La bataille de la Somme (1er juillet-18 novembre 1916), première offensive conjointe franco-britannique de la Grande Guerre,
ce furent 1,5 millions de morts en 4 mois et demi environ. Un désastre
colossal. Militairement, on l'appelle le Verdun des Anglais.
Quand je pense à cette Grande Guerre, à son horreur idiote, ma mémoire littéraire me renvoie à Die letzten Tage der Menschheit (Les Derniers jours de l'Humanité) de Karl Kraus ou au Voyage au bout de la nuit, de Louis-Ferdinand Céline (hélas, mais c'est comme ça)...
Après cette hécatombe de 4 ans, le maréchal Foch proposerait...
(...) la création d’une médaille commémorative commune à toutes les nations belligérantes alliées. Gravée librement par chaque nation, cette
décoration devait toutefois représenter à l’avers une victoire ailée et sur le revers l’inscription traduite dans la langue du pays « La Grande Guerre pour la Civilisation » sur un module en bronze d'un diamètre de 36 mm.
La Grande Guerre pour la Civilisation... Les malversations linguistiques ont la peau dure. D'après
une longue tradition de bourrage de crâne théo-patriotique, le ceinturon des soldats allemands
exhibait à son tour une inscription qui se passe toujours de commentaires : « Gott mit uns».
Le grand journaliste et dessinateur Joe Sacco a dessiné minutieusement le carnage du premier jour de la bataille de la Somme. Une entreprise qui lui a pris 8 mois.
Voici un entretien du 8 novembre 2018 entre Daniel Mermet et Giv Anquetil et Joe Sacco sur ce massacre du casse-pipe de 1914-1918 —Oh Barbara / Quelle connerie la guerre !—.
À l’occasion du 11 Novembre, qui commémore l’armistice qui mit fin à la Grande guerre, nous vous proposons de réécouter notre rencontre avec Joe Sacco, auteur d’une fresque dessinée sur la bataille de la Somme de 1916. Une rencontre mise en images avec les illustrations de Joe Sacco.
Vingt mille soldats britanniques tués ce jour-là. Dix mille dans la première heure. 58 000 victimes au total. La bataille la plus imbécile et la plus meurtrière de l’histoire, pire que Verdun. Malgré l’hécatombe, l’état-major s’entête. Plus d’un million de victimes en 108 jours, 442 000 morts, Britanniques, Allemands, Français, pour quelques arpents de terre.
Au cours de la semaine précédant l’assaut, l’artillerie britannique avait tiré 1 732 873 obus sur les lignes allemandes, 3 500 coups par minute, cinq obus pour chaque soldat allemand, le sang des artilleurs leur sortait des oreilles, le bruit était tel qu’on ne pouvait plus
penser.
L’assaut fut donné avec ordre de marcher au pas. Les Anglais furent
massacrés par paquet par les mitrailleuses allemandes. Au total, en cinq
mois, la bataille de la Somme fera un million de victimes. Un siècle
après, nous cherchons encore le sens de cet effroi. La terre vomit
toujours la guerre. Des obus éclatent encore, des ossements sont mis à
jour, on trouve un encrier, une fleur séchée, un carnet de croquis. (...) EN LIRE (ET ÉCOUTER) PLUS
Avec un livret intitulé 1er juillet 1916, contenant un préambule et des annotations de l'auteur, et une préface d'Adam Hochschild. Édition bilingue (français, allemand)
Le 1er juillet
1916 débutait la bataille de la Somme, la bataille la plus sanglante de
la Grande Guerre, avec près de 20 000 morts dès le premier jour. Joe
Sacco a voulu raconter cette terrible journée dans une fresque de plus
de 7 mètres de long. Ce livre panorama est accompagné d'un livret écrit
par l'historien américain Adam Hochschild qui explique heure par heure
le déroulement de cette journée historique. Il est rédigé en français et
en allemand.
Alors qu'on nous rend compte ces jours-ci de la parution d'un nouveau documentaire [que je n'ai pas encore vu] intitulé Décolonisations, du sang et des larmes, de Pascal Blanchard et David Korn-Brzoza, je vous rappelle qu'il faut se dépêcher pour pouvoir visionner encore sur ARTE, en ligne et gratuitement, une série documentaire à ne pas louper : Décolonisations, mise en antenne par ARTE le 7 janvier 2020.
Parce qu'il faut continuer à connaître et colporter la vraie histoire du Capitalisme, autrement dit, à faire/suivre des cours de contre-histoire du libéralisme, idéologie suprémaciste, de classe et donneuse de leçons par-dessus le marché qui n'a jamais eu rien à voir avec l'émancipation de tous, mais qui a produit sur tous les continents une réalité de sang et de souffrances, de tortures et d'amputations, de racisme et d'esclavage, de génocide et d’exploitation, de mépris et de condescendance, d'impérialisme ou colonialisme, et plus tard de postcolonialisme —Tout cela n'est que du Capitalisme, Lamine Senghor dixit... Liberté, c'est le nom que le libéral —l'avidité— donne à l'Argent.
Bref, une réalité de brutale Occupation et de Résistance —qui se battait pour se libérer... de nous.
Les trois volets de Décolonisationspuisèrent des images et des documents dans une grande variété d'archives et sont durs à voir ; pourtant, ce film renversant et bouleversant —qui n'illustre que 150 ans de pillages— ne constitue qu'un très bref résumé d'une trop longue histoire de cruauté exquise. Musique merci, la bande-son de la série aide énormément à respirer. Dessins merci, la bande-dessinée illustrant la série réduit la teneur de l'horreur, soulage.
Disponible du 02/07/2020 au 31/10/2020 - Sous-titrage malentendant
À contre-courant de l'histoire officielle des colonisateurs, cette fresque percutante inverse le regard pour raconter, du point de vue des colonisés, cent cinquante ans de combat contre la domination, et faire résonner au présent un déni qui perdure.
