vendredi 30 décembre 2011

Delacroix au CaixaForum de Madrid


Organisée par Sébastien Allard, conservateur en chef du département des Peintures du musée du Louvre, inaugurée le 19 octobre 2011, la rétrospective sur Eugène Delacroix (1798-1863) au CaixaForum Madrid (Paseo del Prado, 36) est la plus complète que l'on ait jamais réalisée à l'étranger autour de ce peintre et, malgré l'absence de "La Liberté guidant le Peuple"(1830), son tableau le plus célèbre, la plus pourvue depuis celle de 1963, montée à Paris à l'occasion du centenaire de sa mort.
Elle recueille plus de 130 œuvres provenant de toutes sortes de collections et on peut encore la visiter gratuitement jusqu'au 15 janvier 2012. Elle se rendra ensuite à Barcelone pour être contemplée à partir de février prochain à côté d'une autre rétrospective consacrée à Francisco de Goya (1746–1828).

Cette exposition est le dernier résultat parmi nous de l’accord de collaboration signé en 2009 entre l’Obra Social La Caixa et le musée du Louvre. Elle débute par deux autoportraits de Delacroix : le premier date de 1842 et appartient à la Galerie des Offices (Galleria degli Uffizi, Florence) ; le second, dit au gilet vert, fut peint en 1837 et est la propriété du musée du Louvre. Quant au reste du parcours, bien touffu, serré, je vous colle de longs extraits du dossier de presse que j'ai dégoté sur le site de l'Ambassade de France à Madrid. Je me suis permis d'y ajouter, en arial et entre crochets, les quelques notes de mon cru que j'ai prises sur un bout de papier au fil de ma seconde visite et des évocations qu'elle m'a suscitées. L'ensemble est varié et nutritif en couleurs, passion, expression et mouvement.
À tout hasard, La Caixa vous permet d'en faire un tour virtuel interactif : cherchez le lien au bas de ce billet.

« Quand j’ai fait un tableau, je n’ai pas écrit une pensée » (1). Eugène Delacroix remit en question le besoin d’un thème en peinture. Pour lui, ce qui, sur un tableau, provoquait une émotion, c’étaient ses valeurs plastiques — matière, lumière, couleur —, par-delà les scènes représentées. Révéler cette nouvelle facette de Delacroix, un peintre que l’on associe plutôt d’habitude à de grandes compositions à thème historique, pour dévoiler un révolutionnaire s’opposant aux inflexibles conventions de l’art néoclassique, voilà l’un des objectifs de l’exposition Delacroix (...).
Entre autres attraits, elle offre celui de pouvoir contempler des œuvres devenues des référents de notre culture visuelle, telles La Grèce expirant sur les ruines de Missolonghi (2), l’une des esquisses de la Mort de Sardanapale ou encore Femmes d’Alger dans leur appartement (exceptionnellement prêté par le musée du Louvre). Ce dernier tableau avait été peint par Delacroix suite au voyage qui l’avait conduit en Afrique du Nord en 1832, après des haltes dans plusieurs villes espagnoles. Ce voyage devait exercer sur lui une profonde influence, et l’exposition s’arrête aussi sur le lien existant entre Delacroix et l’Espagne. Aux côtés des grandes peintures à l’huile, elle montre des esquisses, des dessins, des aquarelles et des gravures qui témoignent de la vie intérieure de l’artiste et le rapprochent de la sensibilité contemporaine. (...)
« Tout Goya palpitait autour de moi » écrivit-il à son ami Pierret, manifestant son intérêt naissant envers l’art de la péninsule ibérique. De fait, Delacroix fut l’un des tout premiers à découvrir, en France, les Caprices de Goya. L’exposition aujourd’hui présentée par l’Œuvre sociale ”la Caixa” cherche à mettre un terme à cette situation, paradoxale si l’on prend en compte la puissante influence qu’a exercé l’œuvre de Goya sur l’art de Delacroix ou l’ascendant qu’a eu ce dernier sur le grand maître espagnol du XXe siècle, Pablo Picasso — qui l’honora par une série inspirée des Femmes d’Alger dans leur appartement. (...)
