Entre le 6 novembre 2015 et le 28 février 2016, une fondation d'entreprise, la
Fundación Telefónica, nous permit de voir l'exposition
Julio Verne. Los límites de la imaginación dans son "
espace" de Gran Vía/Fuencarral (Madrid) —dont le site consacre une page web à ses
romans clés.
L'approche de cette présentation visait à montrer ou démontrer l'influence que Jules Verne (
Nantes, 1828 - Amiens, 1905) exerça sur "de grands personnages de l'Histoire". Et de l'Intrahistoire, me dis-je, car je suis certain que, parmi les spectateurs de l'exposition, il devait y avoir bon nombre de
petits personnages ignorés de l'Histoire
—comme moi, qui lus des dizaines de romans de Verne
dans la librairie de ma grand-mère, à Ciudad-Rodrigo— à qui il ne
fallait pas trop expliquer cette emprise vernienne sur tant
d'imaginaires et pour qui cette visite s'avérait bel et bien un moment
d'enfance retrouvée. C'est ce que j'essayai de transmettre à mes élèves
les plus jeunes. En effet, les enfants des années soixante en Espagne, au lieu de Facebook ou Twitter, nous avions Jules
Verne, Emilio Salgari, Walter Scott, Herman Melville et autres Karl May,
des auteurs que nous fréquentions surtout dans les bouquins illustrés de la
Colección Historias Selección des éditions Bruguera.
Cette influence incontournable de Verne a été mille fois signalée, analysée ou soutenue, et du premier abord. Déjà
dans la précoce biographie de Verne que signe l'explorateur et administrateur colonial Charles Lemire en 1908 (
Jules Verne, 1828-1905 : l'homme, l'écrivain, le voyageur, le citoyen, son œuvre, sa mémoire, ses monuments, Berger-Levrault, 1908), on peut détacher plusieurs citations qui illustrent l'ascendant du romancier nantais :
L'Univers dit : « Jules Verne a été un apôtre de l’initiative et un enthousiaste de la science. Son rôle comme vulgarisateur a été immense. Il a été à distance un maître de géographie, d’histoire naturelle, d’astronomie pour d’innombrables élèves. Enfin, il a été pour certaines inventions un précurseur. (…) »
(…)
En fin nous trouvons dans la Liberté cette note très juste sur l’écrivain et sur l’influence qu’il exerça : « Nous devons à Jules Verne une plus grande curiosité des horizons lointains, la hantise de l’extraordinaire possible. Jadis les petites filles et même les grandes rêvaient au prince Charmant. C’est Jules Verne, bien plus que George Ohnet, qui leur a révélé l’honnête ingénieur, ce magicien des temps nouveaux. Les garçons voulaient tous aller réveiller la Belle au bois dormant ; aujourd’hui ils ambitionnent d’atteindre le pôle Sud. (…) »
Albert Robida-Sur les toits-1883
Oui, malheureusement, les férus de colonialisme et les chantres des
intérêts français trouvèrent aussi de l'inspiration chez Verne, notre civilisation étant capable de créer des monstres expressifs et conceptuels de naïve cruauté genre "
aventure coloniale", voire "
l'aventure coloniale à la belle-époque".
Je me rendis deux fois à l'exposition, les 15 et 22 janvier 2016, seul et avec un groupe d'élèves respectivement. L'entrée était gratuite. Gratuite ? Aussi gratuite qu'éternels les prix annoncés dans
certaines réclames de l'espèce escroc. Voyons...
1) Les fondations
C'est un peu comme les origines des bananes de Jersey : on savait très bien que non sans que l'impeccable article de Christian de Brie,
Votre percepteur est coté en bourse (
Le Monde diplomatique, mai 2016), ne vienne à notre secours ; mais puisqu'il s'est donné heureusement la peine de l'écrire, j'en profite et je m'en sers pour apporter ses mots, légèrement détournés, à notre commun moulin, si j'ose dire. Ainsi aurait-il pu dire...
