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mardi 4 mai 2021

Ceci et cela ou l'embarras du choix

« Le fascisme n’est pas le contraire de la démocratie
mais son évolution par temps de crise. »
Citation attribuée à Bertolt Brecht.
Se non è vero, è ben trovato.


"Sorry to keep you waiting, complicated business"
Donald T**mp, 2016



La démocratie libérale vous laisse choisir. Entre ceci et cela. En fait, il y a des siècles de ceci et de cela. Et on remarque que cela est ceci avec le folklore en moins.
Cela pense, ou laisse croire, qu'en ceci, ceci se trompe et que c'est cela qui est intéressant, tout en acceptant toutefois que ceci est souvent nécessaire, tout en sachant que ceci rentre toujours dans cela —puisque ceci constitue les fondamentaux et la flèche de  cela... —ce qui est clair pour les autoproclamés fully paid-up members of the neoimperialist gang (vous savez que cela était anglobal, puis devint Chimérique, puis... on verra). En effet, ceci vaut le coup d'œil, car ceci mis à part, cela risque d'éprouver des difficultés. Qu'à cela ne tienne ! convenait Milton Friedman. D'ailleurs... à quoi cela peut-il tenir ? (Historiquement, à ceci (oui, à ceci), à ceci (oui, à ceci), à tout ceci, etc.)

Nécessité de la cécité, tout ceci n'est pas clair, voire ceci ne veut rien dire, dirait Obama, qui pensait que cela seul amène le vrai bonheur. Mais mon cher, tu le sais mieux que personne : cela a toujours des conséquences, cela est toujours la cause de ceci. Bien que nous sachions, après Nietzsche, qu'il ne faut pas confondre cause et conséquence. Bref, cela sert toujours ceci.

Travail à la demande, Microtravail, Gig Economy, Économie de Plateforme, Travail Participatif, Travail Externalisé, Travail Fantôme, Autoemploi, Autoentrepreneuriat... Applications mobiles de mise en contact, Modernité, Technologie, Confort, Innovation, Efficacité, Libre Concurrence, Leader du Marché, Demande Croissante, Baisse de Prix, Optimisation... (1).
Il faut admettre que l'inventivité et les malversations nominales de pure prestidigitation (ou distraction massive) du Capitalisme au service de sa flèche esclavagiste sont inépuisables. C'est une munition nécessaire à ses opérations linguistiques de camouflage dans la guerre véridictionnelle quotidienne (2) : elle est vouée à obnubiler les esprits et à escamoter que toute la structure de son Économie repose sur un sous-précariat mondial, sur une véritable armée de forçats fantômes —tellement planqués dans les différents processus qu'on a du mal à conce-voir qu'ils existent ; les consommateurs jouissent en toute innocence du fruit de terribles corvées comme par magie (Mary L. Gray dixit, dans le film ci-dessous). Le confort qui en découle est chaste et pudique. Quant aux retombées humaines et environnementales de ce système dément, on s'en fout comme de l'an 40.
Ce fauxcabulaire —qui se traduit, il faut insister, en dehors du nominalisme, dans la vraie vie, par toutes sortes de mouises et de désastres qu'on s'évertue à ne pas voir— est partagé par ceci et par cela —modernité oblige, la LTI (Lingua Tertii Imperii, la langue du III Reich) a laissé sa place à la LCN (Lingua Capitalismi Neoliberalis, la langue du capitalisme néolibéral).
Curiosité finale, l'étymon du mot « famille » est le latin familia, et cela égale ceci : « ensemble des esclavisés », famille de famulus « serviteur, esclavisé ». Ceci et cela adorent la famille.

Ceci dit, ARTE vous explique cela plus longuement... 

Travail à la demande


87 minutes - Disponible du 20/04/2021 au 25/06/2021
Prochaine diffusion le samedi 15 mai à 02:10.

Livraison de repas à domicile, voitures avec chauffeur, participation rémunérée à des sondages... Des États-Unis au Nigeria, de la France à la Chine, un voyage à la rencontre des travailleurs "à la tâche" de l'économie numérique mondialisée.  

"Accédez à une main-d'œuvre mondiale, à la demande, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7", promet la plate-forme d'Amazon Mechanical Turk, dite "M Turk", créée au début des années 2000 pour proposer des services allant de la correction de données à la participation à des sondages en passant par l'évaluation de photos pour des sites de rencontres. Elle emploie aujourd'hui un demi-million d'"indépendants" dans 190 pays qui, hors Inde et États-Unis, sont rémunérés en bons d'achat Amazon, pour une moyenne de 10 à 20 dollars par jour. Avec la livraison de repas à domicile et les VTC (voitures avec chauffeur), elle constitue l'un des emblèmes de cette gig economy, littéralement "économie des petits boulots", qui génère un chiffre d'affaires planétaire de 5 000 milliards de dollars, en constante expansion. On estime que 500 millions de personnes en dépendront pour vivre, ou plutôt survivre, en 2025. Car la liberté et la simplicité d'accès qui font le succès des plates-formes reposent aujourd'hui sur leur exploitation. 

Pour une poignée de dollars 
À San Francisco, Al Aloudi et Annette, chauffeurs Uber dont les gains ont fondu, puis disparu avec la pandémie, luttent pour se faire reconnaître comme salariés par la plate-forme. À Strasbourg et à Paris, Leila et ses pairs, livreurs cyclistes de repas, s'engagent dans une bataille similaire contre Deliveroo après l'accident grave dont a été victime l'un d'entre eux. Dans une bourgade de Floride, Jason expose ses combines pour arracher à M Turk quelques dollars de plus, tandis que d'autres "travailleurs fantômes", à Lagos ou ailleurs, décrivent leur sujétion permanente à l'écran pour ne pas rater une opportunité [C'est le contraire de la flexibilité ! Voire ça rend accro !]. Cet aperçu éloquent et sensible de la division planétaire du travail révèle le coût humain, mais aussi environnemental, de l'expansion dérégulée de l'économie numérique, à l'image de ces millions de vélos urbains jetés dans une décharge de Shenzhen, conséquence de la concurrence effrénée entre loueurs.

  • Réalisation : Shannon Walsh, France, 2020

Dans le film, Nick Srnicek, professeur canadien affecté au King's College London, auteur du Manifeste accélérationniste et de Platform Capitalism, explique les effets de réseau dans ce Capitalisme hyperpuissant de plateformes hyperpuissantes : plus une plateforme est utilisée, plus elle devient intéressante pour les autres. C'est ainsi qu'au bout du compte, un seul acteur [Facebook, Google, Amazon, Uber...] finit par rafler toute la mise. Et Srnicek détaille la méthode Uber, le subventionnement :

Quand ils s'implantent dans une ville, ils offrent des ristournes aux usagers et une très bonne rémunération aux chauffeurs. Résultat : les chauffeurs et les clients affluent sur la plateforme, ce qui déclenche ce fameux effet de réseau. Puis, au bout d'un moment, Uber réduit les ristournes et les rémunérations, et augmente les tarifs. Car une fois que cet effet de réseau est en place, l'entreprise à une position de quasi-monopole et peut dicter ses conditions au marché.