Cette grande rétrospective propose un passage en revue complet de l’œuvre de Delacroix et de l’évolution de sa peinture. Elle parcourt les différentes étapes de sa production, partant de ses premières œuvres, qui recherchent l’inspiration dans le musée, pour aboutir à sa maturité, pendant laquelle l’artiste reprend depuis une autre perspective les thèmes travaillés auparavant et s’attache plus particulièrement à ses œuvres historiques et à celles d’inspiration orientale. (...)
Outre les œuvres venues du musée du Louvre, l’exposition recèle de nombreux prêts d’institutions du monde entier – la Galerie des Offices (Florence), la National Gallery (Londres), le Metropolitan Museum of Art (New York), le musée d’Orsay (Paris), l’Art Institute of Chicago, le British Museum (Londres) ou le musée des Beaux-Arts (Bordeaux) – et de collections privées.
(...) Après la réédition du Journal de Delacroix en 2009, cette rétrospective propose une nouvelle vision de la production de l’artiste, fondée sur les dernières découvertes et sur des publications scientifiques. On y explore la façon dont Delacroix a posé la question du thème et de sa nécessité, et la façon dont a surgi l’idée d’une composition fondée sur son exécution. On y voit aussi que le peintre connaissait profondément la tradition de la peinture – celle des commandes officielles et des thèmes héroïques de l’histoire et de la religion –, ce qui lui permit de mieux la réinventer avant de la confronter à la révolution du Réalisme à compter du milieu du XIXe siècle. (...) 
LES VOLETS DE L’EXPOSITION 
Delacroix et le modèle
[Prégnance au fond de la salle d'un tableau de grandes dimensions au sujet à l'époque insolite, exotique : Jeune tigre jouant avec sa mère (1831). Je recommence : une Académie d’homme : modèle vivant masculin. Expression qui me semble toujours farfelue. Toile ensuite du Duc d’Orléans montrant sa maîtresse… à son chambellan, le Duc de Bourgogne. La femme est dénudée et allongée sur un lit tandis que son amant couvre sa poitrine et son visage avec le drap... car il arrivait que le voyeur était son mari à elle. 
Puis, après avoir contemplé 4 ou 5 tableaux, ma sœur m'évoque une technique picturale très ancienne, la vélature, le glacis, la superposition de couches de peinture transparente qui permet de créer des effets.] 
Du temps de Delacroix, le nu était la pierre angulaire de l’apprentissage artistique. Le cycle de Maria de Médicis peint par Rubens et exposé au Louvre, fournit au jeune peintre un modèle à suivre. Dans cette salle sont exposées plusieurs études qui témoignent de l’originalité de Delacroix, pour qui la fascination de la lumière et la couleur de la chair féminine l’emporte sur la précision anatomique.
Les trois versions du portrait d’Aspasie sont la preuve d’une recherche extraordinaire sur la couleur. Le défi consiste à reproduire la lumière et la texture veloutée de la peau de la mulâtresse. Pour y parvenir, Delacroix imprime un marron plus foncé à certaines parties du corps, comme les aisselles ou le dos de la main, habituellement négligées dans le nu académique. Et il s’attache au contraste entre le brun de la peau et le rouge intense des lèvres. Si l’on compare les trois portraits, on constatera que le visage et le corps dialoguent avec le fond coloré, qui va du rouge, dans la version la plus ancienne, au vert dans la plus récente.
Les illustrations de Faust
La littérature fut pour Delacroix une puissante source d’inspiration. Les dix-sept illustrations du Faust de Goethe (1828), dont elles proposent une lecture très personnelle, constituent l’une de ses principales œuvres lithographiques.