Savez-vous que la facture de l'exposition est dans vos coups de fil ou vos connexions à internet ?
Les coûts des expositions montées par les sociétés pour
leur promotion sont intégralement répercutés dans le prix des produits et services
qu’elles vous vendent. En réalité, elles ont effectué sur vous un
prélèvement pécuniaire, par voie d’autorité, à titre définitif et sans
contrepartie directe, ce qui est la définition même de l’impôt. Il en
est ainsi, entre autres, de toutes les dépenses de publicité — en
France, près de 30 milliards d’euros, soit les trois quarts du produit
de l’impôt sur les bénéfices —, intégrées dans le prix des biens et des
services vendus au consommateur.
(...)
Mieux : vous payez deux fois. Car les coûts de l'exposition font partie des
charges déductibles minorant d’autant le bénéfice imposable, réduisant
l’impôt correspondant, donc les recettes de l’Etat, qui, pour les
maintenir au même niveau, se rattrapera sur vous.
(...) là encore, l’Etat récupérera auprès de vous l’impôt perdu passé dans la poche des sociétés. Ainsi, vous aurez financé sans le vouloir la majorité de leurs bonnes
œuvres. Ne comptez pas qu’elles vous remercient en vous faisant figurer
sur la liste des généreux donateurs. Les généreux donateurs ? Ce sont elles. Elles se chargent de le faire savoir avec une discrétion de parvenu.
Rien d’étonnant, donc, à ce qu’elles raffolent du mécénat humanitaire, culturel, sportif ou « vert ».
(...) En définitive, tout se passe comme si les pouvoirs publics, censés
représenter en démocratie la volonté des citoyens, abandonnaient au
secteur privé les moyens de financer les politiques culturelles,
sportives, environnementales et autres, en lui transférant indirectement
une partie des recettes fiscales et le pouvoir de lever l’impôt, au
prétexte que l’Etat… n’a plus d’argent ! A charge pour lui de contrôler le bon usage de l’impôt privatisé. Une gageure, selon un rapport public (2),
vu l’explosion du nombre des fondations d’entreprise et leur
possibilité de financer des activités et des opérations hors du
territoire national. Cette évolution s’inscrit dans un mouvement plus
global de privatisation des moyens d’action des Etats au profit de ceux
que Susan George appelle les « usurpateurs (3) ».[EN LIRE PLUS]
______________________
(2) Rapport du conseiller d’Etat Gilles Bachelier sur « Les règles de territorialité du régime fiscal du mécénat » (PDF), Paris, février 2013.
(3) Susan George, Les Usurpateurs. Comment les entreprises transnationales prennent le pouvoir, Seuil, Paris, 2014.
« Aux États-Unis, il y a un million de fondations privées jouissant d'exemptions fiscales. Est-ce que quelqu'un sait ce qu'elles font ? Il y a eu une flambée de leur nombre et personne ne les audite comme il faudrait », dénonce et se demande
James Henry, expert de l'Université de Columbia. Ce que chacun sait, c'est que la modernité financière n'en finit pas de créer des procédés garantissant profits et propagande, et que les fondations constituent l'outil rêvé pour minorer les impôts, accéder aux subsides, blanchir de l'argent ou laver
des réputations, se faire de la com ou orienter-diriger-contrôler des activités et des services d'importance sociale qu'on distrait des instances publiques, bref simplement, du commun.
Voilà les principaux avantages non négligeables du
philanthrocapitalisme, qui s'avère une moderne ploutoprédation économique, idéologique et ostentatoire. C'est le énième
oxymore de la Chimère de l'Argent, car philanthropie voulait dire jusque là,
amour de l'humanité et, par extension,
désintéressement, c'est-à-dire,
générosité et
détachement de tout intérêt personnel. On peut donc vraiment croire que notre mise en coupe réglée par des parasites relève de la gratuité ?