Al-Aloudi, un chauffeur yéménite enrôlé dans Uber à San Francisco, aux États-Unis, témoigne de son cas particulier. Avant, il gagnait 1,20$ par kilomètre et maintenant, c'est entre 37 et 40 centimes. C'est le progrès, c'est le « travailler plus pour gagner plus » —qui, en Capitalisme, signifie « travailler plus pour que d'autres gagnent beaucoup plus » (voir un peu plus bas). 

En outre, on est coté : si on a une note de 4,7 ou moins, votre compte est désactivé, c'est-à-dire, vous êtes viré. Ce sont des travailleurs indépendants, tellement indépendants qu'ils ne peuvent pas refuser un passager. Leur indépendance les affranchit du droit de grève, des congés payés, des congés de maladie, des prestations de chômage... L'autoentrepreneuriat est une aubaine !

En Chine, les plateformes de livraison de repas ont réalisé, sur le dos d'une masse esclavisée de livreurs et grâce à l'argent de 410 millions d'utilisateurs, un chiffre d'affaires de 51 milliards de dollars en 2020. Pour dominer ce marché, les plateformes ne font pas payer le coût réel du service aux récepteurs de leur bouffe. Les deux géants sont Meituan (Tencent) et Ele.me (Alibaba) (3).

Et puis, que le Fordisme est devenu ringard (progrès de la régression !) quand on le compare à la microentreprise toujours en ligne ! Ceux qui acceptent des tafs pour "M Turk", en dehors de l'Inde ou des États-Unis, sont payés en bons d'achat utilisables sur Amazon.com, en toute indépendance et de leur plein gré, bien entendu : la boucle est bouclée et les besogneux sont doublement pressés, pardon, mis à contribution, dans cette Économie libérale libre et détestant les impôts. Et le mérite se matérialise en toute sa splendeur : la manne de leurs bienfaits très compétitifs, car le salaire horaire moyen sur "M Turk" est de 2$, tombe, pluie d'or, trickle up effect, sur Jeff Bezos et ses actionnaires. À quoi bon les impôts quand on a la plus-value... D'ailleurs, ils se démerdent fort bien pour pratiquer une évasion fiscale très agressive (4), mot tendance.

Tous les témoignages des galériens de la Gig Economy évoquent une vie misérable et une exploitation méthodique, sans répit : « On peut se donner à fond et ne gagner que 10$ par jour. » « La nuit, je laisse l'ordinateur allumé. Parfois, un boulot arrive à 2h du matin et ça me réveille, je me lève aussitôt et je le fais. Mais une fois que j'ai terminé, j'ai du mal à me rendormir. » Et caetera. Y'a pire, bien pire : c'est à gerber. 

À qui profite ce crime ? se demande Srnicek. Le plus pénible, c'est qu'il y a toujours des croyants en la possibilité de réforme de ce vampirisme qu'est le Capitalisme, aujourd'hui finance + tech. « Réformer » cela... ? 

Et puis, quand on contemple, abasourdi, cette image improbable de millions de vélos colorés —avant hier partagés— amoncelés dans une décharge de Shenzhen, en Chine, on se dit... on se demande... on... 

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(1) Dans le chapitre NO PODER PODER (sic; en fait nicht können können, pouvoir ne pas pouvoir), de La Agonía del Eros (version castillane, 2017, de Agonie des Eros, 2012, de Raúl Gabás et Antoni Martínez Riu), l'essayiste et philosophe sud-coréen et allemand Byung-Chul Han écrit :

La sociedad del rendimiento está dominada en su totalidad por el verbo modal poder, en contraposición a la sociedad de la disciplina, que formula prohibiciones y utiliza el verbo deber. A partir de un determinado punto de productividad, la palabra deber se topa pronto con su límite. Para el incremento de la producción es sustituida por el vocablo poder [de la même façon que challenge, défi, remplace problème après Newt Gingrich, 1996, dis-je, d'abord aux États-Unis, puis dans toutes nos langues colonisées de l'orbe capitaliste.] La llamada a la motivación, a la iniciativa, al proyecto, es más eficaz para la explotación que el látigo y el mandato. El sujeto del rendimiento, como empresario de sí mismo, sin duda es libre en cuanto que no está sometido a ningún otro que le mande y lo explote (1.1); pero no es realmente libre, pues se explota a sí mismo, por más que lo haga con entera libertad. El explotador es el explotado. Uno es actor y víctima a la vez. La explotación de sí mismo es mucho más eficaz que la ajena, porque va unida al sentimiento de libertad.

(1.1) Ce qui n'est même pas le cas sous la férule de sociétés genre Uber, où le Big Brother existe bel et bien, et agit, après envoûtement, comme une Épée de Damoclès normative et structurelle et comme une pompe à fric et à être aspirant une partie souvent grandissante des revenus et de la substantifique moelle en général du soi-disant entrepreneur de soi. C'est-à-dire, le désir d'autonomie, la catalepsie capitaliste ou le besoin de survie matérielle (sous le triomphe de l'immatériel et des misères du présent), ou juste d'air, poussent un nombre croissant de travailleurs à devenir des soi-disant micro-entrepreneurs —sans contrat de travail salarié ni couverture sociale pour les assurances maladies, chômages ou retraites, leur indépendance se bornant à leur solitude face aux risques, aux gages et à la maladie : les grandes entreprises des applications ou des plateformes immatérielles s'en déchargent sur eux, dirait André Gorz, ou du beurre dans les épinards.
Ces travailleurs faussement appelés autonomes ou indépendants, car
foncièrement hétéronomes (ils reçoivent de l'extérieur les lois qui les gouvernent et sont soumis à la ponction d'une lourde dîme sur le fruit de leurs sueurs), sont en fait plus aliénés que les prolétaroïdes de Theodor Geiger (Begriff qu'il tire en 1932 de Werner Sombart et de Goetz Briefs à propos de ces travailleurs qui se situent dans la strate inférieure de l'échelle productive), puisque, d’un point de vue juridique et de l’organisation du travail, le prolétaroïde était « patron de sa vie laborieuse » et n'était pas soumis à un patron, à ses ordres et à son commandement sur son travail. Cf. Sergio Bologna, Crisis de la clase media y posfordismo, voir ch. 5, Akal, 2006, repris par Marie-Christine Bureau et Antonella Corsani, Du désir d’autonomie à l’indépendance. Une perspective sociohistorique, La nouvelle revue du travail, 5 | 2014, § 6, mis en ligne le 17 novembre 2014, ou par Alberto Santamaría, En los límites de lo posible. Política, Cultura y Capitalismo Afectivo, p. 132-133, Akal, Pensamiento crítico, 2018.

(2) Toute manipulation du langage cherche à rendre invisible l'évident (le très visible) et à faire miroiter l'illusoire, l'impossible. Pour y réussir, il faut une puissance médiatique (une médiation permanente) que le Capital s'achète sans lésiner car il faut occuper tous les espaces, ne rien lâcher en la matière.

(3) De la même façon que nous avons les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) aux États-Unis, 4 géants se sont développés au XXIe siècle chinois : les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi). 

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(4Mise à jour du 15 mai 2021 :

Amazon localise + de 75% de ses bénéfices au Luxembourg sans payer quasiment aucun € d'impôt.

