mercredi 24 janvier 2018

Nouvelle traduction du Notre-Père

Il y a presque un mois, je reçus un courriel d'une élève dont l'esprit est toujours alerte et incisif :
Bonsoir,
Je vous joins une info très curieuse à propos du changement et "re-traduction" du Notre Père. Cette proposition trouve sa raison d'être dans quelques questions philologiques.
Qu'est-ce que vous en pensez? Quelles observations pourra-t-on faire à ce propos?
Merci beaucoup et bonnes fêtes.
Voici une réponse possible :


Bonsoir, Raquel,
merci pour ton courriel.

En effet, la traduction est un sujet majeur et une activité bourrée de pièges et de difficultés considérables car il est toujours question de comprendre des textes rédigés par des hommes dans des circonstances concrètes —qu'il faut connaître, tout comme leurs éventuels sous-entendus— et dans des buts déterminés, desseins qu’il faut déceler pour ne pas être la dupe des allusions plus ou moins dissimulées ou des ironies et autres sarcasmes.

Toute traduction peut refléter et transmettre des erreurs grossières de compréhension, des insuffisances dans la connaissance des deux langues (source et cible), des indigences référentielles, des manipulations... et nous, les philologues et les traducteurs, devrions d’essayer de faire face et à l'ignorance et à l'intoxication.

En ce qui concerne nos "textes sacrés", par exemple, j'ai acheté en 2001 la nouvelle traduction de la Bible proposée par Bayard, projet intéressant dans la mesure où "Pour la première fois, des spécialistes des langues et des textes bibliques (hébreu, araméen et grec) avaient collaboré plus de 6 ans avec des écrivains contemporains pour aboutir à une traduction entièrement renouvelée des textes bibliques."

Quant à l'information qui a attiré ton attention, l'Église catholique a institué en novembre, en effet, une nouvelle traduction pour le Notre-Père qui touche concrètement une phrase clé de cette prière. Les fidèles catholiques ne diront plus désormais : « Ne nous soumets pas à la tentation » mais « Ne nous laisse pas entrer en tentation ». Ce n’est plus Dieu qui soumet l'Homme (hommes et femmes !) à la tentation, non ; celle-ci surgit et il faut prier Dieu de nous aider à nous en écarter. Résultat : la nouvelle version déleste Dieu d'une responsabilité qu'on préfère accorder aux êtres humains.
À ce propos, l'essayiste cité par Le Figaro, Pierre-Henri d'Argenson, se pose une question tout à fait logique : Quel est le rôle de la tentation et du péché dans un univers créé par un Dieu Tout-Puissant ?
En fait, le sujet des traductions non convergentes comportant une responsabilité variable du "Père" se répète dans d’autres passages bibliques. Comme exemple, concernant la scène du jardin des oliviers, on trouve : "Mon Père, s'il est possible, que cette coupe s'éloigne de moi !" et "Père, si tu veux, éloigne de moi cette coupe ! ".

Tu permettras que ce ne soit pas à moi, enfant tala passé aux rangs de l'athéisme ou de l'irréligion au début de mon adolescence, de résoudre les contradictions théologiques (et non seulement scientifiques, politiques, économiques, sociales et esthétiques) d'une église monothéiste aussi terrestre, intéressée, extravagante et dévergondée que les autres. Je te signale seulement, dans le cas que tu évoques, que, selon le Nouveau Testament, ce fut Jésus qui instruisit ses apôtres en la matière, quand ils lui demandèrent comment prier. C’est ce que nous pouvons lire dans les évangiles de Matthieu (6: 9-13) et de Luc (11: 1-4), qui rapportent cette scène à quelques différences près. Dans l'évangile de Matthieu, elle est mentionnée dans le passage du Sermon sur la montagne et on lui consacre cinq versets ; dans l'évangile de Luc, juste quatre.
Voici la traduction de ses deux fragments selon l’édition de Bayard :

MATTHIEU :
"9 Voici donc comment prier.
Notre Père,
qui es aux cieux,
Tu es saint : fais-toi connaître.
10 Fais venir ton règne.
Que selon ta volonté tout s'accomplisse
tant sur la terre qu'au ciel.
11 Le pain de la journée,
donne-le-nous aujourd'hui.
12 Remets nos dettes
comme nous remettons à qui nous doit.
13 Ne nous mets pas à l'épreuve,
et garde-nous du mal.

LUC :
"11, 1 Voici ce qui est arrivé alors qu'il priait dans un endroit : il cesse ; un de ses disciples lui dit : Seigneur, apprends-nous à prier, comme Jean l'a aussi fait pour ses disciples.
2 Il leur a dit : Lorsque vous priez, dites :
"Père, soit ton nom reconnu saint.
Vienne ton règne.
3 Donne-nous chaque jour le pain qui nous est nécessaire.
4Tiens-nous quittes de nos fautes car nous tenons quitte chacun de nos débiteurs.
Ne nous mets pas à l'épreuve."

Ah, le sujet de la dette et ses mystères... En allemand, soit dit en passant, "dette" et "coulpe" (péché) se disent de la même manière : „Schuld“ (nom féminin).

Enfin, voici la communication de la Conférence des Évêques de France sur sa nouvelle position en la matière (c'est moi qui y mets du rouge) :
Le 3 décembre 2017, premier dimanche de l’Avent, une nouvelle traduction du Notre-Père entrera en vigueur dans toute forme de liturgie. Les fidèles catholiques ne diront plus désormais : « Ne nous soumets pas à la tentation » mais « Ne nous laisse pas entrer en tentation ». 

La nouvelle traduction de la sixième demande du Notre Père a été confirmée par la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements le 12 juin 2013, avec l’ensemble de la nouvelle traduction liturgique de la Bible, dont elle fait partie. Les évêques de France ont décidé, lors de leur dernière assemblée plénière de printemps (28-31 mars 2017), d’une entrée en vigueur de la nouvelle traduction du Notre Père le 3 décembre 2017. Ce jour qui est le premier dimanche de l’Avent marque en effet le début de la nouvelle année liturgique. (Dossier de presse)
Bayard et les évêques diffèrent, donc, considérablement, y compris à propos du terme central dans cette histoire : les exégètes de Bayard choisissent "épreuve" là où l'église renchérit sur "tentation" (1)... En tout cas, que personne ne s'affole, le message essentiel est toujours clair : Dieu examine et évalue comme un bon libéral.

Que la nouvelle année te tienne en joie et aussi curieuse et vive que d'habitude.


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(1) Le Petit Robert de la langue française définit Tentation comme suit :
Ce qui porte à enfreindre une loi religieuse, morale ; impulsion qui pousse au péché, au mal, en éveillant le désir.
Cette définition ne serait adéquate pour l'étymon latin temptatio qu'à partir de l'irruption du Christianisme, pas avant, évidemment. Avant son détournement sectaire, Temptatio était (cf. le dictionnaire de Félix Gaffiot) soit "atteinte, attaque de maladie", soit "essai, expérience"...

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