Un exemple : savez-vous que l'American Beverage
Association, l'association des boissons non alcoolisées et bien sucrées des États-Unis, a créé il y a quelques années la
Foundation for a Healthy America (Fondation pour des États-Unis en bonne santé) qui a financé, entre autres, le
Children's Hospital of Philadelphia, à hauteur de 10 millions de dollars,
to fund research into and prevention of childhood obesity, c'est-à-dire, pour soutenir la recherche et la prévention dans le domaine de l'obésité infantile ? Dans un dossier publié en mars 2013 par l'Obs (nº 2523), Natacha Tatu écrivait à ce propos :
« Ces boissons, ravageuses en termes de santé publique, sont aujourd'hui la première source de sucre dans l'alimentation des Américains, qui en boivent en moyenne 190 litres par personne et par an... Les liens avec l'obésité et le diabète ne font plus un pli. » Ensuite elle citait Cristin Couzens : « Ce sont exactement les méthodes de l'industrie du tabac. » et le chercheur Kelly Brownell, professeur à Yale et spécialiste de l'obésité : « Comme elle, l'industrie sucrière est très organisée ; elle aussi paie des scientifiques qui font des recherches visant à démontrer qu'il n'y a aucun lien entre des maladies et leurs produits. Elle aussi a acheté les faveurs de la société et des élus en faisant de larges donations à des organisations de citoyens ou de consommateurs. »
Le capital tourbillonne à toute plombe et sait très bien se diversifier, insatiable et insaisissable. Parmi les différentes fondations se développant à bon rythme sous la houlette de la finance, il est utile de citer les « fondations actionnaires », qui utilisent les dividendes qu’elles arrachent pour financer des projets soi-disant philanthropiques. La plus-value, l'exploitation de l'homme par l'homme, soutient et essence de l'amour d'autrui ! En voilà une d'innovation ! C'est comme les microcrédits : quand les média du système en chantent les bienfaits, c'est qu'il faut s'en méfier absolument et à juste titre.
Gare, donc, aux philanthrocapitalistes : ils tiennent à imaginer des cachots ronds, comme on verra un peu plus loin.
2) L'exposition Julio Verne. Los límites de la imaginación
Je reproduis, légèrement remanié, le résumé que l'on peut trouver sur la page web
Les bons plans du Petit Journal, le média des Français et francophones à l'étranger, tout en y ajoutant quelques photos (merci beaucoup, Hamilton, pour ta contribution à cet égard) :
Les pièces présentées proviennent de 14 collections et institutions
espagnoles ainsi que de deux prêteurs internationaux (le couple
américain Worswick et la fondation néozélandaise Antartic Heritage
Trust, laquelle présente pour la première fois, en Espagne, des
photographies prises il y a cent ans sur le continent austral et
récupérées en 2013).
L'exposition prétend dépeindre des frontières parfois invisibles, entre la fiction et la réalité qui se diluent et convergent.
A partir d'une trentaine de ses œuvres les plus représentatives et des
différents domaines où se déroulent ses romans : la terre, l'air, la
glace, l'eau, l'espace et le temps, le visiteur, guidé par ses
contemporains, tant espagnols qu'étrangers, parcourra l'univers
plausible de Jules Verne.
- Dans le Cabinet de Jules Verne :
Le Globe de Montfort, pièce unique, l'un des plus anciens conservé,
fabriqué en Espagne au XIXème siècle est le symbole de l'inspiration de
Jules Verne dans l'élaboration des routes géographiques de ses romans.
Dans cette section, le visiteur pourra admirer; entre autre joyaux
bibliographiques, la première édition mondiale de "Vingt mille lieues
sous les mers (1869), éditée en Espagne en raison de circonstances
historiques. On y verra également 44 illustrations de personnages de
Jules Verne, de Phileas Fogg au capitaine Hatteras, des inventions ou
des engins que l'on retrouve dans ses romans tels que la lanterne
magique ou la bobine de Ruhmkorf ainsi que le bestiaire décrit tout au
long de sa création littéraire.