Over the last decade, Amazon has generated greater untaxed profits than the total amount of taxes it has ever owed. Much of this has taken the form of “loss carryforwards”—an accounting term that describes qualifying net operating losses that are used to reduce future tax liabilities. Amazon’s net total operating loss carryforwards reached US$ 13.4 billion by 2020. This figure was higher than the total taxes payable by the group for the entirety of the group’s history to date (US$11.71 billion). Much of those losses originated from Amazon’s non-European subsidiaries. Unfortunately, Amazon’s reporting of its international affairs is perplexing and raises doubts about its tax affairs. Subsidiary data reveals that loss-making has been a common and recurring feature distributed across many members of the corporate group. For instance, one of Amazon’s Indian subsidiaries alone generated over US$3.46 billion in cumulative operating losses over the last decade. Its operating expenses averaged 220 percent greater than the level of operating revenues reported by the company.

The conclusion of this study is that Luxembourg is at the centre of Amazon’s system of globally coordinated losses that simultaneously generate also unrepatriated profits. This is supported by observation that Luxembourgish set of entities account for the inexplicable ~75% of all Amazon’s international sales.

(Extraits de Richard Phillips, Jenaline Pyle et Ronen Palan, The Amazon Method. How to Take Advantage of the International State System to Avoid Paying Tax, 14 mai 2021)
D'autre part, Rob Urie analyse dans un article en anglais l'actualité de ceci et de cela dans le régime de la destinée manifeste. Il a bien choisi son titre, il n'y va pas par quatre chemins : Capitalism and Fascism (CounterPunch, le 14 mai 2021).

vendredi 21 août 2020

Bernard Stiegler nous rappelle toujours qu'on est (tr)oppressés

Il y a 5 jours, j'ai appris que le philosophe français Bernard Stiegler, né le 1er avril 1952 à Villebon-sur-Yvette (Essonne), venait de mourir à l'âge de 68 ans à Épineuil-le-Fleuriel, le jeudi 6 août 2020. Il est l'auteur d'États de choc : bêtise et savoir au XXIe siècle  (Mille et une nuits, 2012) et coauteur, avec Denis Kambouchner et Philippe Meirieu, de L'école, le numérique et la société qui vient (Mille et une nuits, 2012).

Je vois maintenant que —pendant que j'étais éloigné de la civilisation connectée et branchée— certains média ont rapporté son décès subit et ont glosé sa vie et sa pensée non conventionnelles, dont le quotidien suisse Le Temps, édité à Lausanne :

La mort, le jeudi 6 août, à l’âge de 68 ans, du philosophe français Bernard Stiegler a quelque chose de stupéfiant. C’est une mort que rien ne laissait présager aussi subite, tant il avait l’esprit jeune, avide de modernité, ivre de ses enthousiasmes. Atteint d’un mal qui l’avait beaucoup fait souffrir il y a quelques mois et dont il pressentait un retour inéluctable, il s’est donné la mort, non en dépressif, mais en philosophe, dit son ami Paul Jorion.

Personnage volubile, attentif, amical et irascible, il s’était ces vingt dernières années consacré à la réflexion sur l’emprise des technologies numériques sur nos vies et la société, après s’être imposé sur la scène intellectuelle française, dès le milieu des années 1980, puis avec sa thèse avec Jacques Derrida en 1993, comme un penseur majeur de la technique.

La mort a figé sa vie en roman. Sans bac, tenancier d’un bar à jazz à Toulouse, il a les finances difficiles. Qu’à cela ne tienne, il va régler cela lui-même en décidant d’aller braquer une banque. Ça marche, et il y prend goût. C’est le quatrième braquage à main armée qui lui sera fatal, et lui vaudra 5 ans de prison. C’est là que, grâce à un professeur de philosophie (Gérard Granel) qui l’avait pris en amitié dans son bar, il découvre les grands auteurs, qu’il dévore avec passion.

Dès sa sortie de prison, il ira à la rencontre de Jacques Derrida; il se fait remarquer, et sa carrière s’enclenche alors, insolite, hétérodoxe, multiforme mais pas incohérente: professeur de technologie à Compiègne, directeur adjoint de l’INA (Institut national de l’audiovisuel) de 1996 à 1999, fondateur de l’association Ars Industrialis depuis 2005, professeur en Chine, directeur d’un centre de recherche au Centre Pompidou depuis 2006, il voulait dans tous ces domaines combattre la bêtise culturelle que le marché imposait à tous.

(...)

France Culture revient sur son appel à s'approprier la technologie afin de pouvoir la transformer et nous propose la réécoute de cet entretien des Chemins de la philosophie, émission d'Adèle Van Reeth, diffusé le 11 juin 2020, où il questionne les enjeux des mutations de nos sociétés engendrées par le numérique. À propos du silence, Stiegler y expliquait :

Pendant des années, en prison, j’étais enfermé avec moi-même, je ne pratiquais que l’écriture. Un des aspects très importants pour moi de l’expérience carcérale c’est l’expérience du silence absolu. Ça m’est arrivé de rester silencieux pendant des mois, sans dire un mot. J’y ai découvert un phénomène qui, je crois, a peu été étudié par les philosophes, davantage par les religieux, et parfois par des philosophe religieux comme saint Augustin : l'expérience du silence dans lequel tout à coup, ça se met à parler.  

Le Monde le présentait ainsi dans un article du 7 août :

Condamné en 1978 pour plusieurs braquages de banques, il avait étudié la philosophie en prison. Penseur engagé à gauche, il prenait position contre les dérives libérales de la société.

Le quotidien parisien y évoquait :

De 1996 à 1999, il devient directeur général adjoint de l’Institut national de l’audiovisuel (INA), avant de prendre la direction de l’Institut de recherche et de coordination acoustique/musique (Ircam) en 2002. Il y reste jusqu’en 2006, quand il est nommé directeur du Développement culturel du Centre Pompidou. C’est au sein de cette institution qu’il fonde la même année l’Institut de recherche et d’innovation (IRI), chargé d’« anticiper, accompagner, et analyser les mutations des activités culturelles, scientifiques et économiques induites par les technologies numériques, et [de] développer de nouveaux dispositifs critiques contributifs ».

(...)

Dans un texte publié en avril dans Le Monde sur son expérience du confinement (en prison et durant la crise du Covid-19), Bernard Stiegler écrivait :

« Le confinement en cours devrait être l’occasion d’une réflexion de très grande ampleur sur la possibilité et la nécessité de changer nos vies. Cela devrait passer par ce que j’avais appelé, dans Mécréance et discrédit (Galilée, 2004), un otium du peuple. Ce devrait être l’occasion d’une revalorisation du silence, des rythmes que l’on se donne, plutôt qu’on ne s’y plie, d’une pratique très parcimonieuse et raisonnée des médias et de tout ce qui, survenant du dehors, distrait l’homme d’être un homme. »

Donc, il fut directeur général adjoint de l'INA et justement, le site de l'INA rend aussi son hommage à Bernard Stiegler et nous rappelle la diffusion en 2017-2018 d'une série pour le Web intitulée (Tr)oppressé, une initiative intéressante qui produisit 10 épisodes de 5-7 minutes environ :

01 – SOUS HAUTE TENSION
02 – CONSO, BOULOT, DODO
03 – TEMPS DE CERVEAU DISPONIBLE
04 – MOBILISATION GÉNÉRALE
05 – EN DIRECT, UNE RÉACTION ?
06 – ALGORITHMES ENDIABLÉS
07 – CERVEAU EN MODE AVION
08 – L’AMOUR EST DANS LE SWIPE
09 – TOUT POUR ÊTRE HEUREUX
10 – BASIQUE INSTINCT (C’EST L’INTUITION QUI COMPTE)