Comment synthétiser, en moins de trois heures, cent cinquante ans d'une histoire planétaire dont les non-dits, comme les dénis, réactivent au présent fractures et polémiques ? Pour retracer ce passé occulté qui continue de concerner intimement chacun d'entre nous, les auteurs ont choisi de tisser chronologiquement grande et petites histoires, continents et événements, avec des partis pris percutants. D'abord, en racontant l'histoire du point de vue des colonisés, ils prennent le contre-pied d'un récit historique qui jusque-là, si critique puisse-t-il être envers les crimes de la colonisation, reflète d'abord le regard de l'Europe colonisatrice. Ensuite, parce qu’embrasser l'essentiel des faits intervenus sur près de deux siècles dans des pays aussi différents, par exemple, que l'Inde et le Congo relève de l'impossible, ils ont préféré braquer le projecteur sur une série de destins et de combats emblématiques, certains célèbres, d'autres méconnus. De Lakshmi Bai, la princesse indienne qui mena la première lutte anticoloniale en 1857-1858, lors de la révolte des cipayes, aux vétérans Mau-Mau qui obligèrent en 2013 la Couronne britannique à reconnaître les atrocités perpétrées contre eux au Kenya soixante ans plus tôt, leur fresque en trois volets s'autorise l'ellipse pour mettre en évidence ces continuités et ces similitudes qui, d'hier à aujourd'hui, recoupent les lignes de faille de la mondialisation. Dit par l'acteur Reda Kateb – dont le grand-oncle Kateb Yacine est d'ailleurs l'une des figures du combat anticolonial ici ramenées au premier plan –, le commentaire coup de poing déroule un récit subjectif et choral. Portée aussi par des archives saisissantes et largement méconnues, des séquences d'animation, des extraits de films, de Bollywood à Nollywood [industrie du cinéma du Nigéria], et une bande-son rock et hip-hop débordante d’énergie, cette histoire très incarnée des décolonisations met en évidence la brûlante actualité de l'héritage commun qu'elle nous a légué.
1. L'apprentissage
« Ça commence où, la lutte ? Dans
quelle gorge il se forme le premier cri de la révolte ? Dans celle d’Amankwatia,
le général en chef des Ashantis en guerre contre les Britanniques en 1874 ?
Dans celle du Sultan d’Aceh qui refuse en 1873 de se soumettre aux Hollandais ou dans celle de la chef Lalla Fatma N’Soumer qui mène au combat contre la France en 1854 les tribus unies de Kabylie ? Toutes ces luttes ont existé, toutes ont ensemencé l’avenir, mais aucune n’aura autant d’écho que celle qui commence en Inde en 1857, une guerre totale qui embrase tout un sous-continent. Les Anglais l’appelleront « la révolte des Cipayes », les Indiens la célébreront comme la 1re guerre d’Indépendance. C’est une femme qui va incarner cette lutte formidable. Son nom ? Manikarnika Tambe, la reine de Jhansi. [Elle était née à Varanasi (Bénarès). Son prénom est l’un des noms de Ma Ganga, le Gange. Lors de son mariage avec Gangadhar Rao, le maharaja de Jhansi, elle prit le nom de Lakshmî Bai. Au décès de son mari, elle lui succéda sur le trône. Mais au bout de 4 mois, la Compagnie des Indes Orientales annexa son royaume sans autre forme de procès. En mai 1857, la révolte des Cipayes éclata. Manikarnika remonta sur le trône, créa un bataillon de 14 000 femmes combattantes et organisa la résistance…] »
De la révolte des cipayes de 1857 à l'étonnante République du Rif,
mise sur pied de 1921 à 1926 par Abdelkrim el-Khattabi avant d'être écrasée par
la France, ce premier épisode montre que la résistance, autrement dit la
décolonisation, a débuté avec la conquête. Il rappelle comment, en 1885, les
puissances européennes se partagent l'Afrique à Berlin, comment les Allemands
commettent le premier génocide du XXe siècle en Namibie, rivalisant avec les
horreurs accomplies sous la houlette du roi belge Léopold II au Congo. Il
retrace aussi les parcours de l'anthropologue haïtien Anténor Firmin, de la
Kényane Mary Nyanjiru, de la missionnaire anglaise Alice Seeley Harris ou de
Lamine Senghor, jeune tirailleur sénégalais devenu militant communiste et anticolonialiste.
Disponible du 02/07/2020 au 31/10/2020 - Sous-titrage malentendant Ce deuxième épisode, de 1927 à 1954, est celui de l’affrontement,
de l'Algérie à l'Inde, en passant par les figures de Hô Chi
Minh, futur vainqueur de Diên Biên Phu, ou de Wambui Waiyaki, intrépide
jeune recrue des Mau-Mau.
Ce deuxième épisode, de 1927 à 1954, est celui de l’affrontement. Que ce soit à
travers la plume de l’Algérien Kateb Yacine, qui découvre à 15 ans, en 1945,
lors du massacre de Sétif, que la devise républicaine française, tout juste
rétablie, ne vaut pas pour tout le monde, ou celle de la poétesse Sarojini
Naidu, proche de Gandhi, qui verra en 1947, dans le bain de sang de la
partition de l'Inde, se briser son rêve de fraternité, un vent de résistance se
lève, qui aboutira dans les années 1960 à l’indépendance de presque toutes les
colonies. Mais à quel prix ? Cet épisode suit aussi les combats de
l'insaisissable agent du Komintern Nguyên Ai Quoc ("le Patriote"),
qui prendra plus tard le nom de Hô Chi Minh, futur vainqueur de Diên
Biên Phu, ou celui de Wambui Waiyaki, intrépide jeune recrue des Mau-Mau.
Disponible du 02/07/2020 au 31/10/2020 - Sous-titrage malentendant
Des indépendances à l’ère de la postcolonie, ce troisième et dernier épisode, de 1956 à 2013, s'ouvre avec les mots du psychiatre antillais Frantz Fanon, qui rejoint les maquis du FLN en Algérie.
Des indépendances à l’ère de la postcolonie, ce troisième épisode, de 1956 à
2013,s'ouvre avec les mots du psychiatre antillais Frantz Fanon (Peau
noire, masques blancs, 1952), qui rejoint les maquis du FLN en Algérie. Il
se poursuit dans l’Inde d’Indira Gandhi, qui se dote de la bombe atomique, dans
le Congo sous influence de Mobutu ou dans le Londres de 1979, secoué
par la révolte du quartier d’immigration de Southall, pour s'achever
avec l'essor d'un cinéma 100 % nigérian dans les années 1990 et la victoire
juridique des derniers Mau-Mau face au gouvernement britannique.