- Les territoires de Jules Verne :
Articles sur internet au sujet de l'exposition
El País :
Jaime Rubio Hancock et
Mª Victoria S. Nadal,
ABC (César Cervera),
eldiario.es/EFE. Citons surtout, en version imprimée,
Los hombres que fue Julio Verne, le long article d'Antonio Rómar pour l'hebdomadaire
Ahora (Vida Cultura Ideas, 27 de noviembre-3 de diciembre de 2015).
Liste des vidéos proposées par les organisateurs de l'exposition.
3) Un roman posthume : Paris au XXe siècle
Parmi les différents ouvrages de Verne répertoriés dans l'exposition, il y en avait un que les enfants des années soixante n'avions pas eu la possibilité de lire, puisqu'il n'était pas encore publié à l'époque. Refusé par son éditeur Pierre-Jules Hetzel, ce livre ne serait livré au public qu'en... 1994, cent trente ans après sa rédaction, vers 1863.
Paris au XXe siècle pourrait étonner bon nombre de lecteurs de Verne, y compris ceux qui sont au courant de la nature aux multiples facettes et de l'homme et de l'écrivain, surtout quand on pense qu'après 1863, il serait par exemple anticommunard et antidreyfusard. Verne créerait certains personnages antisystème (Némo) et produirait d'autres romans futuristes ou d'anticipation, comme De la Terre à la Lune (1865), Vingt mille lieues sous les mers (1869-70) ou Les Cinq Cents Millions de la Bégum
(1879), par exemple, où il analyserait également les retombées
psychologiques, écopolitiques et sociales des possibilités qu'ouvraient
la science et la technique de l'époque. Ou La Journée d’un journaliste américain en 2889, ouvrage dont on attribue la rédaction essentielle à son fils Michel, fiction d'anticipation prônant une perspective plutôt optimiste.
Mais, sans renoncer à son humour de marque, le ton de Paris au XXe siècle —une ville qui n'est surtout pas idéale— est celui de la dystopie (1)
et son dénouement, tragique, s'attarde sur la fin clochardisée d'un
jeune homme qui ne tient pas qu'à n'être qu'un maillon de la chaîne productive sociale —qui ne tient pas qu'à naître—, dont les talents, non reconnus par un système asservissant sans pitié,
auraient dû le promettre à un destin disons plus bourgeois, et décrit sans ménagement la déchéance physico-mentale qu'entraînent l'abandon, la détresse et la sous-alimentation.
Mourir de faim est douloureux. L'agonie est longue et provoque des souffrances intolérables. Elle détruit lentement le corps, mais aussi le psychisme. L'angoisse, le désespoir, un sentiment panique de solitude et d'abandon accompagnent la déchéance physique.
Voilà comment Jean Ziegler décrit la mort par inanition dans son imposant ouvrage “Destruction massive - Géopolitique de la faim” (Seuil, 2011). Inanition, du bas latin
inanitio « action de vider », de inanire, de inanis « vide, à jeun ». Vide, à jeun..., trop humilié, trop honteux pour honorer l'amour... Voilà l'état terminal d'un jeune homme, Michel Dufrénoy, qui n'était surtout pas un homme d'action et se sentait
« seul, étranger, et comme isolé dans le vide » au début de ce spécial récit vernien, décalé dans un monde « où le premier devoir de l'homme est de gagner de l'argent ». Un autre personnage perdant de ce roman, Quinsonnas, le présenterait de la sorte quelques pages plus loin : « un de ces pauvres diables auxquels la Société refuse l'emploi de leurs aptitudes, une de ces bouches inutiles que l'on cadenasse pour ne pas les nourrir. »
Verne avait certainement en tête, lorsqu'il construisait son personnage et rédigeait ces lignes (à 32 ans environ), son propre cas, car peu avant, en 1857, il peinait à gagner sa vie et, comme Michel avec les Boutardin, il avait à se faire pistonner afin d'obtenir un poste d'agent de change pour la banque Eggly et Cie.