C'était une production signée en 2017 par Les Bons Clients pour ARTE et l'INA, réalisée par Adrien Pavillard et écrite en collaboration avec Emmanuelle Julien et Meriem Lay. Elle fut accessible sur Arte Créative à partir du 11 décembre 2017 et est toujours visionnable sur le site d'ARTE jusqu'au 30 novembre 2020. L'idée de (Tr)oppressé partait de la constatation et les questions suivantes :

« Et si désormais, être débordé, agité, speedé, overbooké, c’était ringard ? Sous pression en permanence, nous manquons tous de temps, nous courons partout avec le sentiment que nos vies nous échappent. La faute à qui ? En partie aux nouvelles technologies. N’avons-nous pas développé une addiction aux ordinateurs, smartphones, réseaux sociaux, applications et sites de rencontres ? Nos désirs sont brouillés par l’avalanche de sms, mails, notifications, informations et sollicitations publicitaires. Couplés aux objectifs de rentabilité, les algorithmes nous auraient transformés en machines à produire et à consommer. Mais au final, est-ce que tout ça nous rend plus heureux ? À vouloir être partout, tout faire, est ce que nous n’oublions pas l’essentiel ? Et le plaisir de vivre ? ».

Dans le chapitre nº 6 de cette websérie, consacré aux Algorithmes endiablés, Bernard Stiegler nous livrait ses pensées là-dessus. L'épisode était introduit ainsi :

C’est le chaos ! L’époque nous rend dingos ! Nous voilà pilotés par des algorithmes qui vont 4 millions de fois plus vite que nous. Plus personne ne les contrôle. Or, c’est sur eux que reposent la finance mondiale et son système spéculatif. Conséquence : de cadre à l’ouvrier, le savoir perd sa valeur et son sens. 

Et si nous remettions les algorithmes à notre service ? Leur objectif serait alors de nous apporter plus de bonheur. N’était-ce pas au fond l’utopie première de la modernité ?

 Le site de l'INA montre le volet et le résume (j'y mets du rouge) :

(...) Bernard Stiegler analysait la complexité technologique sans cesse grandissante ayant pour conséquence la prolétarisation de tous les métiers.

Prenant pour exemple la crise des subprimes de 2008 et la déclaration du président de la Réserve fédérale de l'époque, Alan Greenspan, de ne « pas tout comprendre » au mécanisme ayant amené l'effondrement de l'économie internationale, Bernard Stiegler démontre la « prolétarisation » de tous les acteurs de la société, du plus petit travailleur au « patron de la finance mondiale ».

Citant les écrits de Marx et Engels, pour qui « être prolétarisé, c'est perdre son savoir et se mettre à travailler pour un système qu'on ne comprend pas et qu'on ne peut pas changer », Bernard Stiegler alerte sur le danger que fait peser la technologie sur nos vies. Car cette frustration d'être dépossédé par la machine entraîne chez l'homme la « disruption », un panel de sentiments négatifs mêlant « chaos, angoisse et agressivité ».

Devant une telle accélération technologique, le philosophe estime que « nous approchons d'un moment où la bifurcation chaotique sera absolument incontrôlable ». D'où la nécessité de « sortir de ce modèle, de le repenser, de reconstituer des circuits courts », « non pas pour revenir en arrière ou rejeter [la technologie] », mais afin « d'utiliser les réseaux intelligemment ». Dans le but de mettre l'économie et la technologie au service de l'homme, et pas l'inverse comme jusqu'à présent : « Construire une économie mondiale qui soit solvable, durable, et qui fasse augmenter la néguentropie*, c'est-à-dire, le bonheur de vivre ». 

Parmi ses nombreuses implications universitaires au service de la recherche et de l'éducation, Bernard Stiegler avait notamment collaboré avec l'Institut national de l'audiovisuel.

Rédaction Ina le 07/08/2020 à 12:22. Dernière mise à jour le 10/08/2020 à 09:42.

Point de départ, ladite déclaration de l'inénarrable filou Alan Greenspan du 23 octobre 2008, auprès du Sénat étasunien, à propos de l'arnaque des subprimes et de la résistance des bâtiments, pardon, des liquidités virtuelles : 

Donc, le problème ici, c'est que ce qui semblait être un édifice très solide et un pilier essentiel de la concurrence de marché et des marchés libres, s'est effondré et, comme je l'ai dit, cela m'a choqué. Je ne comprends toujours pas tout à fait pourquoi c'est arrivé.

Selon Stiegler, cette déclaration voulait dire qu'il était prolétarisé au sens où Marx et Engels en 1848 avaient décrit la prolétarisation (cf. le résumé ci-dessus). Et il arrive qu'« aujourd'hui, on est pilotés [et traités] par des algorithmes**, y compris ceux qui veulent créer des algorithmes pour piloter des choses [qui] se retrouvent eux-mêmes pilotés par les algorithmes, y contrôlent plus rien ».

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* Néguentropie : anglicisme [neg(ative) entropy]. « Entropie* négative ; augmentation du potentiel énergétique » (© 2020 Dictionnaires Le Robert - Le Petit Robert de la langue française).

** Toutes nos données et activités sur le Net son traitées en permanence et en temps réel par des algorithmes qui font ce qu'on appelle du calcul intensif, qui sont capables de traiter des milliards de données simultanément, explique Stiegler.
Quant aux déboires des mathématiques en finance, cliquez ici et lisez notamment la note en bas de page pour accéder aux aveux (d'une candeur gonflée, si j'ose dire) de Nicole El Karoui.
Stiegler nous rappelle aussi, dans son intervention pour (Tr)oppressé, que « le modèle spéculatif qui avait craqué en 2008 a été reconfiguré en profondeur et en exploitant de plus en plus ce qu'on appelle les mathématiques financières utilisant les algorithmes, pour produire une nouvelle spéculativité, moins visible, plus complexe. [cf. encore Jean de Maillard et son ouvrage L'Arnaque] On a de plus en plus de mal à anticiper ce qui va se passer, on a l'impression qu'on est dans ce que les Punks depuis 1977 à Liverpool appellent NO FUTUR. » 

vendredi 1 mai 2020

L'Histoire du 1er Mai avec Zinn, Azam, Mermet et Terkel

Le Premier Mai n'est pas pour moi la fête du travail —ni du travail ni du télétravail, nous rappellent Les Mutins de Pangée dans un courriel—, mais la fête où les travailleurs peuvent penser à leurs luttes du passé et à leur réalité d'aujourd'hui. Le travail n'est pas à revendiquer, loin de là. C'est une autre société, une autre manière de vivre qu'il nous faut, d'autres valeurs, d'autres rapports.

Connaître l'histoire devrait nous aider à mieux réfléchir là-dessus, et grâce à Daniel Mermet et son site d'information et de débat Là-bas si j'y suis, ancienne émission de radio sur France Inter, nous disposons d'enregistrements audio et vidéo en français pour connaître celle très anarchiste du 1er Mai. À ce sujet, n'hésitez pas à visiter le site de Là-bas.