«
On a essayé d'avoir un récit qui soit efficace, tenu, ce qui était effectivement un défi dans la mesure où on traite de trois continents, c'est à dire l'Asie, l'Afrique et l'Europe, le continent colonisateur. Et pour ça, on s'est dit qu'on allait partir sur beaucoup d'histoires très précises. Un événement qui s'est passé en Inde parle pour d'autres événements qui se seraient passés en Indochine ou même en Algérie, et dont on ne parle pas dans la mesure où on raconte aussi l'histoire de cette libération, mais de la libération d'un impérialisme très particulier, qui est ce que certains historiens appellent maintenant l'impérialisme collectif européen. »
Ce qui donne la force de ce récit est d'entendre ces citations, c'est de les entendre du point de vue du tirailleur sénégalais ou du point de vue du colonisé. On le ressent beaucoup plus dans la chair. Ce n'est pas juste une posture intellectuelle, un débat sur le racisme, c'est quelque chose qu'on ressent, qui est vécu. Tous nos personnages ont ça en commun : de vivre chacun une des facettes du colonialisme. C'est ce que permet aussi cette myriade de personnages, c'est de voir tous les aspects de la colonisation, de voir par quels biais elle s'est imposée, de voir la multiplicité d'expériences et de sensations à travers nos personnages, pour enfin, finalement, rendre la libération et la victoire encore meilleure. »
Voici une vidéo mise en ligne le 22 octobre 2020. Un ras-le-bol se lâche. Le chirurgien Jean-Jacques Houben décrit la situation de l'hôpital, accuse et pose des questions en Belgique, mais il aurait pu en faire autant dans n'importe quel pays de la globalisation libérale désastreuse, car la situation dénoncée ne concerne pas que tel ou tel pays, mais tout un système criminel.
COUP DE GUEULE du Dr. Jean-Jaques Houben, de l'hôpital Erasme en Belgique
« J’accuse, je persiste et je signe.
En Belgique, en 2 000, il y avait assez d’hôpitaux, assez de lits et assez de personnel soignant. En 20 ans, on a non seulement fermé onze hôpitaux bruxellois, mais dans les 17 restants, on a fermé plus de 3 000 lits. Plus de 50 000 lits fermés en Belgique en 20 ans.
La durée de la vie professionnelle d’une infirmière est de 14 ans ; plus de 60% des infirmières belges ne pratiquent plus de clinique. Cessez de mentir aux gens. Il y a suffisamment de lits hospitaliers, mais ils sont fermés ou convertis en bureaux. Il y a des milliers d’infirmières compétentes disponibles, mais vous les avez perdues, parce que vous les avez méprisées, traitées de bonniches et sous-payées.
Après avoir privé la santé publique de moyens, vous avez détruit des stocks stratégiques, démonté des circuits logistiques, vous avez favorisé des monopoles pharmaceutiques scandaleux par une législation des marchés publics qui a tué nos fabricants locaux et engraissé des holdings internationaux.
La pandémie du COVID a démarré il y a près d’un an. Le commun des mortels connaît le COVID depuis 240 jours et 240 nuits. Interdire de travailler, interdire d’apprendre, de soigner, interdire d’opérer, de sortir, de se cultiver, interdire de fêter, de se marier, même d’aimer, interdire de voyager, même mourir dans la dignité et oxygéné est interdit. Mais qu’avez-vous fait à part passer quelques nuits à vociférer, insulter, négocier des accords dont on ignore tout ? Au lieu d’interdire, avez-vous multiplié les sources de matériel ? Avez-vous rouvert des lits hospitaliers ? Avez-vous préparé les laboratoires de dépistage ? Avez-vous recontacté les milliers d’infirmières compétentes en proposant un statut de crise pour qu’elles dépannent ? Avez-vous sollicité les médecins privés d’activité pour aider les généralistes submergés ? Avez-vous achalandé les pharmacies en masques, en vaccins antigrippaux, par exemple ? Avez-vous anticipé ? Avez-vous financé des centres de dépistage de crise pour la seconde ou la troisième vague ? Avez-vous équipé les O pour soigner dignement nos vieux ? Allez-vous instaurer des procédures de vidéo-teaching pour les écoles, pour les professeurs, réengager des centaines de professeurs compétents en pré-retraite ? Que nenni… Pour défendre un État, il faut réfléchir, écouter, reconnaître ses erreurs et, surtout, les corriger. Il faut agir et non tergiverser. Vous avez le temps de fermer les restaurants et les blocs opératoires, le temps de fermer le Bois de la Cambre [grand poumon vert bruxellois] et de faire des pistes cyclables, le temps de verbaliser et de juger ; le reste, vous n’avez encore rien à prouver : vous n’êtes ni des hommes ni des femmes d’État. »
Non, en effet, ils/elles ne sont ni des hommes ni des femmes d'État, loin de là. Ou si, ça dépend ; cela dépend du concept d'État que l'on ait. En tout cas, ils/elles ne sont pas là pour défendre l'intérêt commun (ça se saurait !), mais pour favoriser coûte que coûte les grandes affaires, le Grand Capital pour lequel ils/elles travaillent avec acharnement, donc, contre tout sens commun, contre tout bien commun.
(...) And so ‘the yearning peoples appear, wearied with struggle and way-worn: “I have no liberty, I have no equality, I have no fraternity.”’ But the bourgeois ‘goes on muttering incoherent phrases about progress and liberty’. [Et ainsi « apparaissent les peuples bouillants d'impatience, fatigués par la lutte et usés par la route : “Je n'ai pas de liberté, je n'ai pas d'égalité, je n'ai pas de fraternité” ». Mais le bourgeois « continue à marmonner des phrases incohérentes sur le progrès et la liberté »] Pankaj Mishra, At the Helm of the World, London Review of Books, Vol. 39 No. 11 · 1 June 2017, excellente recension de The Discovery of Chance: The Life and Thought of Alexander Herzen, par Aileen Kelly. Les citations correspondent justement à Alexandre Herzen (1812-70).
