lundi 8 février 2021

Charonne, le 8 février 1962... et la Commune de Pignon-Ernest

Billet mis à jour le 10.03.2021.

 

Diabolo Menthe est un film français très célèbre que je n'ai pas vu. Réalisé par Diane Kurys, il est sorti en 1977. Il s'agit, paraît-il, d'une comédie dramatique centrée sur la thématique de l'adolescence. En voici un extrait...

 

Mathilde Larrère est une historienne engagée, tenace, vitale et passionnée que je suis volontiers, y compris parfois sur son compte Twitter. C'est là qu'elle vient de mettre en ligne un fil de 52 tweets à propos des événements de Charonne —évoqués dans la scéne précédente de Diabolo Menthedu 8 février 1962, d'il y a donc 59 ans. 

En 1962, après le putsch d’Alger, la situation en France est électrique. Paris se soulève et une manifestation est prévue. Maurice Papon, préfet de police, interdit cette dernière, mais les syndicats décident de la maintenir. Tout se déroule dans le calme jusqu’aux alentours de 18h30.
La préfecture de police avait prévu un appel à dispersion à 18h30. Le cortège le plus avancé faisait alors demi-tour quand l’ordre de disperser les foules a été diffusé par la préfecture. La police a lancé une charge, en ayant recours à la force et à des bâtons de bois. Neuf manifestants ont péri dans les marches du métro Charonne, en tentant de s’y réfugier, du fait de fractures du crâne ou étouffés car piétinés par la foule. Toutes les victimes étaient syndiquées à la CGT et, à une exception près, membres du Parti communiste. (William Lacaille, Actu.Paris, sur Actu.fr, le 8.02.2021, à 17h16)

La répression de Charonne est un classique du système contenant les fléaux ordinaires : violence policière, mensonge d'État et appareil judiciaire blanchissant. Bref, le droit coutumier.
C'est terrible, car le 17 octobre 1961 n'était pas loin —tout comme tant d'autres faits accablants, insupportables. Que l'Histoire oficielle s'évertue à passer à l'as.

Nous disposons d'une étude essentielle sur le massacre d'État de Charonne du 8 février 1962 :

Alain Dewerpe, Charonne, 8 février 1962 : anthropologie historique d’un massacre d’État

Paris, Gallimard, 2006, 897 p., notes bibliogr., index, ill., plans (« Folio histoire » 141).

8 février 1962 : en réaction à l'offensive terroriste de l'OAS, une manifestation se heurte à la violence voulue de l'État. À la station de métro Charonne, devant les portes ouvertes, on relèvera neuf morts sous les coups de la police.
Au-delà de la reconstitution des faits avérés, Alain Dewerpe pose des problèmes historiques d'un ordre plus général dans un livre qui servira de modèle à d'autres.
Il traite d'abord de la violence d'État en démocratie représentative : organisé ou non, planifié ou non, le meurtre politique fait partie de l'outillage des actes d'État ; il a, même obscures ou contournées, ses raisons et son efficace.
Il pose la question du scandale civique : à quoi l'État a-t-il droit ? L'affaire pourrait se dénouer par la mise en place d'un récit moralement et politiquement fondé et partagé. Or, à travers une version d'État mensongère jusqu'à nos jours, ce règlement est demeuré historiquement instable.
Il ouvre également sur les usages politiques et sociaux de la mort : la manifestation-obsèques du 13 février fut un des plus considérables rassemblements dans la France du XXe siècle. Comment comprendre alors que cette mémoire du massacre, faite de commémorations mais aussi de censures, de souvenirs mais aussi d'oublis, s'est effritée devant d'autres événements traumatisants de la guerre d'Algérie ?
Faut-il l'écrire ? Cet ouvrage est unique en son genre.

L'auteur, Alain Dewerpe, a dédié son étude à Fanny, sa mère. Morte à Charonne...
Régis Meyran a écrit à propos de cet ouvrage unique
:

1 Nul n’ignore la définition de l’État selon Max Weber, presque devenue un lieu commun des sciences sociales. Le sociologue l’a résumée dans une conférence de 19191; partant d’un aphorisme de Léon Trotski (« Tout État est fondé sur la force »), il énonçait : « il faut concevoir l’État comme une communauté humaine qui […] revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime »2. Or, quand on considère la notion de « crime d’État », on en vient à penser qu’une telle définition doit être complétée, car ce type de crime, si on en admet l’existence, suppose une opposition entre violence légitime et violence illégitime. Pour dire les choses autrement, que se passe-t-il si des pratiques violentes commises par des agents de l’État ne sont pas acceptées par les citoyens ? Lorsque, pour reprendre une expression de Didier Fassin, un « seuil de l’intolérable » vient d’être dépassé3, rendant cette violence illégitime ? De ce point de vue, le crime de Charonne, qui entre dans la catégorie des violences « extrêmes », constitue un cas d’école. L’historien Alain Dewerpe s’est livré à une étude érudite d’anthropologie historique sur ce sujet, qu’il a consignée dans un copieux ouvrage (presque 900 pages), résultat de longues années de recherche.