Voici un extrait illustratif du film Howard Zinn, une histoire populaire américaine, d'Olivier Azam et Daniel Mermet, sorti au cinéma en 2015 :

Disponible en DVD,VOD et téléchargement : lesmutins.org/howard-zinn-une-histoire-populaire-50
Facebook du film : facebook.com/HowardZinnFilm

L’appel à la grève générale du 1er mai 1886 pour la journée de travail de 8 heures, lancé par l’American Federation of Labor, fut largement suivi : il y eut 350.000 grévistes dans tout le pays.
À la grande usine de matériel agricole McCormick Reaper Works, à Chicago, August Spies, militant anarchiste, fut le dernier à prendre la parole devant la foule des manifestants. Au moment où celle-ci se dispersait, 200 policiers firent irruption et chargèrent les ouvriers. Il y eut un mort et une dizaine de blessés. Spies lança alors un appel à un rassemblement de protestation contre la violence policière, qui se tiendrait le 4 mai. Ce rassemblement se voulait pacifiste, mais une autre exhortation invitait les prolétaires à venir armés dans un seul but d’autodéfense. Albert Parsons avait imprimé le tract mais Spies s’opposa à sa diffusion. Parsons était l’un des meilleurs orateurs en anglais du Parti des Travailleurs ; il avait été renvoyé du Times de Chicago l’été 1877.

Le massacre de Haymarket Square survint le soir du 4 mai 1886, après un meeting tranquille. À la fin de la manif, la police chargea inopinément, puis une explosion à la dynamite retentit : 66 policiers furent blessés, dont 7 mourraient. Nouveau sale boulot de l’agence de détectives privés Pinkerton, véritable milice patronale ? La réaction de la police entraîna beaucoup de morts et 200 blessés parmi les travailleurs.
À la suite des ces événements, la police arrêta, sans preuves, 8 dirigeants anarchistes organisateurs de la concentration —qui n’étaient pas allés à Haymarket ce jour-là, à l’exception de Samuel Fielden, l’orateur qui parlait lors de l’explosion de la bombe.

Ces 8 syndicalistes furent condamnés à mort, sentence qui provoqua un tollé international ; il y eut des réactions en France, aux Pays Bas, en Russie, en Italie et en Espagne. À Londres, George Bernard Shaw, William Morris et Pierre Kropotkine (Пётр Алексеевич Кропоткин), entre autres, soutinrent un rassemblement de protestation. Les condamnations d’Oscar Neebe, Michael Schwab et Samuel Fielden furent commuées en prison à perpétuité.

Le 10 novembre 1887, Louis Lingg se suicida dans sa cellule. C’était la veille de leur exécution. Les 4 autres condamnés —George Engel, August Spies, Albert Parsons et Adolf Fischer— furent pendus le 11 novembre 1887. Le Chicago Mail, fidèle au rôle traditionnel de la Presse sérieuse ou "de référence", avait condamné d’avance Parsons et Spies. Les capitaines d'industrie purent assister à la pendaison par invitation, ce qui prouve que la Police et la Justice ne sont pas de classe.

Ces lynchés par la Justice étasunienne furent réhabilités juste six ans plus tard, en 1893. August Spies avait déclaré avant d’être pendu : « The day will come when our silence will be more powerful than the voices you are throttling today. » (« Le jour viendra où notre silence sera plus puissant que les voix que vous étranglez aujourd’hui. »)
Le gouverneur de l'Illinois, John Peter Altgeld, déclara que le climat de répression brutale instauré depuis plus d'un an par l'officier John Bonfield était à l'origine de la tragédie :
« While some men may tamely submit to being clubbed and seeing their brothers shot down, there are some who will resent it and will nurture a spirit of hatred and seek revenge for themselves, and the occurrences that preceded the Haymarket tragedy indicate that the bomb was thrown by some one who, instead of acting on the advice of anybody, was simply seeking personal revenge for having been clubbed, and that Capt. Bonfield is the man who is really responsible for the death of the police officers. »

« Alors que certains hommes se résignent à recevoir des coups de matraque et voir leurs frères se faire abattre, il en est d'autres qui se révolteront et nourriront une haine qui les poussera à se venger, et les événements qui ont précédé la tragédie de Haymarket indiquent que la bombe a été lancée par quelqu'un qui, de son propre chef, cherchait simplement à se venger personnellement d'avoir été matraqué, et que le capitaine Bonfield est le véritable responsable de la mort des agents de police. »

— cité dans Reasons for pardoning Fielden, Neebe and Schwab (1893) [archive], p. 49, Musée d'histoire de Chicago. SOURCE de la citation originale en anglais : Wikipedia.


L'incontournable site de Là-bas nous fournit également, entre autres contenus, cette vidéo qui montre le journaliste radiophonique et historien oraliste Louis Studs Terkel à Haymarket Square, Chicago, en mai 1996 :

Studs Terkel : « il y a 110 ans, ici même, l’histoire a été écrite »

En mai 1996, 110 ans après le massacre de Haymarket Square, le journaliste Studs Terkel rendait hommage à la lutte des travailleurs pour la journée de huit heures. Une églantine au poing, il concluait : « let’s keep battling », continuons le combat !



Là-bas nous suggère aussi deux lectures essentielles en la matière :
Albert Parsons et August Spies, Haymarket : pour l’exemple, Spartacus, 2006
Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis, de 1492 à nos jours, éditions Agone, 2002.
J'ai beaucoup eu recours au grand ouvrage de Howard Zinn, tout comme au film d'Azam et Mermet, pour reconstruire l'histoire du massacre de Haymarket et de la condamnation des huit boucs émissaires anarchistes. Hommage.

dimanche 5 avril 2020

Ne travaillez jamais (Alastair Hemmens) et la Wertkritik

« La seule chance est celle de sortir du capitalisme
industriel et de ses fondements, c’est-à-dire de la
marchandise et de son fétichisme, de la valeur, de
l’argent, du marché, de l’État, de la concurrence,
de la Nation, du patriarcat, du travail et du narcissisme,
au lieu de les aménager, de s’en emparer,
de les améliorer ou de s’en servir. »
Anselm Jappe.

« De nos jours, le travail est un droit et l'oisiveté,
à moins qu'elle ne soit involontaire, est une offense aux hommes.
Il en est tout autrement au Moyen Age. L'oisiveté y est " sainte ",
digne d'estime, voire d'admiration. Ne rien faire est synonyme
de noblesse et de foi, à l'exemple du moine voué à la prière.
Le négoce est " vulgaire et impie ", quant au " travail ",
le mot n'existe pas avant le XVIe siècle. Travailler est une punition
celle que le créateur infligea au premier couple après la Faute
et cette malédiction se trouve renforcée par la pratique de l'esclavagisme. »
Présentation de Robert Fossier, Le travail au Moyen Âge, Fayard, 2000.

« L'abolition du travail, si cela veut au moins avoir une
signification positive, ne sera pas le résultat d'une prouesse
technologique, mais le résultat d'êtres humains pensant
de manière critique et agissant en conséquence. »
Alastair Hemmens, Ne travaillez jamais, p. 79.

« Il ne s'agit pas de rendre le travail libre, mais de le supprimer. »
Karl Marx, L'Idéologie allemande,
Paris, Éditions sociales, 1968, p. 232,
(et dernier mot de la conclusion de Hemmens).