Lors de sa lecture du manuscrit de ce roman, qu'il refusa, l'éditeur Hetzel nota dans les marges des commentaires genre « pour moi tout cela n'est pas gai », « ces trucs-là ne sont pas heureux »...
C'est le ton d'un jeune Verne dont la sensibilité, sur le socle d'une information scientifique très mise à jour et d'une connaissance non négligeable de la société de son époque, parvient à subodorer, voire vaticiner le triomphe d'un affairisme déterminant le droit ou la vie sociale, la victoire du machinisme (2) et du dressage sur la
vraie vie (quand l'Économie pète le feu, rien n'est plus sûr que la galère du commun, du plus grand nombre, dont les cerveaux pètent les plombs), l'essor d'une
production qui est avant tout une destruction —et des hommes (de simples rouages), et de la nature et des savoirs
traditionnels—, l'apothéose du « monopole, ce nec plus ultra de la perfection », et de l'évaluation (hantise des affairistes), l'affolement face à la possibilité d'un excès d'argent inoccupé, la mise à mort du travail (« faut-il laisser toute espérance à la porte ? »), la misère des conditions de logement des nombreux jetables, la transformation kafkaïenne des laissés-pour-compte en responsables de leur sort ou le développement d'une nov'langue qu'il ébauche moyennant quelques néologismes ou institutions prémonitoires, comme la Société Générale de Crédit instructionnel...
Chapeau pour Verne, puisqu'il tint à publier en 1863 un roman d'anticipation sur l'hégémonie du capital financier qui commençait à exercer sa domination justement à partir des années 1860 —comme le rappelle Maurizio Lazzarato dans
Gouverner par la dette, Éditions Les Prairies Ordinaires, Paris, 2014,
déjà cité ici. À cet égard, Véronique Bedin écrit à juste titre dans l'avant-propos de l'édition du Livre de Poche dont je dispose :
Mais ce ne sont pas seulement les machines que Jules Verne interroge dans Paris au XXe siècle, ce sont la société, l'argent, la politique et la culture de son temps qu'il projette dans l'avenir. Sur ce point, jamais Jules Verne ne sera plus moderne et plus ambitieux : l'affairisme d'État du Second Empire, scruté sans complaisance, dévore Michel et ses amis en 1960 autant que le démon de l'électricité, et nous ne voyons pas que le temps ait tellement donné tort à l'auteur.
Hetzel, à son tour, était loin d'avoir le flair vernien en la matière puisqu'il récidivait en marge du manuscrit :
« on ne croira pas aujourd'hui à votre prophétie ».
Non, Verne ne met pas toujours pas dans le mille, tant s'en faut, et commet certaines contradictions et bon nombre de bourdes, mais il fait des remarques parfois étonnantes de nez fin et de justesse au sujet de cette société future gouvernée par la technologie et la finance. Je vous propose un petit inventaire de citations extraites de
Paris au XXe siècle —farcies de liens ou de parenthèses de mon cru— qui, à la lumière de notre expérience, ne sont pas exactement de la gnognote :
« Si personne ne lisait plus, du moins tout le monde savait lire »
« Or, construire ou instruire, c'est tout un pour des hommes d'affaires, l'instruction n'étant, à vrai dire, qu'un genre de construction, un peu moins solide. »
« (...) Suivaient les statuts de la Société [Générale de Crédit instructionnel] soigneusement rédigés en langue financière. On le voit, pas un nom de savant ni de professeur dans le Conseil d'administration. »
