jeudi 2 avril 2020

Pierre Dumayet étudiait plusieurs pestes dans son émission Histoire des gens (1974)

L'INA (Institut national de l'Audiovisuel) a fouillé dans ses archives et nous présente...


« Histoire des gens » | ORTF | 26/10/1974

L'émission est consacrée à la peste, terreur du moyen âge.
À Florence, Pierre DUMAYET converse avec l'historien Jacques LE GOFF sur la Grande peste qui a ravagé la ville italienne en 1348. La maladie entraîne des bouleversements sociaux et religieux fondamentaux dans la civilisation occidentale.
Puis à Gordes, Pierre DUMAYET écoute le docteur Jean Noël BIRABEN raconter des épidémies dont celle de Marseille en 1720*.
En conclusion, Jacques LE GOFF rencontre le professeur MOLLARET de l'institut Pasteur, qui prévient sur les risques toujours possibles d'une épidémie.
L'émission est constituée de promenades-discussions de Pierre DUMAYET et ses invités, ponctués d'extraits de films, de dessins et gravures, de nombreuses images de Florence et de ses principaux monuments, des statues de cire du musée de la Specola, du vieux port avec le quartier de l'Estaque à Marseille [où la peste fit des ravages en 1720].

Journaliste : Pierre Dumayet
Réalisation : Jean Cazenave
Durée : 1h 03'.

L'émission est grosse de pédagogie humaine, littéraire, artistique, politique et économique, même si l'on peut avoir aujourd'hui des informations plus contrastées par rapport, par exemple, à certains chiffres. Jacques Le Goff affirme que la peste du XIVe siècle aurait tué entre un quart et un tiers de la population de l'Europe (15-20 millions de décédés), alors qu'aujourd'hui, on calcule un pourcentage de trépassés de 30 à 50 % des Européens de 1347 à 1352 (environ 25 millions de victimes).
Parmi les professions les plus gravement touchées, les boulangers, les équarrisseurs, les bouchers... ou les croque-morts, évidemment ; parmi les plus épargnées, les chaudronniers, les tonneliers ou les forgerons.
Parmi les plus grandes villes de l'époque les plus frappées, la plus peuplée et prestigieuse était Florence. C'est dans sa calamité qu'il faut trouver la source du Décaméron (1349-53) de Boccace :
« Combien de vaillants hommes, que de belles dames, combien de gracieux jouvenceaux, que non seulement n'importe qui, mais Galien, Hippocrate ou Esculape auraient jugés en parfaite santé, dînèrent le matin avec leurs parents, compagnons et amis, et le soir venu soupèrent en l'autre monde avec leurs trépassés. »
Boccace, Le Décaméron, Première journée.
En tout cas, il est clair que le système productif européen essuya dès lors une pénurie conséquente de main-d'œuvre, à partir notamment de 1349, indique Le Goff. Il s'ensuivit une montée des salaires qui déclencha une réaction immédiate et brutale des classes dirigeantes, car l'Économie consiste toujours à concentrer les gains et populariser les pertes.
Le Goff explique dans l'émission que les municipalités comme les rois, là où il y avait un pouvoir central plus fort, décidèrent illico de bloquer les salaires. Ce fut le cas, d'abord, du roi Édouard III d'Angleterre, en 1349, on pouvait s'en douter. Puis en France, Jean II le Bon (sic), monarque de 1350 à 1364, bloqua prix et salaires par ordonnance du 30 janvier 1351, à l'instar de son collègue anglais, et en profita pour interdire la mendicité, in-activité qui aggravait le déficit de bras, et pour prohiber aux ouvriers de fréquenter les tavernes les jours ouvrables ou de quitter leur atelier pour chercher un meilleur salaire, par exemple. Remarquons que le règne du Bon est toujours une Belle-Époque pour la promotion du travail —toujours des autres, des corvéables à merci.
Bref, l'après-Peste servit à développer de nouvelles structures politiques en marche vers l'Absolutisme, cheminement entraînant, entre autres, une répression en bonne et due forme des révoltes paysannes (Jacqueries, en France) ou des émeutes urbaines (comme à Florence) de 1358, par exemple.