Delacroix s’éloigne du texte original, s’écarte des amours entre Faust et Marguerite pour s’attacher à la relation entre Faust et Méphistophélès, son double maléfique. À mesure que l’on avance dans la série, l’image de Faust ressemble de plus en plus à celle de son diabolique conseiller, au point qu’il se confond avec lui dans la scène de séduction de Marguerite. Ayant vu les lithographies de Delacroix. Goethe apprécie la nouveauté de son interprétation : « M. Delacroix est un artiste d’un talent d’élite, qui a précisément trouvé dans Faust la pâture qui lui convient. [...] Et si je dois avouer que, dans ces scènes, M. Delacroix a surpassé ma propre vision, combien, à plus forte raison, les lecteurs trouveront tout cela vivant et supérieur à ce qu’ils se figuraient » déclare-t-il à son ami Eckermann dans ses célèbres Conversations.
Le portrait et l’influence britannique
[Détails et insinuations, fonds dilués en général ; encore académique : Portrait de Louis-Auguste de SchwitterEnsuite un autre postérieur, exactement de la décennie suivante : l’excellent Portrait de Léon Riesener (1835). Léon était fils du peintre Henri-François Riesener, cousin germain de Delacroix et peintre lui aussi, en fait avant-coureur de l’Impressionisme.
Ébauches variées ; on remarque illico une forte influence de Goya dans l'Étude de costumes souliotes et de figures goyesques ou l'Ébauche pour l’assassinat de l’évêque de Liège (1827, Musée des Beaux-Arts). Une nouvelle paroi souligne l'influence des sujets byroniens : une Esquisse de la Mort de Sardanapale ; le Combat du Giaour et Hassan (1826)] 
De 1820 à 1830, l’œuvre de Delacroix dénote une forte influence de la peinture anglaise, que l’on décèle encore plus après son séjour à Londres de 1825 et sa rencontre avec le peintre Sir Thomas Lawrence.
Delacroix interprète le portrait britannique conformément à sa propre personnalité de peintre. L’œuvre la plus importante de cette période est le portrait du baron Schwitter (1826). Comme dans la plupart des portraits anglais de l’époque, celui-ci aspire à saisir le caractère du baron, qui est peint debout, dans un parc. Toutefois, au lieu de le représenter dans une attitude faussement détendue, Delacroix privilégie les aspects les plus formels et souligne l’allure aristocratique de son personnage au moyen des vêtements.
Son goût romantique du déguisement se manifeste notamment dans le portrait du baryton Barroilhet habillé en Turc ou encore dans son propre autoportrait où il se représente sous les traits d’Edgar Ravenswood, le héros du roman de Walter Scott, La Fiancée de Lammermoor (1819). Nous savons grâce à des témoignages de l’époque que Delacroix se rendait déguisé en Dante aux bals costumés.
L’inspiration littéraire
[À part bien d'autres, on remarque celle de Chateaubriand : Les Natchez] 
L’imagination de Delacroix avait besoin d’être stimulée. « Ce qu’il faudrait pour trouver un sujet, c’est ouvrir un livre capable d’inspirer et se laisser guider par l’humeur» écrit-il dans son Journal. De 1820 à 1830, c’est la littérature qui lui fournit ces stimulations. Toutefois, il ne se contente pas d’illustrer un récit. L’artiste transcrit les émotions que la lecture lui cause. Plus tard, la seule vision des couleurs de la palette lui suffira.
Delacroix fait irruption dans les salons de cette décennie avec des audaces stylistiques qui révolutionnent la peinture historique. En même temps qu’il exalte la matière de la peinture, il renouvelle ses thèmes grâce à ses lectures de littérature ancienne et moderne, où l’on trouve, outre Dante, Cervantès ou Milton, les romans à la mode de Chateaubriand et de Walter Scott. (...) Derrière Lord Byron, il prend parti pour l’indépendance de la Grèce, alors en guerre contre l’empire ottoman. (...)