« Nous avouerons que l'étude des belles lettres, des langues anciennes (le français compris) se trouvait alors à peu près sacrifiée ; le latin et le grec étaient des langues non seulement mortes, mais enterrées ; il existait encore, pour la forme, quelques classes de lettres, mal suivies, peu considérables, et encore moins considérées. Les dictionnaires, les gradus, les grammaires, les choix de thèmes et de versions, les auteurs classiques, toute la bouquinerie des de Viris, des Quinte-Curce, des Salluste, des Tite-Live, pourrissait tranquillement sur les rayons de la vieille maison Hachette ; mais les précis de mathématiques, les traités de descriptive, de mécanique, de physique, de chimie, d'astronomie, les cours d'industrie pratique, de commerce, de finances, d'arts industriels, tout ce qui se rapportait aux tendances spéculatives du jour, s'enlevait par milliers d'exemplaires. »
« (...) ce siècle fiévreux, où la multiplicité des affaires ne laissait aucun repos et ne permettait aucun retard »
[À propos de la table des Boutardin, une famille opulente] : « (...) on mangeait vite et sans conviction. L'important, en effet, n'est pas de se nourrir, mais bien de gagner de quoi se nourrir. Michel sentait cette nuance ; il suffoquait. »
« M. Stanislas Boutardin était le produit naturel de ce siècle d'industrie ; il avait poussé dans une serre chaude, et non grandi en pleine nature ; homme pratique avant tout, il ne faisait rien que d'utile, tournant ses moindres idées vers l'utile, avec un désir immodéré d'être utile, qui dérivait en un égoïsme véritablement idéal ; joignant l'utile au désagréable, comme eût dit Horace ; sa vanité perçait dans ses paroles, plus encore dans ses gestes, et il n'eût pas permis à son ombre de le précéder ; il s'exprimait par grammes et par centimètres, et portait en tout temps une canne métrique, ce qui lui donnait une grande connaissance des choses de ce monde ; il méprisait royalement les arts, et surtout les artistes, pour donner à croire qu'il les connaissait ; pour lui, la peinture s'arrêtait au lavis, le dessin à l'épure, la sculpture au moulage, la musique au sifflet des locomotives, la littérature aux bulletins de la Bourse.
Cet homme, élevé dans la mécanique, expliquait la vie par les engrenages ou les transmissions ; il se mouvait régulièrement avec le moins de frottement possible, comme un piston dans un cylindre parfaitement alésé ; il transmettait son mouvement uniforme à sa femme, à son fils, à ses employés, à ses domestiques, véritables machines-outils, dont lui, le grand moteur, tirait le meilleur profit du monde. (...) Il avait fait une fortune énorme, si l'on peut appeler cela faire ; (...) »
[Ajoutons qu'il était directeur de la Société des Catacombes de Paris et de la force motrice à domicile. Quant à son fils Athanase, premier prix de banque et principal associé de la maison de banque Casmodage et Cie, « il ne faisait pas seulement travailler l'argent, il l'éreintait »]
« La maison Casmodage possédait de véritables chefs-d'œuvre ; ses instruments ressemblaient, en effet, à de vastes pianos ; en pressant les touches d'un clavier, on obtenait instantanément des totaux, des restes, des produits, des quotients, des règles de proportion, des calculs d'amortissement et d'intérêts composés pour des périodes infinies et à tous les taux possibles. Il y avait des notes hautes qui donnaient jusqu'à cent cinquante pour cent ! (...) Seulement, il fallait savoir en jouer, et Michel dut prendre des leçons de doigté. »
« (...) les philanthropes américains (3) avaient imaginé jadis d'enfermer leurs prisonniers dans des cachots ronds pour ne pas même leur laisser la distraction des angles. »
« (...) l'excessive cherté des loyers actuels ; la Compagnie Impériale Générale Immobilière possédait à peu près tout Paris, de compte à demi avec le Crédit Foncier et donnait de magnifiques dividendes. »