2 Rappelons brièvement les faits. Le 8 février 1962, des syndicats ouvriers (CGT, CFTC), étudiants (UNEF) et enseignants (SGEN-CFTC, FEN) – auxquels s’étaient adjoints deux partis de gauche, le PSU et le PCF – appelèrent à manifester à Paris, entre 18 h 45 et 19 h 30. Il s’agissait de répondre aux attentats commis à l’explosif par l’OAS la veille, en même temps que de réclamer la paix en Algérie. Or, le préfet de police, Maurice Papon, avait proscrit tout rassemblement sur la voie publique. Pour faire respecter cette interdiction, la police donna la charge, ce qui coûta la vie à neuf manifestants à la station de métro Charonne.

3 Comment expliquer que des policiers aient eu droit de vie ou de mort sur des citoyens qui défilaient pacifiquement ? On a là quelque chose qui ressemble à un « fait social total », dans la mesure où cet événement – qui n’a pas duré plus de vingt minutes – renferme un ensemble de significations qui éclairent, sous un certain angle, les structures politiques de la société française du xxe siècle. Car, affirme Alain Dewerpe en introduction, un tel massacre ne relève en rien de « l’anecdote » ou du « dérapage » : il a sa logique propre, qui est le résultat de « pratiques sociales » comme de « logiques politiques » (p. 24).

4 L’auteur a construit son livre en trois parties : tout d’abord, il s’est focalisé sur les mécanismes de la violence policière ; puis, il a analysé le mensonge consistant à nier la responsabilité du gouvernement ; enfin, il a disséqué la façon dont l’appareil judiciaire a tout simplement évacué la responsabilité de l’État.

(EN LIRE PLUS)

[À propos de Régis Meyran.]

J'ai un peu fouillé sur Internet et j'ai déniché des apports aux perspectives variées, apparemment différentes (politiques, pédagogiques ou artistiques), en rapport avec les douloureux événements de Charonne. J'ai découvert ainsi une intervention urbaine, à Paris, du grand artiste in situ Ernest Pignon-Ernest (Nice, 1942) : des affiches de sérigraphie en noir et blanc et à taille humaine représentant le gisant de la Commune —marouflées dans des endroits bien précis, choisis avec minutie, forts en arômes symboliques, y compris dans les escaliers de la bouche du métro Charonne— avaient eu pignon sur rue en 1971. Neuf ans après ce massacre dirigé par Papon. Une image bouleversante qui, grâce à l'action redondante de l'artiste, opérait des effets démultipliants et reliaient les luttes et les répressions du passé et du présent (dont celles de Charonne ou du 17 octobre 1961).



Disons qu'en 1961-1962, Pignon-Ernest avait dû rejoindre l'armée française en Algérie, ce qui avait été déterminant pour sa conscience politique et le serait pour la conception de ses compositions. D'autre part, il comprendra vite —notamment quand il a voulu dénoncer et intervenir contre la force de frappe nucléaire française en apposant des affiches exécutées au pochoir sur le plateau d'Albion (Vaucluse)— que le ras du sol ou la rue est le seul terrain effectif (non théorique, non récit-al) de lutte politique populaire, vu que les différentes puissances contrôlent tout le reste : propriété, finance et technologies de l'information et de la communication, donc médias et réseaux sociaux, propagande/publicité, exécutif, législatif, judiciaire et foot-ball. Le ras du sol devrait en avoir ras le bol...
Pignon-Ernest explique sur son site sa méthode, développée de 1966 à 2015 :

« A l’origine, on m’avait proposé de participer à une exposition sur le thème de la Semaine sanglante de la Commune. En préparant ce projet et en multipliant les lectures, j’ai découvert l’ampleur des espoirs et des belles utopies qu’avait levés cette première révolution authentiquement populaire, et j’ai pris aussi la mesure de l’effroyable carnage qui devait y mettre fin. Comme je l’avais pressenti en Vaucluse pour le nucléaire, il ne m’était pas possible de rendre compte d’un tel évènement au moyen d’un tableau qui irait prendre place dans une exposition. Cela me paraissait un non-sens : la négation même de l’esprit de la Commune. Il fallait témoigner au ras du sol, réinvestir les lieux chargés d’Histoire, dire la permanence des répressions de tous ordres. Sur un plan de Paris, j’ai repéré les lieux liés à la Commune et d’autres, également tragiques, qui avaient été le cadre de combats pour la liberté, par exemple les quais de la Seine ou le métro Charonne. Jusque-là, j’avais réalisé mes interventions in situ à l’aide de pochoirs, mais pour les Gisants de la Commune, le caractère trop binaire de cette technique ne permettait pas une présence assez forte de l’image. Par ailleurs, j’avais déjà eu recours à la sérigraphie depuis longtemps en réalisant des affiches. »

« … au début il y a un lieu, un lieu de vie sur lequel je souhaite travailler. J’essaie d’en comprendre, d’en saisir à la fois tout ce qui s’y voit : l’espace, la lumière, les couleurs… et, dans le même mouvement ce qui ne se voit pas, ne se voit plus : l’histoire, les souvenirs enfouis, la charge symbolique… Dans ce lieu réel saisi ainsi dans sa complexité, je viens inscrire un élément de fiction, une image (le plus souvent d’un corps à l’échelle 1).