Le drame de la Grèce
« Qui se mettra à la tête de tes enfants dispersés ? Qui te libèrera d’un esclavage auquel tu es trop habituée ? » écrit Lord Byron dans son poème narratif Le pèlerinage de Childe Harold (1812-1818), composé après son premier voyage en Grèce, en 1810. Les idées de Byron marquèrent profondément Delacroix, qui consacra plusieurs œuvres à la guerre d’indépendance grecque. Cette salle permet de contempler une aquarelle et une étude du Massacre de Chios (1824) qui évoque le massacre de 20 000 Grecs et les souffrances des femmes et des enfants survivants. En 1826, Delacroix peint La Grèce expirant sur les ruines de Missolonghi. Le tableau était destiné à figurer dans une grande exposition organisée au profit des révolutionnaires grecs. Il narre la résistance héroïque des habitants de Missolonghi. C’est, de plus, un hommage à Lord Byron, qui mourut dans cette ville en 1824.
La souffrance de la Grèce est représentée par la figure d’une femme au désespoir qui se résigne au sacrifice. Elle rappelle les Pietà de la Renaissance, tandis que la main qui surgit des décombres évoque Le radeau de la méduse de Géricault.
Souvenirs du voyage au Maroc
En 1832, Delacroix participe à une mission diplomatique française en Afrique du Nord. Il accompagne le duc de Mornay dans sa visite à Abd-Er-Rhaman, sultan du Maroc. Au cours de ce voyage, il fait escale dans plusieurs villes espagnoles : Cadix, Séville et Algésiras. [Et Cordoue]
Delacroix emplit son carnet de voyage de notes et de croquis du naturel, ce qui lui permet de perfectionner sa technique de l’aquarelle. Son périple en Afrique du Nord allait fournir à l’artiste un répertoire inépuisable de sujets et de motifs qu’il reprendra jusqu’à la fin de sa vie. Certaines œuvres de petit format, comme Une rue à Meknès, respirent la fraîcheur et l’immédiateté.
À partir de 1832, l’inspiration de Delacroix est renouvelée (3) par le choix des thèmes et le traitement de la couleur, qui devient la grande dominante de sa peinture. De 1834 à 1841, il expose dans les Salons quatre œuvres majeures, réunies dans cette salle : Femmes d’Alger dans leur appartement, Le Kaïd, chef marocain, Les Convulsionnaires de Tanger et La Noce juive au Maroc. [Où il ne manque que... la mariée, cher Einstein]
La grande décoration
Dans les années 1830, l’activité de Delacroix est décuplée. Il reçoit des commandes de l’État pour des édifices publics et réalise les grands décors du Salon du Roi et de la bibliothèque du Palais Bourbon, siège actuel de l’Assemblée nationale, et de la bibliothèque de la Chambre des Pairs.
En 1849, il réalise le plafond principal de la galerie d’Apollon au Louvre, dont nous présentons une esquisse. Il s’agissait de compléter les travaux commencés presque deux siècles plus tôt par Charles LeBrun, peintre de Louis XIV. Il est à l’apogée de sa carrière de peintre décorateur.
Médée et Saint Sébastien
À la fin des années 30, Delacroix retourne au classicisme et exécute de grandes peintures à l’huile à thèmes mythologique et religieux. Il peint ainsi plusieurs versions de Médée – où l’épouse de Jason est dépeinte dans une attitude farouche, le poignard à la main, juste avant d’assassiner ses enfants – et Saint Sébastien, tableau où le saint est montré inanimé tandis que sainte Irène retire les flèches du martyr. Ces deux tableaux montrent l’influence d’Andrea del Sarto, de Rubens et de Van Dyck.
À compter du début des années 1840, Delacroix aborde tous les thèmes, de l’histoire de l’Antiquité à l’actualité contemporaine, le portrait, la peinture décorative et religieuse, et il renouvelle constamment ses sources d’inspiration.
La solitude du Christ
Le sentiment religieux n’est pas prépondérant dans l’œuvre de Delacroix. Les critiques de son époque le lui reprochaient d’ailleurs. Cependant, la figure du Christ occupe une place prédominante dans sa production.
