent le garde-manger du gouvernement présent. En fouinant dans les bases de données produites et mises à jour en permanence par la vie quotidienne des humains connectés, il cherche les corrélations qui permettent d'établir non pas des lois universelles, ni même des « pourquoi », mais des « quand », des « quoi », des prédictions ponctuelles et situées, des oracles. Gérer l'imprévisible, gouverner l'ingouvernable et non plus tenter de l'abolir, telle est l'ambition déclarée de la cybernétique. La question du gouvernement cybernétique n'est pas seulement, comme au temps de l'économie politique, de prévoir pour orienter l'action, mais d'agir directement sur le virtuel, de structurer les possibles. La police de Los Angeles s'est dotée il y a quelques années d'un nouveau logiciel informatique nommé « Prepol ». Il calcule, à partir d'une foultitude de statistiques sur le crime, les probabilités que soit commis tel ou tel délit, quartier par quartier, rue par rue. C'est le logiciel lui-même qui, à partir de ces probabilités mises à jour en temps réel, ordonne les patrouilles de police dans la ville. Un Père cybernéticien écrivait, dans Le Monde, en 1948 : « Nous pouvons rêver à un temps où la machine à gouverner viendrait suppléer —pour le bien ou pour le mal, qui sait ?— l'insuffisance aujourd'hui patente des têtes et des appareils coutumiers de la politique. » Chaque époque rêve la suivante, quitte à ce que le rêve de l'une devienne le cauchemar quotidien de l'autre.
L'objet de la grande récolte des informations personnelles n'est pas un suivi individualisé de l'ensemble de la population. Si l'on s'insinue dans l'intimité de chacun et de tous, c'est moins pour produire des fiches individuelles que de grandes bases statistiques qui font sens par le nombre. Il est plus économe de corréler les caractéristiques communes des individus en une multitude de « profils », et les devenirs probables qui en découlent. On ne s'intéresse pas à l'individu présent et entier, seulement à ce qui permet de déterminer ses lignes de fuite potentielles. L'intérêt d'appliquer la surveillance sur des profils, des « événements » et des virtualités, c'est que les entités statistiques ne se révoltent pas ; et que les individus peuvent toujours prétendre ne pas être surveillés, du moins en tant que personnes. Quand la gouvernementalité cybernétique opère déjà d'après une logique toute neuve, ses sujets actuels continuent de se penser d'après l'ancien paradigme. Nous croyons que nos données « personnelles » nous appartiennent, comme notre voiture ou nos chaussures, et que nous ne faisons qu'exercer notre « liberté individuelle » en décidant de laisser Google, Facebook, Apple, Amazon ou la police y avoir accès, sans voir que cela a des effets immédiats sur ceux qui le refusent, et qui seront désormais traités en suspects, en déviants potentiels. « À n'en pas douter, prévoit The New Digital Age, il y aura encore dans le futur des gens qui résistent à l'adoption et à l'usage de la technologie, des gens qui refusent d'avoir un profil virtuel, un smartphone, ou le moindre contact avec systèmes de données online. De son côté, un gouvernement peut suspecter des gens qui désertent complètement tout cela d'avoir quelque chose à cacher et d'être ainsi plus susceptibles d'enfreindre la loi. Comme mesure antiterroriste, le gouvernement constituera donc un fichier des "gens cachés". Si vous n'avez aucun profil connu sur aucun réseau social ou pas d'abonnement à un téléphone mobile, et s'il est particulièrement difficile de trouver des références sur vous sur Internet, vous pourriez bien être candidat pour un tel fichier. Vous pourriez aussi voir appliquer tout un ensemble de règlements particuliers qui incluent des fouilles rigoureuses dans les aéroports et même des interdictions de voyager. »
Mise à jour du 28/03/2016 :
C’est le pouvoir d’ordonnancer
qui détermine le pouvoir d’ordonner
(Frédéric Lordon)
C'est avec pas mal de retard que je suis tombé sur une vidéo, que nous devons à Hors-Série, présentant une discussion tranquille et engagée entre Éric Hazan, chevronné et tonique éditeur du Comité Invisible, et Frédéric Lordon, économiste à rebrousse-poil et penseur qui a oublié d'être con. En voici l'introduction :
A l'occasion de la sortie du livre À nos amis, du Comité Invisible, le Lieu-Dit a organisé une rencontre-débat entre Eric Hazan et Frédéric Lordon. Le premier dirige La Fabrique, et se trouve être l'éditeur du Comité Invisible, depuis L'insurrection qui vient. Le second est philosophe (spinoziste) et économiste (hétérodoxe) : au delà de leur profonde amitié, ils ont, sur l'Etat et les stratégies de subversion que le Comité Invisible promeut, des opinions qui peuvent parfois diverger ; sans compter les questions et interpellations du public, vives. L'ensemble constitue un document passionnant. C'était le 27 novembre 2014, rue Sorbier à Paris, devant un public nombreux, ardent, mobilisé - et impatient de passer à l'acte ! Les caméras de Hors-Série étaient là pour filmer l'événement (dans des conditions techniques difficiles), événement que nous diffusons sur Hors-Série, en accès libre… N'hésitez pas à faire tourner !
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