[Un coup de lucidité debordienne, voire une certaine anticipation du "tittytainment"] : « L'art n'est plus possible que s'il arrive au tour de force ! De notre temps, Hugo réciterait ses Orientales en cabriolant sur les chevaux du cirque, et Lamartine écoulerait ses Harmonies du haut d'un trapèze, la tête en bas ! (...) [C]e monde n'est plus qu'un marché, une immense foire, et il faut l'amuser avec des farces de bateleur. »
[Les gens se trouvent] « dans la nécessité d'exercer quelque métier répugnant »« (...) le jour où une guerre rapportera quelque chose, comme une affaire industrielle, la guerre se fera. (...) Une armée de négociants intrépides ? (...) Vois les Américains (3) dans leur épouvantable guerre de 1863. »
« (...) la belle langue française est perdue ; [elle] est maintenant un horrible argot (...). Les savants en botanique, en histoire naturelle, en physique, en chimie, en mathématiques, ont composé d'affreux mélanges de mots, les inventeurs ont puisé dans le vocabulaire anglais leurs plus déplaisantes appellations (...). »
« ce diable de progrès nous a conduits où nous sommes [dit l'oncle Huguenin]. —On finira peut-être par faire une révolution contre lui, dit Michel »
« De notre temps, [Balzac] n'aurait pas eu le courage d'écrire la Comédie humaine ! (...) Où prendrait-il [ces types] ! Les gens rapaces, il est vrai, les financiers, que la légalité protège, les voleurs amnistiés poseraient en grand nombre, et les Crevel, les Nucingen, les Vautrin, les Corentin, les Hulot, les Gobseck ne lui manqueraient pas. »
« (...) le bruit court que les chaires des lettres, en vertu d'une décision prise en assemblée générale des actionnaires, vont être supprimées pour l'exercice 1962 »
[Parmi les bourdes que l'on peut lire dans cette fiction vernienne d'anticipation, il y a son incontournable quote-part à propos des femmes. Néanmoins, il y a un mot de Quinsonnas, le pianiste, qui malgré son élitisme et son sexisme, prête à sourire...] « La Française est devenue américaine ; elle parle gravement d'affaires graves, elle prend la vie avec raideur (...). La France a perdu sa vraie supériorité ; ses femmes au siècle charmant de Louis XIV avaient efféminé les hommes ; mais depuis elles ont passé au genre masculin, et ne valent plus ni le regard d'un artiste ni l'attention d'un amant ! »
[Huguenin :] « (...) pour moi, la campagne, avant les arbres, avant les plaines, avant les ruisseaux, avant les prairies, est surtout l'atmosphère ; or, à dix lieues autour de Paris, il n'y a plus d'atmosphère ! Nous étions jaloux de celle de Londres, et, au moyen de dix mille cheminées d'usine, de fabrique de produits chimiques, de guano artificiel, de fumée de charbon, de gaz délétères, et de miasmes industriels, nous nous sommes composé un air qui vaut celui du Royaume-Uni ; donc à moins d'aller loin, trop loin pour mes vieilles jambes, il ne faut pas songer à respirer quelque chose de pur ! Si tu m'en crois, nous resterons tranquillement chez nous, en fermant bien nos fenêtres (...). »
« (...) un garçon qui ne peut être ni un financier, ni un commerçant, ni un industriel, comment va-t-il se tirer d'affaire en ce monde ? [demanda Quinsonnas] — (...) à moins d'être... [ajouta Huguenin] — Propriétaire, dit le pianiste »
[Quinsonnas :] « Quand on pense qu'un homme, ton semblable, fait de chair et d'os, né d'une femme, d'une simple mortelle, possède une certaine portion du globe ! que cette portion de globe lui appartient en propre, comme sa tête, et souvent plus encore ! que personne, pas même Dieu, ne peut lui enlever cette portion de globe qu'il transmet à ses héritiers ! que cette portion de globe, il a le droit de la creuser, de la retourner, de la bâtir à sa fantaisie ! que l'air qui l'enveloppe, l'eau qui l'arrose, tout est à lui ! (...) que chaque jour, il se dit : cette terre que le créateur a créée au premier jour du monde, j'en ai ma part ; cette surface de l'hémisphère est à moi, bien à moi, avec les six mille toises d'air respirable qui s'élèvent au-dessus, et quinze cents lieues d'écorce terrestre qui s'enfoncent au-dessous ! Car enfin, cet homme est propriétaire jusqu'au centre même du globe, et n'est limité que par son copropriétaire des antipodes ! »