Delacroix voyait dans le personnage de Jésus crucifié l’individu faisant face au destin et à la mort. Ses Crucifixions sont centrées sur la solitude du Christ. Le peintre interprète la Passion comme un drame humain empreint de doutes, de souffrance et de résignation. Dans ses différentes versions du Christ à la colonne, Delacroix exclut tout élément narratif et expressionniste et invite le spectateur à méditer sur la douleur de l’Homme. Dans ses Pietà, le peintre met en scène la souffrance de la mère dont les bras grand ouverts évoquent le supplice de son Fils.
Séries et variations
En 1847, Delacroix reprend son journal, interrompu en 1824. Tandis qu’il travaille à différents projets de peinture décorative, il réfléchit à son œuvre et renoue avec des thèmes littéraires qu’il avait traités vingt ans plus tôt.
Il se montre désormais critique envers Byron, qui lui inspire néanmoins Le naufrage de Don Juan et La fiancée d’Abydos. Il exécute une série sur L’enlèvement de Rebecca, inspirée de l’Ivanhoé de Walter Scott, ainsi que plusieurs variations au dessin, à la peinture et en gravure à partir d’un thème shakespearien, Hamlet et Horatio au cimetière.
Le thème de l’enlèvement surgit aussi dans Les Pirates, alors que l’héroïne furieuse et violente donne lieu aux deux versions de La fiancée d’Abydos et à Desdémone maudite par son père. Thèmes et motifs se répondent d’une œuvre à l’autre, ce qui donne une unité à la prolifique production de cette période.
La Chasse au lion : le pouvoir de l’esquisse
L’Exposition universelle de Paris de 1855 porte Delacroix au sommet. Il accroche à ses cimaises une rétrospective de trente-cinq œuvres dont, notamment, un immense tableau, la Chasse au lion, par lequel il renoue avec ses recherches sur la peinture animalière. Cette toile s’inspire de Rubens : Delacroix souhaitait se présenter aux yeux du monde comme le successeur du maître flamand.
Nous présentons dans cette salle une extraordinaire étude préliminaire de la Chasse au lion. Elle compte parmi les meilleures de l’artiste. À cinquante-sept ans, Delacroix s’intéresse à l’inachevé et à sa capacité de conserver sur la toile la fraîcheur de l’esquisse. Dans ce chef-d’œuvre, les lignes tourbillonnantes et la puissance de la couleur transmettent la violence du combat entre l’homme et la bête. En avance sur la modernité, Delacroix fait primer la force de l’expression sur la perfection de la forme.
Le paysage, entre la matière et l’esprit
[Remarquable pré-impressionnisme technique et thématique. Des aquarelles montrant la côte normande —les falaises d’Étretat sur la Côte d’Albâtre, La Mer vue des hauts de Dieppe— avant Courbet ou Monet, mais presque trois décennies après celles de Bonington ou d'Eugène Isabey. Cf. le catalogue La Normandie, berceau de l'impressionisme 1820-1900, Éditions Ouest-France, de Jacques-Sylvain Klein]

La Mer vue des hauts de Dieppe
La tentation de la peinture pure est toujours présente dans l’œuvre de Delacroix. Comment un art aussi matériel peut-il arriver à l’âme du spectateur et lui procurer des émotions aussi profondes ? Dans ses écrits, l’artiste parle de « l’accord magique » qui permet à la peinture de s’emparer de celui qui la contemple.
À partir de 1850, paysages et études atmosphériques acquièrent de plus en plus d’importance, comme si le peintre éprouvait le besoin de comprendre et d’expliquer les phénomènes atmosphériques. Delacroix séjourne à plusieurs reprises à Dieppe, en Normandie. Le contact avec le paysage maritime lui permet d’expérimenter de nouvelles sensations et de les fixer sur la toile grâce à des ombres colorées et à des reflets qui annoncent la recherche de la lumière des Impressionnistes.
Dans ses compositions à thème historique, les personnages se fondent naturellement dans le paysage, comme dans Ovide chez les Scythes, exposé au Salon de 1859. Le poète exilé se réfugie dans un lieu écarté, parmi des hommes sauvages. La grandeur du paysage et l’éloignement des figures nous situent entre deux mondes, à l’instar de Delacroix, qui s’approche de la fin de sa vie. « C’est le fini dans l’infini. C’est le rêve ! » s’exclamera Baudelaire, enthousiasmé par le tableau.