Il y en avait qui croyaient que cette pandémie exceptionnellement létale serait une belle occasion pour que la donne changeât, n'est-ce pas ? Il n'en fut rien, loin de là. Eh ben, quand dans ce contexte, la tergiversation, l'absence de mesures dans le sens de l'humanité et la suite dans les idées prédatrices sont les réponses permanentes dans tous nos pays développés à vos questions, M. Houben, il faut commencer à surtout ne pas se leurrer là-dessus. Car il ne faut pas être docteur pour saisir la force d'attraction et de production de sociopathes de ce système sans États d'âme, ou pour observer sa flèche. Tout choc —survenu, produit ou mélange des deux— devient pour eux source d'opportunité, c'est-à-dire, l'occasion de se hâter à progresser à fond dans la feuille de route de leur religion définitive. Nos dirigeants sont des liquidateurs à gages qui commettent certainement des bavures, car ils sont trop médiocres (cf. ici, ici et là), mais ce ne sont certainement pas les erreurs suggérées par la ferme et digne dénonciation du Dr. Houben, pour laquelle néanmoins, je le remercie très sincèrement.
Justement, le journaliste Sébastien Fontenelle nous rappelle la publication en 2017 sur Retronews (le site de presse de la BnF) d'un écho historique de presse concernant le mythe de l'extrême droite des années 1920 : le « judéo-bolchevisme ». Rappel pertinent pour ne pas oublier l'utilité de la prestidigitation et de la chasse aux sorcières pour les puissances d'argent —traditionnellement très à l'aise avec tous les intégrismes religieux, qu'ils soient chrétiens, juifs ou musulmans, querelles de famille à part—, raison pour laquelle la Libre Parole de la Presse Libre et Plurielle s'y met en chœur écholalique à fond la caisse. Plus ça change, plus c'est la même chose, aurait dit mon ami Golo Mann.
Voici le début de cette lecture instructive que nous devons au journaliste Pierre Ancery :
Après
1917 se diffuse en Europe le fantasme selon lequel les Juifs contrôlent
le mouvement bolchevik. En France, l'idée irrigue toute l'extrême
droite antisémite et anticommuniste.
Après
la Révolution d'octobre 1917, une thèse antisémite se répand partout en
Europe : les Juifs, à l'origine d'un « complot mondial », seraient les
véritables artisans de la conquête du pouvoir par les bolcheviks en
Russie et viseraient à étendre leur domination sur le reste de
l'Occident.
Une
idée relevant totalement de l'amalgame et du fantasme, le rôle joué par
la minorité juive de Russie dans la Révolution ayant été déformé et
exagéré, entre autres par la propagande d'une partie des Russes blancs
fidèles au tsar. Certains émigrés russes ont en effet crédité les Juifs
des tueries commises après la Révolution, en particulier le meurtre de
Nicolas II et de sa famille en 1918, décrit comme un « crime rituel » juif, comme le rapporte notamment Pierre-André Taguieff dans son ouvrage « La judéophobie des modernes ».
À noter que dès le XIXe
siècle, les mouvements conservateurs antisémites avaient attaqué les
idées marxistes en insistant sur les origines juives de Karl Marx.
Trotski sera attaqué pour les mêmes motifs.
En
France, ce mythe conspirationniste, alliant haine des Juifs et
détestation du communisme, se développe aussi et vient se greffer sur un
antisémitisme préexistant. Dans l'entre-deux-guerres, il est repris par
toute une partie de la presse – y compris non partisane : en 1920, dans
un reportage de Louise Weiss intitulé « Le chaos bolchevique », Le Petit Parisien rapporte en une ces propos d'un anonyme « envoyé en mission à Moscou par un gouvernement étranger » :
Pierre Tevanian a l'habitude d'écrire des articles médités, touffus et sensés. Lisez son papier intitulé Je suis prof publié dans le site de Les Mots sont importants. Seize brèves réflexions contre la terreur et l’obscurantisme, en hommage à Samuel Paty, professeur d'Histoire affreusement assassiné à Conflans-Sainte-Honorine le 16 octobre 2020.
____________________________________ Mise à jour du 1er novembre 2020 :
Je relaie ci-dessous un texte instructif d'Éric Fassin très en rapport avec ce billet. Il l'a publié aujourd'hui sur son blog Identités politiques hébergé par MEDIAPART :
Qui est complice de qui? Les libertés académiques en péril
Professeur, me voici aujourd’hui menacé de décapitation.
L’offensive contre les musulmans se prolonge par des attaques contre la
pensée critique, taxée d’islamo-gauchisme. Celles-ci se répandent, des
réseaux sociaux au ministre de l’Éducation, des magazines au Président
de la République, pour déboucher aujourd’hui sur une remise en cause des
libertés académiques… au nom de la liberté d’expression !
En effet, on dirait qu'elle est toujours là, on peut l'entendre, on l'entend très volontiers, voix et présence, présence et voix. Oui, faites-vous plaisir et ne ratez surtout pas ce podcast (accessible sur le site actuel de Là-bas si j'y suis) —on dirait de l'au-delà, tellement les temps sont à l'opprobre—, voix, sens, échos et musique.
Au milieu des années 1980, les auditeurs retrouvaient Daniel Mermet sur une station de radio publique, France Inter, du lundi au vendredi —en 1983-1984 entre 14h45 et 15h— avec son émission « Si par hasard au piano-bar ». Cet entretien avec Gréco eut lieu en 1984, quand les libéraux n'étaient pas
encore omnipotents et que l'on pouvait encore discuter dans les média ;
les gens n'étaient pas forcément frappés d'écholalie, les formules et leurs tendances
n'avaient pas encore enseveli la musique et la chanson, la radio était
une compagnie incontournable... Un pur régal. Merci Mermet (et ses pairs).
JULIETTE GRÉCO dans l’émission de Daniel Mermet « Si par hasard au piano bar » (1984) [PODCAST : 59’20]
En 1984, sur France Inter, j’étais à la recherche de mon père, Charlie, musicien volage et baroudeur. Il était quelque part, mais où ? Et qui était-il au juste ? L’émission s’intitulait « Si par hasard au piano bar », réalisée par l’excellent Gilles Davidas. Chaque jour, un invité, artiste ou voyageur, venait me parler de Charlie, mon père.
