(Texte remanié le 19/10/2018, à l'occasion de la présentation de ce documentaire dans l'EOI de Embajadores, Madrid)
C'était la journée de clôture de la VIII Muestra de Cine y Trabajo, organisée par la Fundación Ateneo Cultural 1º de Mayo. Nous avons tout d'abord vu les quatre courts métrages qui étaient au palmarès de cette édition du festival ; ensuite,
Assämara, film tourné en Éthiopie qui montre notamment la lutte pour la vie des enfants d'Awassa ou Addis Abeba ; enfin,
Petite Espagne, film documentaire de Sophie Sensier (produit en 2006 par Yenta Production – 60 min – Couleur. Monteuse : Agnès Brucker. Sous-titres en castillan : Maite Imbernón).
Quel a été le déclic à l'origine de ce projet ? J'ai appris qu'il y a 7 ans, Sophie Sensier et Natacha Lillo (
1) ont passé un dimanche à manger, à boire et à causer dans
El Hogar de los Españoles, 10 Rue Cristino Garcia, 93210 Saint Denis, au nord de la Porte de la Chapelle, de Paris. Ce
foyer, situé à quelque 800 mètres du reluisant Stade de France, est le centre social de la
Petite Espagne, quartier développé par des immigrés espagnols, à provenance surtout d'Estrémadure (Mesas de Ibor, Losar et autres villages de la Vera...), qui ont afflué très spécialement à partir de 1920 sur la Plaine de Saint-Denis, cet espace encastré entre l'avenue Président Wilson et le fleuve, et appartenant aux communes de St-Ouen, St-Denis et Aubervilliers.
Le 5 octobre 2007 eut lieu le vernissage de l'exposition « Portraits de migrations, un siècle d'immigration espagnole en France » dans El Hogar de los Españoles. C’est grâce à l'
allocution de Antonio Casillas, son président, que j’eus vent d'un premier afflux d'Espagnols sur La Plaine remontant à des temps relativement reculés, ainsi que d'autres détails importants sur cette migration ibérique en Seine-Saint-Denis. En voici un extrait :
Dès les années 1860, de très jeunes immigrés espagnols sont recrutés dans deux grandes verreries du département de la Seine-Saint-Denis. Mais c'est au cours de la Première Guerre mondiale que des milliers d'espagnols viendront travailler dans les grandes usines métallurgiques et chimiques dont la production est alors destinée à l'effort de guerre. Les ouvriers firent face à d'importants problèmes de logement et à des conditions de travail éprouvantes.
C'est dans ce contexte, qu'en 1913, l'aumônier Gabriel Palmer convainc le roi Alphonse XIII de l'envoyer à Paris pour y « étudier les œuvres nécessaires pour améliorer les conditions de vie de nos compatriotes ». De cette mission et de son séjour à Paris va résulter la création du Patronage à la Plaine qui se fera exclusivement par des dons privés et sans aucun apport financier de l'État espagnol.
Les frères clarétains seront chargés de l'encadrement des activités du Patronage qui sera composé d'une église, d'un théâtre et d'un dispensaire médical. Mais c'est sur l'initiative d'un groupe d'ouvriers espagnols que sera constitué, le 19 août 1926, le Hogar de los Españoles et qui prendra la forme de Société de Secours Mutuels, c'est-à-dire « un groupement à but non lucratif de personnes physiques menant une action de prévoyance, de solidarité et d'entraide dans le domaine social ». Le Hogar avait donc pour but de venir en aide aux ouvriers espagnols en difficulté.
(...)
Au fil des années 1920 et 1930, les familles viennent rejoindre les ouvriers et s'installent durablement en créant une véritable colonie espagnole que l'on surnommera « La Petite Espagne ».
Mais c'est Natacha Lillo qui a mené à bien une recherche minutieuse là-dessus et nous apprend, entre autres :
En 1911, déjà 260 Espagnols vivent à St Denis, majoritairement dans le quartier de la Plaine (1) : 145 habitent avenue de Paris (2), surtout dans les immeubles de rapport des numéros 96 et 100 ; d’autres se sont installés à proximité, rue de la Montjoie. La rue de la Justice (3), qui deviendra après 1918 le cœur du quartier espagnol, ne compte alors que quatre foyers espagnols, regroupant 21 personnes, auxquels il faut ajouter les 10 habitants du passage Dupont.
Contrairement à ce qui se passera à partir des années 20, il ne s’agit pas majoritairement d’une immigration familiale : on ne compte que 35 couples et 57 jeunes enfants. Quatorze d’entre eux sont nés à St Denis, la plus âgée en 1907 et les deux plus jeunes en 1911, ce qui permet d’établir la date d’arrivée récente de leurs parents. Malgré sa « jeunesse », cette immigration compte déjà six couples mixtes franco-espagnols.
Vers 1910, il y avait eu, paraît-il, une première vague d'immigrés bretons et italiens, mais déjà dans les années 1930, on n'y trouve que des Espagnols —qui ont soutenu, pour la plupart, la République lors du putsch des généraux fascistes en 1936, ce qui leur coûterait plus tard, sous l'Occupation, un bon nombre de déportations à Mauthausen ou Ravensbrück. Ils ont éprouvé l'amertume de la défaite républicaine mais aussi l'euphorie de voir le 27 août 1944, avenue Président Wilson, des noms espagnols sur les chars d'assaut, les
tanks, des troupes du général Leclerc qui libéraient Paris.