Charles Baudelaire (1821-1867) s'engagea énormément vis-à-vis d'Eugène Delacroix. À propos des origines de cette passion, Marie-Christine Natta écrit :
« Baudelaire découvre Delacroix à 17 ans. En juillet 1838, dans le cadre d'une sortie scolaire au château de Versailles, il visite les galeries historiques, inaugurées l'année précédente par Louis-Philippe [d'Orléans, Louis-Philippe Ier, fils de Philippe Égalité et dernier roi de France]. En les traversant, l'adolescent est frappé par la froideur des tableaux de l'Empire, que l'on dit pourtant "fort beaux". Ces toiles, dont "les personnages sont souvent échelonnés comme des arbres ou des figurants d'opéra", font bien pâle figure à côté de la fougueuse Bataille de Taillebourg. Mais en s'adressant à sa mère et à son beau-père le colonel Aupick, il tempère respectueusement son jugement. "Je parle peut-être à tort et à travers, leur dit-il, mais je ne rends compte que de mes impressions : peut-être aussi est-ce le fruit des lectures de La Presse qui porte aux nues Delacroix ?", La Presse, c'est-à-dire Gautier, qu'il découvre aussi à cette occasion. »
(Marie-Christine Natta : Eugène Delacroix, Tallandier, 2010 ; page 418.)
Baudelaire situa sa première rencontre avec Delacroix en 1845 : ils avaient respectivement 25 et 50 ans. Dès les Salons de 1845 et surtout de 1846, il commentera ses grands tableaux avec délectation. Le 1er juin 1855, lors de la première publication des Fleurs du Mal dans La Revue des Deux Mondes, partielle car elle n'en faisait paraître que dix-huit poèmes, le public aura la possibilité de lire ces deux strophes, dans Les Phares concrètement :
(...)
Goya, cauchemar plein de choses inconnues,
De fœtus qu'on fait cuire au milieu des sabbats,
De vieilles au miroir et d'enfants toutes nues,
Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas ;

Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,
Ombragé par un bois de sapins toujours vert,
Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
Passent, comme un soupir étouffé de Weber ;
(...)
L'Exposition universelle de Paris de 1855 se tint du 15 mai au 31 octobre. Baudelaire publia trois articles à l'égard de l'Exposition que l'on peut toujours lire dans son ouvrage posthume Curiosités esthétiques (1968). Grâce au visualiseur de Gallica, la bibliothèque numérique de la BNF, vous pouvez accéder à Curiosités esthétiques ; L'art romantique : et autres oeuvres critiques / Baudelaire, textes établis par Henri Lemaître (responsable de l'édition imprimée publiée par la collection Classiques Garnier en 1986). Voici une citation centrale de la III partie où Baudelaire soutenait avec ardeur la peinture de Delacroix :
« Par le premier et rapide coup d’œil jeté sur l’ensemble de ces tableaux, et par leur examen minutieux et attentif, sont constatées plusieurs vérités irréfutables. D’abord, il faut remarquer, et c’est très important, que, vu à distance trop grande pour analyser ou comprendre le sujet, un tableau de Delacroix a déjà produit sur l’âme une impression riche, heureuse ou mélancolique. On dirait que cette peinture, comme les sorciers et les magnétiseurs, projette sa pensée à distance. Ce singulier phénomène tient à la puissance du coloriste, à l’accord parfait des tons, et à l’harmonie (préétablie dans le cerveau du peintre) entre la couleur et le sujet. Il semble que cette couleur, qu’on me pardonne ces subterfuges de langage pour exprimer des idées fort délicates, pense par elle-même, indépendamment des objets qu’elle habille. Puis ces admirables accords de sa couleur font souvent rêver d’harmonie et de mélodie, et l’impression qu’on emporte de ses tableaux est souvent quasi musicale. »
Et là, Baudelaire s'impliquait pleinement et expliquait ses quatre vers dédiés à Delacroix car voici sa suite :
« Un poète a essayé d'exprimer ces sensations subtiles dans des vers dont la sincérité peut faire passer la bizarrerie:
Delacroix, lac de sang, hanté des mauvais anges,
Ombragé par un bois de sapins toujours vert,
Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
Passent comme un soupir étouffé de Weber.