La promenade de Jacques Le Goff et de Pierre Dumayet les emmène au Chiostro Verde du couvent dominicain de Santa Maria Novella de Florence. Ils visitent ensuite l'ancienne salle capitulaire de cet ensemble, qui donne justement sur le cloître où ils se baladaient ; il arrive que cette Chapelle des Espagnols (en italien, Cappellone degli Spagnoli) est très en rapport avec l'infection via Yersinia pestis qui ravagea la ville toscane. Elle fut superbement décorée à fresque par Andrea da Firenze (surnom d'Andrea di Bonaiuto), de 1365 à 1367, grâce à l'argent d'un des plus riches marchands de Florence, dont la femme avait été foudroyée par cette calamité en 1348. "Il fait pénitence à sa façon", explique Le Goff.


Les peintures murales de la chapelle, avec sa célèbre allégorie de l'Eglise militante et triomphante, étaient en fait une délicate BD lourde d'intimidations. Ses fresques correspondraient, selon l'historien français,...
...au goût du moment et à la politique de l'Église Catholique face à la peste. L'Église, elle a surtout était effrayée par les manifestations presque hérétiques qui se sont développées après 1348. Nous avons vu les flagellants,...
...ou le cas, à l'intérieur même de l'ordre, de Sainte Catherine de Sienne (1347-80), tertiaire de l'ordre dominicain, qui passionnait les foules et prétendait avoir des visions, ou qu'à travers des contacts personnels avec Dieu, on pouvait faire son salut. Alors,
(...) pour mettre le holà, les Dominicains, en 1374, ont convoqué Catherine de Sienne dans cette salle capitulaire, l'ont fait examiner et, sans doute, lui ont montré quelle était la bonne voie grâce à ces fresques. D'abord, en obéissant aux autorités religieuses et civiles, ecclésiastiques et laïques, avec tous ces personnages qui sont de face, comme Giotto, le Pape, le plus haut, bien sûr, puis l'empereur, les hauts fonctionnaires, les ordres mendiants et toute la société, depuis les riches jusqu'aux pauvres et aux mendiants. Et à cette société, ce qu'on lui propose d'abord, c'est de ne pas faire, comme ces hérétiques, juifs, musulmans ou autres, comme ceux symbolisés par ce loup que les chiens dominicains, chiens du seigneur, sont en train de mettre à la raison. Ce qu'il faut faire, l'acte essentiel, c'est la pénitence, la confession, où il faut passer par l'intermédiaire de l'Église et, si possible, d'un dominicain, qui amène le pénitent vers Saint-Pierre, qui ouvre la porte du Paradis à l'homme qui a su résister à la tentation de manifestations hérétiques ou parahérétiques.
 —l'obéissance étant, d'ailleurs, le seul vœu des Dominicains, Domini canes, l'ordre catholique des Frères Prêcheurs —les Jacobins— lancé à Toulouse en 1216 par Domingo de Guzmán (1170-1221), juste après l'extermination des albigeois par Simon de Montfort, en plein essor du catharisme (hérésie condamnée en 1184). Tous les chiens de garde de tous les temps prêchent l'obéissance, la soumission heureuse.

Pour aller plus loin, mais d'une autre manière, à l'égard de la peste bubonique [bubons = enflures], le grand fléau du XIVe siècle, n'hésitez pas à lire Pepe, vino (e lana) come elementi determinanti dello sviluppo economico dell'età di mezzo**, dans Allegro ma non troppo (Società editrice il Mulino, Bologne, 1988), par le grand historien Carlo M. Cipolla (1922-2000).

Finalement, pour aller plus loin en matière de pandémies, je vous suggère la lecture d'un article de Corinne Bensimon portant sur une épidémie considérable et relativement récente dont on a très peu parlé :
Corinne Bensimon, 1968, la planète grippée, Libération, le 7 décembre 2005.
Un an après être partie de Hongkong, la grippe fait, en deux mois, 31 226 morts en France, deux fois plus que la canicule de 2003. A l'époque, ni les médias ni les pouvoirs publics ne s'en étaient émus. Alors que la propagation de la grippe aviaire inquiète, retour sur cette première pandémie de l'ère moderne.