(Ce billet est toujours en chantier)

Avez-vous toujours pensé, comme moi (1), que le délire productiviste du Capitalisme est aberrant, contre-productif, destructif, inhumain, belliqueux, biodiversitéphage, infantilisant, plastifiant, kitsch, tarte, disneyforme, technolâtre, bidon, esbroufe, débile, taré et tarant, boulotmique ? Oui ? Non, jamais ? Est-ce possible ?
Eh ben, dans les deux cas, je vous suggère la lecture d'un ouvrage récent du chercheur britannique Alastair Hemmens, Ne travaillez jamais. La critique du travail en France de Charles Fourier à Guy Debord, Albi, Crise & Critique, mai 2019, 326 p. (ISBN : 978-2-490831-01-2. Diffusion et distribution : Hobo-diffusion / Makassar distribution).
Au bout du compte, cette devise, « Ne travaillez jamais », est l'exact contraire du panneau au-dessus des portes des camps de concentration nazis, « Arbeit macht frei », inscription scandée méthodiquement et métalliquement par tant de libéraux avec délectation ; ce sont des variations sur un même thème genre « C'est par le travail qu'on devient libre » d'un Nicolas Sarkozy à Montpellier. Bien avant Sarko, un type bien plus brillant et Lumières que lui l'avait expliqué sans subterfuges (le gras est de mon cru) :
« Quand nous parlons de la sagesse qui a présidé quatre mille ans à la constitution de la Chine, nous ne prétendons pas parler de la populace ; l'esprit d'une nation réside toujours dans le petit nombre, qui fait travailler le grand nombre, est nourri par lui, et le gouverne. Certainement cet esprit de la nation chinoise est le plus ancien monument de la raison qui soit sur la terre. » 
Citation qui en dit long sur les concepts libéraux d'esprit, travail, alimentation, mérite, gouvernement (et, aujourd'hui, gouvernance), monument et raison —on dirait la glossature du discours libéral cyniquement simple et nette, peut-être parce qu'à l'époque la majorité du grand nombre ne savait pas lire et que l'on s'attendait à une réception de salon, littéralement de classe. C'était Voltaire dans L'essai sur les mœurs et l'esprit des nations (2).


Ne travaillez jamais ! ..., ce fut Guy Debord (1931-1994) qui traça ce fameux graffiti en 1953 sur un mur de Paris —bien avant Mai 68, mouvement à double tranchant.


Présentation de Crise & Critique :

Qu’est-ce que le travail ? Pourquoi travaillons-nous ? Depuis des temps immémoriaux, les réponses à ces questions, au sein de la gauche comme de la droite, ont été que le travail est à la fois une nécessité naturelle et, l’exploitation en moins, un bien social. On peut critiquer la manière dont il est géré, comment il est indemnisé et qui en profite le plus, mais jamais le travail lui-même, jamais le travail en tant que tel. Dans ce livre, Hemmens cherche à remettre en cause ces idées reçues. En s’appuyant sur le courant de la critique de la valeur issu de la théorie critique marxienne, l’auteur démontre que le capitalisme et sa crise finale ne peuvent être correctement compris que sous l’angle du caractère historiquement spécifique et socialement destructeur du travail. C’est dans ce contexte qu’il se livre à une analyse critique détaillée de la riche histoire des penseurs français qui, au cours des deux derniers siècles, ont contesté frontalement la forme travail : du socialiste utopique Charles Fourier (1772-1837), qui a appelé à l’abolition de la séparation entre le travail et le jeu, au gendre rétif de Marx, Paul Lafargue (1842-1911), qui a appelé au droit à la paresse (1880) ; du père du surréalisme, André Breton (1896-1966), qui réclame une « guerre contre le travail », à bien sûr, Guy Debord (1931-1994), auteur du fameux graffiti, « Ne travaillez jamais ». Ce livre sera un point de référence crucial pour les débats contemporains sur le travail et ses origines.
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Sommaire
Introduction. Théorie marxienne et critique du travail
Chapitre 1. Charles Fourier, le socialisme utopique et le « travail attrayant ».
Chapitre 2. Paul Lafargue, les débuts du marxisme en France et le Droit à la paresse.
Chapitre 3. André Breton, l’avant-garde artistique et la « guerre au travail » du surréalisme.
Chapitre 4. Guy Debord, l’Internationale situationniste et l’abolition du travail aliéné.
Chapitre 5. Le nouvel esprit du capitalisme et la critique du travail en France après Mai 68.
Conclusion. Nouvelles de nulle part ou une ère de repos.

Alastair Hemmens est un auteur, chercheur et traducteur qui vit à Cardiff, au Pays de Galles.
Il est Lecturer on French dans la School of Modern Languages de la Cardiff University.
Ses recherches portent sur la théorie critique et l'histoire intellectuelle et culturelle européenne moderne. L'édition originale de son livre s'intitule The Critique of Work in Modern French Thought, from Charles Fourier to Guy Debord (Londres: Palgrave Macmillan, 2019).
Hemmens a traduit un certain nombre d'ouvrages théoriques du philosophe Anselm Jappe, dont The Writing on the Wall: On the Decomposition of Capitalism and its Critics (Londres: Zero Books, 2017), et il a déjà édité une collection d'essais, L'Extrême littéraire (Cambridge: CSP, 2012).
Il a beaucoup écrit sur les situationnistes, y compris une thèse de doctorat sur la vie et l'œuvre de Raoul Vaneigem (Lessines, Hainaut, Belgique, 1934), et, en 2014, il a reçu une bourse Leverhulme Early Career Fellowship.
Quant à Raoul Vaneigem, il est toujours là, irréductible. Cliquez ici pour accéder à son abécédaire, mis en ligne par l'excellente revue Ballast.