Juliette Gréco l’avait rencontré au temps de Saint-Germain-des-Prés. Une occasion de parler de lui (un peu) et d’elle (surtout) qui avait fait de sa vie un roman. Trente six ans après nous avons retrouvé cette émission dans les archives. Voici la preuve que la mort n’effacera jamais sur le sable les pas des amoureuses insoumises.
Daniel Mermet
Elle est toujours là, mais en même temps, les journaux signalent que Juliette Gréco est décédée ce dernier mercredi 23 septembre, à 93 ans. À cette occasion, de mémoire, L'INA se rappelle son interprétation de "Si tu t'imagines", chanson de Queneau/Kosma. Et combien je déteste l’usage profane de ce mot de muse (lire ci-dessous) appliqué à une souveraine de la liberté, de la vie et des inflexions bouleversantes...
Juliette Gréco s'est éteinte ce mercredi à l'âge de 93 ans. La chanteuse a interprété de nombreux poètes dont Raymond Queneau et son célèbre poème "Si tu t'imagines".
Le 13 juillet 1962, dans l'émission Gros plan,Juliette Gréco interprétait Si tu t'imagines, un poème de Raymond Queneau sur l'impermanence de la jeunesse, mis en musique par Joseph Kosma et créé par Juliette Gréco en 1947 sur les conseils Jean-Paul Sartre.
Ce texte, à l'instar du "carpe diem" latin appelle à profiter de la jeunesse, qui comme les roses, ne dure qu'un instant. Queneau s'amuse dans ces strophes par une liberté de ton et d'écriture. Cette liberté si chère à la muse de Saint-Germain-des-Prés et qu'elle contribuera largement à diffuser à travers son répertoire.
Si tu t'imagines, si tu t'imagines, fillette fillette, Si tu t'imagines xa va xa va xa va durer toujours La saison des za saison des za saison des amours Ce que tu te goures, fillette fillette, ce que tu te goures.
Si tu crois, petite, si tu crois ah ah que ton teint de rose Ta taille de guêpe, tes mignons biceps, tes ongles d'émail Ta cuisse de nymphe et ton pied léger. Si tu crois xa va xa va xa va durer toujours Ce que tu te goures, fillette fillette, ce que tu te goures
Les beaux jours s'en vont, les beaux jours de fête Soleils et planètes tournent tous en rond Mais, toi, ma petite, tu marches tout droit Vers c’que tu vois pas ; très sournois s'approchent La ride véloce, la pesante graisse, le menton triplé Le muscle avachi... Allons, cueille cueille, les roses les roses Roses de la vie et que leurs pétales soient la mer étale De tous les bonheurs, de tous les bonheurs. Allons, cueille cueille, si tu le fais pas Ce que tu te goures, fillette fillette, ce que tu te goures
Dans un entretien avec Grégoire Leménager —publié par Le Nouvel Observateur (nº 2451, le 27 octobre 2011)—, Michelle Vian, première femme de Boris Vian, livrait des souvenirs du Saint-Germain-des-Prés du temps des zazous, ces jeunes oiseaux de nuit, élégants et pétulants, qui adoraient les livres et le jazz...
Saint-Germain-des-Prés
« On a fait Saint-Germain en y important le jazz. Comme il y avait des gens très intelligents qui fréquentaient le café de Flore, les Deux-Magots et Lipp, c’était un carrefour formidable. Boris et moi y allions pour retrouver l’équipe des «Temps Modernes», Sartre et les autres.
Quand on voulait du jazz, on allait au Lorientais l’après-midi, puis on continuait au Tabou. Je surveillais les entrées avec Anne-Marie Cazalis et Juliette Gréco, nous étions les psychologues de service. Les types qui ne nous plaisaient pas, on leur disait «Vous n’entrez pas». Mais on laissait entrer des types qui n’avaient pas un rond quand ils étaient intéressants, c’est-à-dire quand ils avaient un livre sous le bras: on exigeait des livres. Les étrangers aussi, on les acceptait. A condition qu’ils soient un peu littéraires. C’est comme ça que le Tabou s’est formé, peu à peu. C’était ouvert et c’était fermé. On ne laissait pas entrer n’importe qui, et en même temps, les gens qui entraient étaient n’importe qui. Je crois qu’on y voyait les types sympas.
C’étaient Anne-Marie Cazalis et Juliette Gréco qui avaient trouvé, rue Dauphine, ce café qui fermait très tard parce qu’il était fréquenté par les types des Messageries. Gréco avait eu l’idée de demander leur cave. Il n’y avait pas de salle pour les zazous, c’est pour ça qu’ils sont allés dans les caves. Ce n’est pas seulement à cause du bruit, c’est parce qu’il n’y avait rien. Les types ont dit d’accord. Il a fallu enlever le charbon, c’était humide, dégueulasse. Cazalis et Gréco ont entraîné là ceux qui, les premiers, ont fait le Tabou ; c’est-à-dire Merleau-Ponty et Queneau. »
(...) Seule une interprétation psychanalitique du problème noir peut révéler les anomalies affectives responsables de l'édifice complexuel. Nous travaillons à une lyse totale de cet univers morbide. Nous estimons qu'un individu doit tendre à assumer l'universalisme inhérent à la condition humaine.
Heureux qui comme moi jouissent de bons amis, comme J., au flair aigu, qui me filent leurs tuyaux. J'apprends donc, grâce à un vieux copain, qu'on peut écouter, encore sur France Culture, une série documentaire —produite par la chercheuse en Sciences Humaines Anaïs Kien, réalisée par Séverine Cassar— sur le très grand Frantz Fanon (1925-1961), éminent psychiatre martiniquais, résistant anticolonial actif (membre du FLN algérien) et analytique, essayiste subversif pourfendeur des théories et des pratiques raciales-suprémacistes (expliquant les complexes et de supériorité et d'infériorité), et auteur notamment de Peau noire, masques blancs (Seuil, 1952) et Les Damnés de la terre(Éd. François Maspero, 1961). Il est enterré à Aïn Kerma (Algérie) conformément à ses dernières volontés.