« (...) il chercha un travail manuel ; les machines remplaçaient partout l'homme avantageusement ; (...) il eût fait pitié si la pitié n'eût pas été bannie de la terre dans ce temps d'égoïsme. »
« Michel se trouvait enfin devant la Bourse, la cathédrale du jour, le temple des temples »
___________________________
(1) Les récits d'anticipation dystopiques dépeignent des sociétés régies par des régimes totalitaires qui empêchent la vraie vie et asservissent et déshumanisent les êtres humains. Des chefs-d'œuvre dans ce genre relativement abondant seraient La Machine à explorer le temps (H. G. Wells, 1895), Nous autres (Ievgueni Zamiatine, 1920, qui connaissait bien Wells), Le Meilleur des Mondes (Aldous Huxley, 1932), 1984 (George Orwell, 1949), Fahrenheit 451 (Ray Bradbury, 1953), Sa majesté des mouches (William Golding, 1954) et La Planète des Singes (Pierre Boulle, 1963).
(2) Et 63 ans avant le roman prétendument apolitique Metropolis de Thea von Harbou —qu'elle adapterait avec son mari Fritz Lang en scénario cinématographique pour la réalisation du film expressionniste monumental homonyme sorti en 1927, collaboration dont la schizophrénie ou le conflit de juridiction, si j'ose dire —attendu leurs positions politiques respectives—, laisse ses traces et ses grincements dans la résolution de la conflagration suscitée à l'intérieur de la mégapole futuriste, où les machines conçues par les élites dévorent molochiennement la triste chair des travailleurs-machines, évidente lutte des classes à la Warren Buffet contestée finalement par une masse en fureur accomplissant la théorie des masses.
Quant au jeune Verne, auquel il faut revenir, il ne se leurre pas un poil et fait pleinement mouche dans sa vision d'un XXe siècle épris d'utopies techniques, de culte de la machine, des computeurs et du productivisme. S'il y a un objectif qui concilie futurisme, fascisme, bolchévisme, nazisme, fordisme, libéralisme... est celui-ci. Les chaînes de production, le taylorisme, l'organisation scientifique du travail (la NOT en URSS) deviennent partout religion, y compris bien entendu dans le pays des Soviets. D'où la mise de l'art, la littérature et la musique au service des machines, l'industrie, l'acier ou le bruit. Le roman Nous autres (1920), de l'ingénieur Ievgueni Zamiatine, déjà cité ci-dessus, est une métaphore contre la rhétorique technologiste et ses risques totalitaires. Son héros, l'ingénieur « D-503 », est inspiré du poète Alekseï Gastev, auteur de
Poésie de frappe ouvrière (1918), théoricien du
Proletkoult, chantre de l'ultra-taylorisme, adorateur aussi de Frank Gilbreth et de Henry Ford. Gastev avait été considéré par le poète Nikolaï
Asseïev comme l'
Ovide des miniers et de la métallurgie.
Léonid Heller a commenté avec détail le lien unissant Nous Autres et les œuvres de Gastev dans son anthologie
De la science-fiction soviétique - par delà le dogme, un univers. Il a écrit, entre autres :
« Ce lien est évident, à commencer par le titre, les numéros remplaçant les noms, la mort des sentiments, et, pour finir, la Table du Temps taylorienne et la soumission de tout le cosmos à une séduisante absence de liberté. » Il n'est pas surprenant que Nous Autres fût interdit en 1923 et qu'en butte au stalinisme, Zamiatine choisît l'exil en 1931.
(3) Synecdoque bien exagérée, Verne se rapportant aux seuls Étasuniens.