Nous devons la préface de cette édition de Ne travaillez jamais à Anselm Jappe et sa version française à une véritable équipe de traducteurs : Bernard Ferry, Nicolas Gilissen, Françoise Gollain, Richard Hersemeule, William Loveluck, Jeremy Verraes.
La préface de Jappe, tout comme l'introduction de Hemmens, intitulée Théorie marxienne et critique du travail (66 pages), sont deux vrais essais de colportage de la Wertkritik ou « critique de la valeur » —voire de la Wert-Abspaltungskritik ou « critique de la valeur-dissociation » (3).
Comme le signale Anselm Jappe dans son avant-propos :
Pour l'essentiel, Hemmens montre que presque tous les auteurs [abordés dans cet ouvrage], bien loin d'être trop « radicaux », ne sont pas allés assez loin dans leur critique du travail. Tout en dépassant la simple question du travail exploité et aliéné, ils ne sont pas vraiment arrivés à une critique « catégorielle » du travail, se limitant souvent à une critique « empirique » ou « phénoménologique ».
La méta-critique de Hemmens, c'est-à-dire sa critique des critiques du travail, se fonde elle-même sur la « critique de la valeur » : l'approche qui, en reprenant des aspects essentiels de la critique de l'économie politique de Marx, part de l'analyse de la valeur et de la marchandise, de l'argent et du travail dans sa double nature — abstrait et concret. Ce courant international a été développé par les revues allemandes Krisis et Exit ! et leur auteur principal Robert Kurz à partir de 1987, ainsi que par Moishe Postone aux États-Unis dans les mêmes années.
Pour ceux qui chercheraient un petit point de repère, disons que Robert Kurz (1943-2012) travaillait de nuit dans le conditionnement de journaux en vue de leur livraison. Quant à son rôle dans l'élaboration de la Wertkritik, Anselm Jappe précisait, dans un entretien en 2015 :
La critique de la valeur a été élaborée depuis la fin des années 1980 par les revues allemandes Krisis et Exit ! et leur auteur principal Robert Kurz. Elle s’inscrit dans la pensée de Karl Marx, mais elle rompt avec presque tout ce qui est connu comme « marxisme », et même avec le « marxisme critique ». Elle reprend plutôt les catégories centrales de la critique de l’économie politique de Marx : le travail abstrait, la marchandise, la valeur, l’argent et le fétichisme de la marchandise. Pour Marx, ces catégories ne sont ni « neutres » ni « supra-historiques », mais constituent le caractère spécifique de la société capitaliste. Elles en expliquent aussi le potentiel destructeur. C’est surtout le concept de travail abstrait qui se révèle central pour comprendre la crise actuelle de la société marchande : dans le travail abstrait – dont les origines se situent à peu près à la fin du Moyen Âge - l’activité humaine n’est pas prise en compte pour ses qualités réelles et son contenu, mais seulement en tant que dépense d’énergie humaine indifférenciée, mesurée par le temps (4). Cela implique une inversion entre l’abstrait et le concret : chaque activité, chaque produit ne compte qu’en tant que quantité déterminée d’un travail sans contenu - son côté abstrait. Le côte « concret » - ce qui réellement intéresse les êtres humains – n’a droit à l’existence qu’en tant que « porteur » de l’abstrait. Nous le voyons dans le fait que le prix en argent décide du destin de tout objet, toute activité : cependant, cela n’est pas dû à l’« avidité » d’une classe sociale particulière, mais est un fait structurel. – Le marxisme traditionnel, au contraire, a toujours accepté, au moins implicitement, l’existence du travail, de la marchandise, de l’argent et de la valeur marchande et s’est battu essentiellement pour leur distribution plus « juste », non pour leur abolition. Les « luttes de classes » (5), tout en étant bien réelles, n’allaient pas en général au-delà de l’horizon créé par les catégories de base du capitalisme. (...)
JAPPE, Anselm. Critique de la valeur et société globale. In : Philosophie, science et société [en ligne]. 2015
Donc, la Wertkritik critique le travail, la valeur (non seulement sa distribution), l’argent et le fétichisme de la marchandise, c’est-à-dire, les catégories de base du système capitaliste en place.
Et sa critique de la valeur est pleine, radicale, elle ne cible pas que la valeur d'échange ; la valeur d'usage n'est pas épargnée, notamment depuis Kornelia Hafner et son article Le fétichisme de la valeur d'usage. Robert Kurz écrit :
Elle ne désigne pas une « utilité » en soi, mais seulement une utilité sous les contraintes du système moderne de production de marchandises. Pour Marx, au XIXe siècle, ce fait n’était peut-être pas encore aussi clair. Le pain et le vin, les livres et les chaussures, la construction de maisons et les soins infirmiers semblaient semblables à eux-mêmes, qu’ils soient produits de manière capitaliste ou non. Cette situation a changé radicalement. Les aliments sont cultivés en fonction de normes d’emballage ; les produits ont une « obsolescence programmée », de sorte qu’on doit en racheter de nouveaux rapidement ; les personnes malades sont traitées en fonction de normes commerciales, comme les voitures dans une station de lavage. Le débat, qui dure depuis des décennies, sur les conséquences destructrices des transports privés et de l’expansion urbaine, n’a eu aucune conséquence.
[À propos des valeurs d'usage, je suggère la lecture de la critique de Frédéric Lordon que j'évoque à la fin de la note 3 de ce billet. Ou la lecture de Thorstein Veblen.]
Voici d'autres extraits significatifs de la préface d'Anselm Jappe à Ne travaillez jamais. La critique du travail en France de Charles Fourier à Guy Debord :
(...) Pour Hemmens, comme pour toute la critique de la valeur, il faut réfuter une conception ontologique, transhistorique du travail qui l’identifie à l’activité productrice en tant que telle. La question n’est pas que la fatigue fût absente dans les sociétés précapitalistes, mais qu’il n’y avait pas de séparation entre une sphère du « travail » et une autre du « non travail ». De nombreuses recherches en anthropologie confirment la justesse de cette « dé-naturalisation » de la catégorie du travail. Il faut questionner tout travail, et non seulement le travail « aliéné » ou « exploité ». Ce qu’on appelle « travail » est toujours nocif en tant que forme sociale, indépendamment de son contenu particulier : il s’agit inévitablement de l’effacement des qualités spécifiques qui caractérisent les activités et leurs résultats. Au fond, tout travail est du « travail abstrait ». (...)

(...) La critique « catégorielle », un terme puisé chez Kurz, vise la distinction entre travail et non-travail en tant que telle et indique que, dans le capitalisme, toute activité qui se présente comme « travail » n’est que la nourriture du capital. (...) C’est l’indifférence de ce travail pour tout contenu et pour toute conséquence, et sa séparation par rapport au reste de la vie, qui constituent son potentiel destructif.
Dans les présentations et analyses de ses auteurs, Hemmens se montre très juste. Ainsi, il met en évidence les ambiguïtés de Fourier, son antisémitisme viscéral, tout comme le fait qu’il ne veut pas vraiment abolir le travail. Au contraire, dans les phalanstères, on travaille énormément — à la seule différence que le travail n’y est plus « répugnant », mais est devenu « attrayant ». Hemmens qualifie cela de révolution « dans l’adjectif ». Fourier reste donc (...) productiviste, (...) comme les entreprises qui prétendent que c’est un plaisir de travailler pour elles. (...)