Son engagement algérien était un engagement anticolonial. Grâce à Sara Boumghar (Libération, 12/07/2019), je découvre aujourd'hui un extrait qui définit très bien l'homme et ses positions :
Dans sa lettre de démission de l’hôpital de Blida, où il exerçait comme psychiatre, adressée en 1956 à Robert Lacoste, alors gouverneur de l’Algérie, lui vaut par ailleurs un arrêté d’expulsion du territoire algérien, daté de 1957. Cette lettre, dans laquelle il critique vivement la colonisation française en Algérie, est disponible intégralement dans son recueil d’essais Pour la révolution africaine, dont voici un extrait :
«Mais que sont l’enthousiasme et le souci de l’homme si journellement la réalité est tissée de mensonges, de lâchetés, du mépris de l’homme. Que sont les intentions si leur incarnation est rendue impossible par l’indigence du cœur, la stérilité de l’esprit, la haine des autochtones de ce pays ? La Folie est l’un des moyens qu’a l’homme de perdre sa liberté. Et je puis dire que placé à cette intersection, j’ai mesuré avec effroi l’ampleur de l’aliénation des habitants de ce pays. Si la psychiatrie est la technique médicale qui se propose de permettre à l’homme de ne plus se sentir étranger à son environnement,
je me dois d’affirmer que l’Arabe, aliéné permanent dans son pays, vit dans un état de dépersonnalisation absolue.»
La série d'Anaïs Kien comporte 5 épisodes de 109 minutes. Elle permet d'écouter les témoignages, explications et remarques d'une trentaine d’intervenants :
Emblème de la lutte anticoloniale à travers son engagement dans la guerre d’Algérie aux côtés du FLN, il a marqué de son empreinte la fin des empires coloniaux et sa pensée révolutionnaire inspire de nombreux combats, des Black Panthers aux Palestiniens, en passant par les militants anti-apartheid.
Engagé politique et soignant, Frantz Fanon est né aux Antilles françaises dans l’entre-deux guerres. Il est devenu l’emblème de la lutte anticoloniale à travers son engagement dans la guerre d’Algérie aux côtés du FLN et grâce à son travail psychiatrique sur l’aliénation coloniale dans ses principaux ouvrages :Peau noire, masques blancsetLes Damnés de la terre. Mort en 1961 à 36 ans, quelques mois à peine avant l’indépendance algérienne, il a marqué de son empreinte la fin des empires coloniaux et sa pensée révolutionnaire inspire de nombreux combats, des Black Panthers aux Palestiniens, en passant par les militants anti-apartheid d’Afrique du Sud.
Gaël Faye, lauréat du prix du roman des étudiants France Culture - Télérama 2016, lit les textes de Frantz Fanon.
Après des recherches universitaires sur l'histoire de la liberté d’expression et l’invention des médias libres,Anaïs Kienintègre l’équipe de l’émission d’Emmanuel Laurentin La Fabrique de l’histoire en 2005 où elle signe plus d’une centaine de documentaires et co-anime les débats. A la rentrée 2019, elle accompagne la création de la nouvelle émission quotidienne d’histoire de France Culture Le Cours de l’Histoire où elle propose chaque jour une chronique Le Journal de l’Histoire.A l'été 2020, elle conçoit la Grande traversée consacrée à Frantz Fanon.
VOLETS de cette série :
1) Frantz Fanon : la violence en héritage ? Comment Fanon est-il devenu le défenseur de la violence politique ? Peu avant sa mort, il rencontre Sartre et passe trois jours à Rome sans presque dormir, qui aboutissent à la préface par le philosophe des "Damnés de la terre". Livre référence pour tous les peuples en quête d’émancipation.
2) Frantz Fanon et les Antilles, la matrice d'un regard sur les sociétés coloniales. Frantz Fanon a fait de son pays natal, la Martinique, son premier champ d’exploration de l’aliénation des peuples colonisés et des colonisateurs. S’il est oublié après son départ, les premiers mouvements nationalistes convoquent ses écrits pour penser la place des Antilles françaises.
3) Frantz Fanon, l'expérience vécue du racisme colonial sur le front de la Deuxième Guerre mondiale. Frantz Fanon s’engage bien avant l’âge requis pour défendre la France Libre face au nazisme. Blessé et décoré, il en revient choqué et transformé après avoir fait l’expérience du racisme colonial. Une rupture matricielle qui l’amène à s’attaquer à la déconstruction de la fabrique du colonialisme.
5) Frantz Fanon au combat, un psychiatre dans la guerre d'Algérie. En 1956, Fanon s’engage dans sa deuxième guerre. Cette fois-ci, ce n’est plus pour défendre les valeurs républicaines françaises face au fascisme mais contre l’ordre colonial de son empire sur le territoire où s’écrit la forme la plus violente de la colonisation et de sa contestation : l’Algérie.
Cette série de France Culture sur Frantz Fanon s'inscrit dans un groupe d'émissions à but mémoriel proposées par la station publique française. Céline Leclère l'explique :
Dans la nuit du 22 août 1791 commence à Saint-Domingue (aujourd'hui
Haïti et République dominicaine) une violente insurrection d'esclaves
qui va être le point de départ de l'abolition de la traite négrière
outre-Atlantique. Depuis 1998, et en référence à cet événement, la date
du 23 août a été retenue pour la Journée internationale du souvenir de
la traite négrière et de son abolition. Une histoire et une mémoire qui
s'expriment cette semaine sur France Culture portées par différentes
voix. C'est d'abord Frantz Fanon
qui a fait de sa Martinique natale son premier terrain d'observation
des processus d’aliénation à l'oeuvre dans les sociétés coloniales. Puis le documentariste autrichienHubert Sauper qui est allé filmer les enfants de La Havane, qui fut l'un des plus importants ports de la traite des esclaves. Avec Epicentro,
le documentariste autrichien décèle à Cuba les traces toujours vives de
la première des manifestations de l'impérialisme occidental. Enfin,
c'est le duo électro Drexciya, issu de la scène techno de Detroit
qui invente, dans les années 1990 et à grands renforts de
synthétiseurs, une variation inattendue à partir de cette histoire : une
Atlantide bâtie sous l'océan par des esclaves africains. Bonnes
écoutes, et à la semaine prochaine !
Le nom de Frantz Fanon (1925-1961),
écrivain, psychiatre et penseur révolutionnaire martiniquais, est
indissociable de la guerre d’indépendance algérienne et des luttes
anticoloniales du XXe siècle. Mais qui était vraiment cet homme au destin fulgurant ?