Enfin, entre 1958 et 1970, la misère franquiste entraînera encore un flux énorme d'immigrés ibériques à Saint-Denis.
Le film de Sophie Sensier, court et touffu, explique sans ornement, en français et en castillan, souvent en tendre
fragnol, et grâce à un beau travail de montage, l'histoire émouvante de ce quartier —à travers des photos, quelques fragments vidéos, des images d'aujourd'hui et beaucoup de témoignages, dont un poème machadien, clair et net de Manuel García Montero.
Les Espagnols arrivaient dans des conditions très dures et de toutes les manières possibles pour fuir la misère et travailler dans les usines de gaz ou de soufre, la tréfilerie Mouton, la fonderie. Il y en avait même qui étaient contraints de traverser clandestinement la frontière des Pyrénées pour entrer en France (témoignage d'une spectatrice bien émue à la fin de la projection). Et la Plaine, au début, c'étaient les terrains vagues, les rats, les baraques, la boue, l'absence d'eau ou d'électricité, les lampes à pétrole, les fosses d'aisances communes, les pièces à partager et l'entassement concomitant, la culture des potagers, l'élevage des poules et des lapins... On pouvait louer une pièce à trois, par exemple, et chacun en disposait huit heures sur 24. Un jour, on a construit une première maison ; probablement grâce à l'effort de mains bandées, piquées par l'acide. Et, bien entendu, sur un terrain qui ne leur appartenait pas, comme il arrive toujours quand se dressent agglomérations d'habitations de fortune,
poblados chabolistas ou
favelas. Ces expatriés étaient illettrés, ils n'avaient pas pu aller à l'école. Et pourtant, Severiano Manglano, qui a vécu 17 ans de sa vie dans ces bidonvilles, en garde un bon souvenir ; il y en avait beaucoup dont la seule prétention était de gagner leur vie, et du pain et des pupitres pour leurs enfants.
Petit à petit, beaucoup de taudis ont été démolis, l'église du patronage est devenue un salon de fêtes et on bâtit aujourd'hui des habitations modernes sur les friches des usines désaffectées. Pour ne pas parler du colossal Stade de France. Mais on peut encore visiter "El Hogar de los Españoles".
Les uns sont restés en France, ainsi que leurs enfants ; d'autres sont rentrés en Espagne. Il y en a qui se sentent fiers d'être à la fois français et espagnols alors que d'autres lancent leur plainte entre deux chaises : ça fait mal que d'être
français en Espagne et
espagnol en France. Je me rappelle même un commentaire ironique là-dessus : "Ni Français ni Espagnols ; on est des Gitans". Une femme explique, plus ou moins,
pour moi, dix jours en Espagne, c'est trop : mes attaches sont en France. Chaque expérience est différente, comme chaque chair. Mais ces témoignages sont clés, incontournables, pour contrecarrer la prolifération de mythes intéressés à propos de l'émigration espagnole.
Merci, Sophie, merci Natacha, pour votre contribution comme passeuses de mémoire.
NOTE :
Justement, ces jours-ci, France Télévisions présente, avec Narrative, une coproduction de documentaires multimédia consacrés à l'émigration. On les diffuse sur le site de France 5, dans la collection "Portraits d'un nouveau monde". Vous y trouverez, par exemple, Un Somalien à Paris, de Patrick Zachmann, ou Au pied du mur, web documentaire de Romain de l'Écotais, réalisateur de 29 ans basé à Marseille qui, en 2005, a commencé à travailler sur la thématique de l'exil et du travail. Curieusement, il a dirigé des ateliers audiovisuels avec des jeunes d'Aubervilliers...
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À lire aussi sur le net :
Inès Edel García :
À la Plaine Saint Denis, la nostalgie de la « Petite Espagne », 13 octobre 2016 (reportage pour le Bondy Blog) :
Le quartier Cristino Garcia, autrefois fief espagnol de la Plaine Saint Denis, a connu d’importantes mutations. Les Espagnols ont progressivement cédé leur place à d’autres communautés et le quartier se métamorphose. Mais l’enclave reste un lieu de sociabilité incontournable pour la communauté espagnole francilienne.
Natacha Lillo : « LA PETITE ESPAGNE »- La naissance d'une communauté. Immigrés espagnols à La Plaine Saint-Denis au début du XXème Siècle, retirada37.com, 14 mars 2017. Lecture incontournable !
En savoir plus.
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1)
LILLO, Natacha : Espagnols en banlieue rouge, histoire comparée des 3 principales vagues migratoires à Saint-Denis et dans sa région au XXe siècle. 2 tomes et les annexes. Doctorat en IEP (Institut d'Études politiques, Histoire), 2001, dir. M Pierre Milza, IEP de Paris.
LILLO, Natacha : La Petite Espagne de la Plaine-Saint-Denis 1900-1980, éd. Autrement, avril 2004, 168 p. (coll. France d'ailleurs, Peuple d'ici). Sommaire :
La Plaine-Saint-Denis, lieu de mémoire ouvrière et immigrée, 1900-1920.
Précarité et solidarités à la Plaine dans l'entre-deux-guerres.
Les Espagnols dans la tourmente, 1930-1945.
Renouveau et déclin de la petite Espagne, des années 50 aux années 70.