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* Cf. Alain Garrigou (Professeur émérite de science politique à l’université de Paris-Nanterre), Quand le « doux commerce » propageait la peste à Marseille, Le Monde diplomatique, avril 2020, pp. 22-23.
(...) Alors que Charles de Secondat, baron de Montesquieu, avait 31 ans, la peste de Marseille tuait entre juin et octobre 1720 un tiers de la population de la ville, la moitié de celle de Toulon et entre 90 000 et 120 000 personnes sur 400 000 en Provence. Comment Montesquieu a-t-il pu avec d’autres ignorer que le commerce amenait ses propres catastrophes ? Pas tout à fait cependant. Dans Les Lettres persanes, rédigées pendant la peste et parues l’année d’après, il revenait sur une épidémie dont on peut supposer, malgré l’approximation chronologique, qu’il s’agit de la peste noire de 1347-1349, qui anéantit un tiers de la population européenne : « Il n’y a pas deux siècles que la plus honteuse de toutes les maladies se fit sentir en Europe, en Asie et en Afrique ; elle fit en très peu de temps des effets prodigieux : c’était fait des hommes si elle avait continué ses progrès avec la même furie. » Au moins concevait-il le pire d’une extinction de l’espèce humaine.
La peste de 1720 à Marseille fut bien moins vaste mais tout aussi importante dans l’histoire des épidémies. Elle commence avec un navire de commerce, le Grand Saint-Antoine, en provenance du Levant (Syrie, Liban et Palestine). Au cours du voyage, neuf personnes meurent à bord. Après un premier refus de débarquer à Marseille le 25 mai 1720, et une tentative avortée à Livourne, le bateau est accueilli en quarantaine au large de Marseille sur l’île Jarre, qui est affectée aux navires touchés par la peste. Un bureau de santé a été aménagé sur le Vieux-Port, où les capitaines des bateaux venant du Levant doivent se rendre en barque pour obtenir le droit d’entrer dans le port. Au Liban, à Sidon, le consul français a délivré une patente nette au bateau — qui attestait qu’il avait quitté le port exempt de maladies contagieuses —, puis le consul de Tyr, où une autre cargaison a été embarquée, et celui de Tripoli, où le navire a réparé une avarie. Le capitaine avise le bureau des décès de la traversée. Alors qu’un marin est mort à bord du Grand Saint-Antoine au bout de deux jours à Marseille, le corps est débarqué, mais le médecin ne voit aucun signe de peste.
Après avoir envoyé le bateau sur l’île Jarre, le bureau de santé se ravise. Alors que les ballots de coton sont envoyés à un autre lieu de l’isolement, il autorise le déchargement des produits précieux, c’est-à-dire de la soie. Quelques jours plus tard, il décide le débarquement de toutes les marchandises. Dans des conditions obscures, les ballots sont donc successivement distribués. Avec les puces transportant le bacille de la peste. Les portefaix furent les premiers contaminés. À partir de fin juin, l’épidémie flamba en quelques jours, touchant les vieux quartiers puis les nouveaux. Avant de s’étendre en Provence. Cruelle ironie : destinée à la foire de Beaucaire du 22 juillet, la marchandise n’y fit pas de victimes car la ville annula sa foire. La peste laissa un traumatisme durable dans la population locale. Plutôt que les scènes tragiques des cadavres jetés à la rue, les fosses communes et toutes les horreurs qui culminent dans ces drames épidémiques, la mémoire préfère retenir les images positives des héros se dévouant aux victimes : l’archevêque Mgr de Belzunce et le chevalier Roze, honorés aujourd’hui par des statues et noms de rue de la cité méridionale. Toute la région fut confinée, un mur de la peste édifié, et des troupes militaires établirent un barrage au nord.
(...)

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** El papel de las especias (y de la pimienta en particular) en el desarrollo económico de la Edad Media dans mon édition en castillan, Ed. Crítica, Barcelona, 1991. Traduction de María Pons.

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