Nous le découvrons ici à Rome, en août 1961, lors de sa légendaire et
mystérieuse rencontre avec Jean-Paul Sartre, qui a accepté de préfacer Les Damnés de la terre,
son explosif essai à valeur de manifeste anticolonialiste. Ces trois
jours sont d’une intensité dramatique toute particulière : alors que les
pays africains accèdent souvent douloureusement à l’indépendance et que
se joue le sort de l’Algérie, Fanon, gravement malade, raconte sa vie
et ses combats, déplie ses idées, porte la contradiction au célèbre
philosophe, accompagné de Simone de Beauvoir et de Claude Lanzmann.
Fanon et Sartre, c’est la rencontre de deux géants, de deux mondes, de
deux couleurs de peau, de deux formes d’engagement. Mais la vérité de
l’un est-elle exactement celle de l’autre, sur fond d’amitié et de
trahison possible ?
Ce roman graphique se donne à lire non seulement comme la biographie
intellectuelle et politique de Frantz Fanon mais aussi comme une
introduction originale à son œuvre, plus actuelle et décisive que
jamais.
Il y a 5 jours, j'ai appris que le philosophe français Bernard Stiegler, né le 1er avril 1952 à Villebon-sur-Yvette (Essonne), venait de mourir à l'âge de 68 ans à Épineuil-le-Fleuriel, le jeudi 6 août 2020. Il est l'auteur d'États de choc : bêtise et savoir au XXIe siècle (Mille et une nuits, 2012) et coauteur, avec Denis Kambouchner et Philippe Meirieu, de L'école, le numérique et la société qui vient (Mille et une nuits, 2012).
Je vois maintenant que —pendant que j'étais éloigné de la civilisation connectée et branchée— certains média ont rapporté son décès subit et ont glosé sa vie et sa pensée non conventionnelles, dont le quotidien suisseLe Temps, édité à Lausanne :
La mort, le jeudi 6 août, à l’âge de 68 ans, du philosophe français
Bernard Stiegler a quelque chose de stupéfiant. C’est une mort que rien
ne laissait présager aussi subite, tant il avait l’esprit jeune, avide
de modernité, ivre de ses enthousiasmes. Atteint d’un mal qui l’avait
beaucoup fait souffrir il y a quelques mois et dont il pressentait un
retour inéluctable, il s’est donné la mort, non en dépressif, mais en
philosophe, dit son ami Paul Jorion.
Personnage
volubile, attentif, amical et irascible, il s’était ces vingt dernières
années consacré à la réflexion sur l’emprise des technologies
numériques sur nos vies et la société, après s’être imposé sur la scène
intellectuelle française, dès le milieu des années 1980, puis avec sa
thèse avec Jacques Derrida en 1993, comme un penseur majeur de la
technique.
La mort a figé sa vie en roman. Sans bac, tenancier d’un bar à jazz à
Toulouse, il a les finances difficiles. Qu’à cela ne tienne, il va
régler cela lui-même en décidant d’aller braquer une banque. Ça marche,
et il y prend goût. C’est le quatrième braquage à main armée qui lui
sera fatal, et lui vaudra 5 ans de prison. C’est là que, grâce à un
professeur de philosophie (Gérard Granel) qui l’avait pris en amitié
dans son bar, il découvre les grands auteurs, qu’il dévore avec passion.
Dès
sa sortie de prison, il ira à la rencontre de Jacques Derrida; il se
fait remarquer, et sa carrière s’enclenche alors, insolite, hétérodoxe,
multiforme mais pas incohérente: professeur de technologie à Compiègne,
directeur adjoint de l’INA (Institut national de l’audiovisuel) de 1996 à
1999, fondateur de l’association Ars Industrialis depuis 2005,
professeur en Chine, directeur d’un centre de recherche au Centre
Pompidou depuis 2006, il voulait dans tous ces domaines combattre la
bêtise culturelle que le marché imposait à tous.
(...)
France Culture revient sur son appel à s'approprier la technologie afin de pouvoir la transformer et nous propose la réécoute de cet entretien des Chemins de la philosophie, émission d'Adèle Van Reeth, diffusé le 11 juin 2020, où il questionne les enjeux des mutations de nos sociétés engendrées par le numérique. À propos du silence, Stiegler y expliquait :
Pendant des années, en prison, j’étais enfermé avec moi-même, je ne
pratiquais que l’écriture. Un des aspects très importants pour moi de
l’expérience carcérale c’est l’expérience du silence absolu. Ça m’est
arrivé de rester silencieux pendant des mois, sans dire un mot. J’y ai
découvert un phénomène qui, je crois, a peu été étudié par les
philosophes, davantage par les religieux, et parfois par des philosophe
religieux comme saint Augustin : l'expérience du silence dans lequel
tout à coup, ça se met à parler.
Le Monde le présentait ainsi dans un article du 7 août :
Condamné
en 1978 pour plusieurs braquages de banques, il avait étudié la
philosophie en prison. Penseur engagé à gauche, il prenait position
contre les dérives libérales de la société.
Le quotidien parisien y évoquait :
De 1996 à 1999, il devient directeur général adjoint de l’Institut
national de l’audiovisuel (INA), avant de prendre la direction de
l’Institut de recherche et de coordination acoustique/musique (Ircam)
en 2002. Il y reste jusqu’en 2006, quand il est nommé directeur du
Développement culturel du Centre Pompidou. C’est au sein de cette
institution qu’il fonde la même année l’Institut de recherche et d’innovation (IRI), chargé d’« anticiper,
accompagner, et analyser les mutations des activités culturelles,
scientifiques et économiques induites par les technologies numériques,
et [de] développer de nouveaux dispositifs critiques contributifs ».
« Le
confinement en cours devrait être l’occasion d’une réflexion de très
grande ampleur sur la possibilité et la nécessité de changer nos vies.