Cette insertion vise à la fois à faire du lieu un espace plastique et à en travailler la mémoire, en révéler, perturber, exacerber la symbolique… » . Interview avec André Velter.
Il a aussi déclaré :
« Mes dessins jouent dans les lieux le rôle de ces contrastants qu'on avale pour que des choses internes apparaissent à la radiographie, je les place dans leur temps et dans leur espace » .
Ses interventions ne sont pas signées et il ne se réclame pas du street art.

En 1971, l'insolite et frappante proposition du jeune Pignon-Ernest jaillissait, donc, à l'occasion du centenaire de la Semaine Sanglante de la Commune de Paris, événement qu'il a voulu mettre en relief, donc en surfaces —et, comme avancé un peu plus haut, en rapport avec les répressions des 30 Glorieuses.
Tous ces aspects sont superbement expliqués dans un long et élucidant article, publié le 1er mars 2013 par Audrey Olivetti dans la Revue Théâtre(s) Politique(s) (n°1, 03/2013), intitulé La Commune « marouflée » dans Paris : d’Ernest Pignon-Ernest à Raspouteam (1971, 2011), dont je vous conseille absolument la lecture.
Audrey Olivetti y analyse, entre autres, la réflexion de Pignon-Ernest et le sens de son gisant à répétition :

Sa réflexion le porte à vouloir exprimer les espoirs et la générosité de la Commune, malgré la répression brutale qui s'en est suivie; espoirs et générosité qui se sont retrouvés plus tard dans d'autres révoltes. Ainsi, naît le gisant qui, comme nous y reviendrons, est une figure dénuée de toute référence historique explicite.
(...)
Avec l'image du gisant, collée à des centaines d'exemplaires un peu partout dans Paris (à la Butte aux Cailles, sur les marches du Sacré-Cœur, sur le Boulevard Auguste Blanqui, sur les quais de Seine, sur les marches du métro Charonne, etc.), il y a un refus de la représentation directe, représentation au sens de «reconstitution». L'enjeu est de conjuguer une forme de réalisme avec l'aspect poétique que l'artiste cherche à révéler. Si l'image grandeur nature et le caractère figuratif de son dessin créent un effet de réel, ils évoquent aussi une«empreinte» d'où émerge l'idée dialectique de «présence / absence». La préférence pour une figure anonyme et deshistoricisée, ainsi que le choix des lieux où il va la coller témoignent de la multiplicité des enjeux qu'Ernest Pignon-Ernest cherche à dégager. Il n'est donc pas question de chercher à privilégier quelque héros que ce soit pour représenter une insurrection qui a d'abord et avant tout été le fait d'anonymes. Les espaces-temps s'entremêlent pour qu'une étrange rencontre sensible puisse se faire. La Commune resurgit aux dates d'anniversaire de sa mort. Son histoire mal connue et piétinée revient sous les traits d'un gisant, qu'on a du mal à identifier comme communard et sur lequel les passants marchent inévitablement. Seule la connaissance du contexte commémoratif pourrait laisser imaginer qu'il s'agit d'un de ces morts de la Semaine sanglante. Ces passants, ignorants pour la plupart les événements de mai 1871, gravissent les marches où sont collées les sérigraphies et illustrent ainsi, sans le vouloir, à la fois la répression de la Semaine Sanglante et l'histoire piétinée de la Commune. Violence physique et symbolique se rejoignent dans cet acte à la fois poétique et politique. Mais la Commune n'est pas la seule à être ainsi convoquée. Les lieux qu'Ernest Pignon-Ernest choisit pour ces collages sauvages élargissent le temps et l'espace. Une continuité des luttes se dessine entre l'épisode révolutionnaire et la résistance de la guerre 39-45 ou encore celle de la guerre d'Algérie. Ainsi, à côté des marches du Sacré-Cœur, ce sont aussi les quais de Seine ou le Métro Charonne qui servent de décor dramaturgique au gisant. Ernest Pignon-Ernest n'appose pas, il compose, il ne fige pas, il met en scène et c'est en ce sens que la ville, ses murs, ses recoins, ses trottoirs constituent autant d'éléments dramaturgiques qui structurent le cadre de la représentation.

Le 7 août 2019, le compte Twitter de Révolution XIXe revenait à Ernest Pignon-Ernest et la Commune de 1871. C'était à l'occasion du passage de l'artiste à 28 minutes, sur ARTE (cliquez ci-contre !), et d'une exposition à Avignon.

 

Ernest Pignon-Ernest : La Commune a 150 ans
Siné Mensuel, nº105, mars 2021 :
Pour célébrer la Commune (1871-2021), Ernest Pignon-Ernest, précurseur de l'art urbain en France avec ses dessins collés sur les murs du monde entier, nous offre cette œuvre inédite. Son expo, « Papiers de murs », organisée dans l'Atelier Grognard à Rueil-Malmaison est, hélas, fermée au public pour cause de Covid. Une vidéo de l'accrochage est disponible sur la chaîne Youtube de la ville.



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