Lac de sang: le rouge; - hanté des mauvais anges: surnaturalisme; - un bois toujours vert: le vert, complémentaire du rouge; - un ciel chagrin: les fonds tumultueux et orageux de ses tableaux; - les fanfares et Weber: idées de musique romantique que réveillent les harmonies de sa couleur.
Du dessin de Delacroix, si absurdement, si niaisement critiqué, que faut-il dire, si ce n'est qu'il est des vérités élémentaires complètement méconnues; qu'un bon dessin n'est pas une ligne dure, cruelle, despotique, immobile, enfermant une figure comme une camisole de force; que le dessin doit être comme la nature, vivant et agité; que la simplification dans le dessin est une monstruosité, comme la tragédie dans le monde dramatique; que la nature nous présente une série infinie de lignes courbes, fuyantes, brisées, suivant une loi de génération impeccable, où le parallélisme est toujours indécis et sinueux, où les concavités et les convexités se correspondent et se poursuivent; que M. Delacroix satisfait admirablement à toutes ces conditions et que, quand même son dessin laisserait percer quelquefois des défaillances ou des outrances, il a au moins cet immense mérite d'être une protestation perpétuelle et efficace contre la barbare invasion de la ligne droite, cette ligne tragique et systématique, dont actuellement les ravages sont déjà immenses dans la peinture et dans la sculpture ? (...) »
En 1863, celui de la mort du peintre, Charles Baudelaire publiera son dernier hommage à Delacroix : L'œuvre et la vie d'Eugène Delacroix.

Cliquez sur les liens ci-dessous si vous souhaitez accéder à...
— La présentation en castillan de l'exposition sur le site de l'Œuvre sociale La Caixa.
— Une visite virtuelle interactive.
— Le dossier de presse complet : site de l'Ambassade de France ou site de LaCaixa.

(1) Note du prof : « Quand j’ai fait un beau tableau, je n’ai pas écrit une pensée. C’est ce qu’ils disent. Qu’ils sont simples ! Ils ôtent à la peinture tous ses avantages. L’écrivain dit presque tout pour être compris. Dans la peinture, il s’établit comme un pont mystérieux entre l’âme des personnages et celle du spectateur. Il voit des figures, de la nature extérieure ; mais il pense intérieurement, de la vraie pensée commune à tous les hommes. » Morceau extrait du Journal de Delacroix datant de 1822.

(2) Note du prof : où l'on voit que ce n'est pas la première fois... Quant au drame de la Grèce d'aujourd'hui, cliquez ci-contre (accès au blog de Pedro Olalla).

(3) Note du prof : Alain Daguerre de Hureaux écrit, dans son introduction au beau livre Delacroix. Voyage au Maroc. Aquarelles (Éditions Jardin Majorelle, Bibliothèque de l'Image, Paris 2000) :
Le 25 janvier 1832, peu après son débarquement [au Maroc], il écrit à son ami Pierret : « Nous avons débarqué au milieu du peuple le plus étrange. [...] Il faudrait avoir vingt bras et quarante-huit heures par journée pour faire passablement et donner une idée de tout cela. [...] Je suis dans ce moment comme un homme qui rêve et qui voit des choses qu'il craint de voir lui échapper. »
Annotés à la mine de plomb afin de préciser ici une indication de couleur, là une impression dont il souhaite conserver le souvenir, ces dessins sont souvent exécutés à l'aquarelle sur une rapide esquisse préparatoire au crayon noir. Ils apparaissent comme autant de notations fugitives qui constituent, au fil des mois, un extraordinaire album de voyage auquel le peintre fera régulièrement appel jusqu'à la fin de sa vie.

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