Cela devrait passer par ce que j’avais appelé, dans Mécréance et discrédit (Galilée, 2004), un otium
du peuple. Ce devrait être l’occasion d’une revalorisation du silence,
des rythmes que l’on se donne, plutôt qu’on ne s’y plie, d’une pratique
très parcimonieuse et raisonnée des médias et de tout ce qui, survenant
du dehors, distrait l’homme d’être un homme. »
Donc, il fut directeur général adjoint de l'INA et justement, le site de l'INA rend aussi son hommage à Bernard Stiegler et nous rappelle la diffusion en 2017-2018 d'une série pour le Web intitulée (Tr)oppressé, une initiative intéressante qui produisit 10 épisodes de 5-7 minutes environ :
C'était une production signée en 2017 par Les Bons Clients pour ARTE et l'INA, réalisée par Adrien Pavillard et écrite en collaboration avec Emmanuelle Julien et Meriem Lay. Elle fut accessible sur Arte Créative à partir du 11 décembre 2017 et est toujours visionnable sur le site d'ARTE jusqu'au 30 novembre 2020. L'idée de (Tr)oppressé partait de la constatation et les questions suivantes :
« Et si désormais, être débordé, agité, speedé, overbooké, c’était
ringard ? Sous pression en permanence, nous manquons tous de temps, nous
courons partout avec le sentiment que nos vies nous échappent. La faute
à qui ? En partie aux nouvelles technologies. N’avons-nous pas
développé une addiction aux ordinateurs, smartphones, réseaux sociaux,
applications et sites de rencontres ? Nos désirs sont brouillés par
l’avalanche de sms, mails, notifications, informations et sollicitations
publicitaires. Couplés aux objectifs de rentabilité, les algorithmes
nous auraient transformés en machines à produire et à consommer. Mais au
final, est-ce que tout ça nous rend plus heureux ? À vouloir être
partout, tout faire, est ce que nous n’oublions pas l’essentiel ? Et le
plaisir de vivre ? ».
Dans le chapitre nº 6 de cette websérie, consacré aux Algorithmes endiablés, Bernard Stiegler nous livrait ses pensées là-dessus. L'épisode était introduit ainsi :
C’est
le chaos ! L’époque nous rend dingos ! Nous voilà pilotés par des
algorithmes qui vont 4 millions de fois plus vite que nous. Plus
personne ne les contrôle. Or, c’est sur eux que reposent la finance
mondiale et son système spéculatif. Conséquence : de cadre à l’ouvrier,
le savoir perd sa valeur et son sens.
Et
si nous remettions les algorithmes à notre service ? Leur objectif
serait alors de nous apporter plus de bonheur. N’était-ce pas au fond
l’utopie première de la modernité ?
(...) Bernard Stiegler analysait la complexité technologique sans cesse
grandissante ayant pour conséquence la prolétarisation de tous les
métiers.
Prenant pour exemple la crise des subprimes de 2008 et
la déclaration du président de la Réserve fédérale de l'époque, Alan
Greenspan, de ne « pas tout comprendre » au mécanisme ayant amené l'effondrement de l'économie internationale, Bernard Stiegler démontre la « prolétarisation » de tous les acteurs de la société, du plus petit travailleur au « patron de la finance mondiale ».
Citant les écrits de Marx et Engels, pour qui « être
prolétarisé, c'est perdre son savoir et se mettre à travailler pour un
système qu'on ne comprend pas et qu'on ne peut pas changer »,
Bernard Stiegler alerte sur le danger que fait peser la technologie sur
nos vies. Car cette frustration d'être dépossédé par la machine entraîne
chez l'homme la « disruption », un panel de sentiments négatifs mêlant « chaos, angoisse et agressivité ».
Devant une telle accélération technologique, le philosophe estime que « nous approchons d'un moment où la bifurcation chaotique sera absolument incontrôlable ». D'où la nécessité de « sortir de ce modèle, de le repenser, de reconstituer des circuits courts », « non pas pour revenir en arrière ou rejeter [la technologie] », mais afin « d'utiliser les réseaux intelligemment ». Dans le but de mettre l'économie et la technologie au service de l'homme, et pas l'inverse comme jusqu'à présent : « Construire
une économie mondiale qui soit solvable, durable, et qui fasse
augmenter la néguentropie*, c'est-à-dire, le bonheur de vivre ».
Parmi
ses nombreuses implications universitaires au service de la recherche
et de l'éducation, Bernard Stiegler avait notamment collaboré avec
l'Institut national de l'audiovisuel.
Rédaction Ina
le 07/08/2020 à 12:22.
Dernière mise à jour le 10/08/2020 à 09:42.
Point de départ, ladite déclaration de l'inénarrable filou Alan Greenspan du 23 octobre 2008, auprès du Sénat étasunien, à propos de l'arnaque des subprimes et de la résistance des bâtiments, pardon, des liquidités virtuelles :
Donc, le problème ici, c'est que ce qui semblait être un édifice très solide et un pilier essentiel de la concurrence de marché et des marchés libres, s'est effondré et, comme je l'ai dit, cela m'a choqué. Je ne comprends toujours pas tout à fait pourquoi c'est arrivé.
Selon Stiegler, cette déclaration voulait dire qu'il était prolétarisé au sens où Marx et Engels en 1848 avaient décrit la prolétarisation (cf. le résumé ci-dessus). Et il arrive qu'« aujourd'hui, on est pilotés [et traités] par des algorithmes**, y compris ceux qui veulent créer des algorithmes pour piloter des choses [qui] se retrouvent eux-mêmes pilotés par les algorithmes, y contrôlent plus rien ».
** Toutes nos données et activités sur le Net son traitées en permanence et en temps réel par des algorithmes qui font ce qu'on appelle du calcul intensif, qui sont capables de traiter des milliards de données simultanément, explique Stiegler. Quant aux déboires des mathématiques en finance, cliquez ici et lisez notamment la note en bas de page pour accéder aux aveux (d'une candeur gonflée, si j'ose dire) de Nicole El Karoui. Stiegler nous rappelle aussi, dans son intervention pour (Tr)oppressé, que « le modèle spéculatif qui avait craqué en 2008 a été reconfiguré en profondeur et en exploitant de plus en plus ce qu'on appelle les mathématiques financières utilisant les algorithmes, pour produire une nouvelle spéculativité, moins visible, plus complexe. [cf. encore Jean de Maillard et son ouvrage L'Arnaque] On a de plus en plus de mal à anticiper ce qui va se passer, on a l'impression qu'on est dans ce que les Punks depuis 1977 à Liverpool appellent NO FUTUR. »