En parlant de Paul Lafargue, Hemmens met en relief l’actualité de ses invectives contre la complicité de nombreux travailleurs avec leurs patrons (...). Il souligne l’influence des anarchistes français du début du siècle sur les surréalistes, et il présente des textes peu connus de Tristan Tzara et de Louis Aragon qui n’ont pas toujours été les adorateurs du prolétariat et de son grand chef qu’on a connus...
L’étude présente les situationnistes comme le point de convergence entre la critique marxiste et la critique surréaliste-poétique, où le « ne travaillez jamais » que le jeune Debord traça en 1953 sur un mur de Paris devient central. (...) Après l’explosion de 1968, un refus du travail s’est répandu —timidement— dans certaines franges de la contestation, en particulier dans l’ultragauche, souvent influencées par les situationnistes. Hemmens attire l’attention surtout sur le groupe peu connu de l’Union ouvrière, active vers le milieu des années 1970 en tant que scission de Lutte ouvrière. Elle prônait l’abolition de l’« esclavage salarié » et a évolué ensuite vers la naissante Autonomie ouvrière. Un peu plus tard, Jean-Marie Vincent a ouvert une réflexion importante avec son livre Critique du travail (1987) qui a influencé André Gorz. Celui-ci, dans ses derniers ouvrages, est passé de la recherche d’un travail « alternatif » à une critique catégorielle du travail, influencée ouvertement par la critique de la valeur.
(...) Espérons que ce livre nuira le plus possible à la société du travail.
Nous adhérons à cet espoir.
Anselm Jappe est né à Bonn, le 3 mai 1962, et enseigne l’esthétique et la philosophie à l’Accademia di Belle Arti di Sassari (Italie).
Théoricien de la « nouvelle critique de la valeur », il est spécialiste en Guy Debord. Il a expliqué, dans une interview (propos recueillis par Marc Losoncz) :
« Il n’y a pas de filiation directe entre la critique de la valeur et les situationnistes. Guy Debord était très peu connu en Allemagne à l’époque où la Wertkritik s’est formée et c’est plutôt moi qui ai établi ensuite le lien. Ce sont deux moments historiquement bien différents. »
Sur Debord, Jappe explique :
« Il m’est arrivé de parler avec des personnes qui me disaient qu’elles venaient de lire La société du spectacle – mais sans avoir compris qu’il s’agit d’un livre paru il y a quarante ans. Donc il y a des gens qui croient que le livre est paru tout récemment. Effectivement, c’est une des rares œuvres des années 1960 qu’on peut encore lire aujourd’hui : pour le style, mais aussi pour l’analyse d’une époque où naît la société d’information et de consommation – une nouvelle forme de marchandisation du monde et de la vie.
La société du spectacle
a été souvent qualifiée de « prophétique ». Ce n’est pas seulement une critique de la télévision, mais plus généralement une critique de la passivité organisée où les personnes contemplent d’autres personnes qui vivent à leur place, en guise de compensation de la pauvreté de leur vie.
Debord était un des premiers à reprendre les concepts marxiens de marchandise et de fétichisme de la marchandise. Son actualité consiste justement dans sa contribution à la création d’une critique sociale nouvelle qui analyse le caractère anonyme et fétichiste de la domination capitaliste – même si la théorie de Debord était encore assez mêlée à d’autres formes de marxisme plus traditionnelles.
L’autre aspect essentiel de l’agitation situationniste réside dans le fait d’avoir combattu le spectacle avec des moyens non spectaculaires, donc d’avoir démontré qu’on peut combattre le capitalisme sans s’exposer dans les médias, sans enseigner à l’université et sans militer dans des partis. C’est aussi une leçon sur la dignité du refus. »
Dans le même entretien, il apporte une précision simple et lumineuse :
« Il existe évidemment des luttes des classes, parce que le capitalisme est une société basée sur la concurrence – il y a toujours une lutte autour de la distribution de la valeur. Mais aujourd’hui cette lutte n’a plus – et n’a eu que rarement dans le passé – le caractère d’une lutte pour ou contre le capitalisme. Ses participants ont presque toujours présupposé et accepté l’existence de la valeur, de l’argent et de la marchandise. (...) Avec le déclin du prolétariat classique, la gauche a indiqué beaucoup d’autres « sujets révolutionnaires » possibles – que ce soient les travailleurs informatiques, les travailleurs précaires, les femmes, ou encore les peuples du tiers-monde etc. Mais on a vu qu’aucune catégorie qui participe au cycle du travail et du capital n’est en tant que telle en dehors du capital. »
Voici encore une entrevue avec lui, en castillan, pour elsaltodiario.

Anselm Jappe est l'auteur de Guy Debord (essai publié chez Via Valeriano 1995, Denoël 2001, La Découverte 2020), Les Aventures de la marchandise (Denoël, 2003, 2017), L’Avant-garde inacceptable. Réflexions sur Guy Debord (Lignes, avril 2004), Crédit à mort. La décomposition du capitalisme et ses critiques (Lignes, 2011), Pour en finir avec l'économie. Décroissance et critique de la valeur avec Serge Latouche (Libre et Solidaire, Paris, 2015) et La société autophage. Capitalisme, démesure et autodestruction. (La Découverte, 2017, 2019).

Anselm Jappe : Autodestruction et démesure du capitalisme. 23 janvier 2018.
Xerfi Canal a reçu l'essayiste allemand, à l'occasion de
la publication de son livre La société autophage.
Une interview menée par Thibault Lieurade


Cet essai d'Alastair Hemmens est un précieux précis de contributions françaises à la critique du travail constituant une particulièrement riche tradition dans ce domaine. Mis à part les grands noms méritant des chapitres personnels...
(...) l'utopiste socialiste Charles Fourier (1772-1837), qui a appelé à l'abolition de la séparation entre travail et loisirs ; le gendre rebelle de Marx, Paul Lafargue (1842-1911), qui a réclamé Le droit à la paresse (1880) ; le père du surréalisme André Breton (1895-1966) , qui déclarait une « guerre au travail » ; et, bien sûr, le situationniste français Guy Debord (1931-1994), (...).
..., Hemmens reconnaît l'existence d'une foule d'autres groupes et personnalités qui ont précédé ces auteurs ou leur ont succédé. Voici quelques références à suivre en la matière citées par le professeur de Cardiff, sans compter bien entendu les traductions françaises de la théorie de la Wertkritik  :
— Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations, Collection Blanche, Gallimard, Paris, décembre 1967.
— Le journal « Union ouvrière, pour l'abolition de l'esclavage salarié », Bordeaux, à partir de décembre 1974.
— Claude Berger - les Associationnistes, Pour l'abolition du salariat, Éd. Spartacus, 1976. Recueil comprenant, en première partie, une série d’articles parus dans «La Gueule Ouverte» (N° 122 et 123, Septembre 1976), en seconde partie, un manifeste diffusé une première fois sous forme ronéotée en 1975 et épuisé depuis. Article de mondialisme.org.
Jean-Marie Vincent, La Théorie critique de l'École de Francfort, Galilée, Paris, 1976.
— Alexis Chassagne et Gaston Montracher, La Fin du travail, Éditions Stock, Paris, janvier 1978.
— André Gorz, Adieux au prolétariat. Au-delà du socialisme, Galilée, Paris, 1980.
Jean-Marie Vincent, Critique du travail. Le faire et l'agir, PUF, Paris, 1987. Pages 1-77 en pdf. Pages 78-162 en pdf.
— André Gorz, Métamorphoses du travail. Quête du sens, Galilée, Paris, 1988.
— Luc Boltanski et Ève Chiapello : Le nouvel esprit du capitalisme, Collection Tel (n° 380), Gallimard, février 2011, édition augmentée d'une postface inédite des auteurs (Première parution en 1999).
— Pierre Carles, Attention Danger Travail, Film documentaire, 2003.
— Corinne Maier, Bonjour Paresse : De l'art et de la nécessité d'en faire le moins possible en entreprise, Gallimard, Paris, 2004.
— Stephen Bouquin (coord.), Résistances au travail, Syllepse, Paris, 2008.
— Michael Seidman (historien étasunien), Ouvriers contre le travail. Barcelone et Paris pendant les fronts populaires, éditions Senonevero, Marseille, 2010 (1991).
— Dominique Méda, Le Travail, une valeur en voie de disparition ?, Flammarion, Paris, nouvelle édition mars 2010 (1995).
— Maurizio Lazzarato, Marcel Duchamp et le refus du travail, Les Prairies ordinaires, Paris, 2014.
— Lorraine de Foucher, Absurdes et vides de sens : ces jobs d'enfer, Le Monde, 22 avril 2016.
Jean-Marie Vincent, « La Légende du travail », in éd. Pierre Cours-Salies, La Liberté du travail, Syllepse, Paris, 6 Octobre 2018.
Pour des preuves empiriques et un examen de la spécificité historique dudit travail, le très méticuleux Alastair Hemmens nous renvoie, par exemple, à ces vrais bijoux :
— Jacques Le Goff, « Pour une étude du travail dans les idéologies et les mentalités du Moyen âge », dans Lavorare nel medio evo. Rappresentazioni ed esempi dall'Italia dei secc. X-XVI (Todi, Presso L'Academia Tudertina, 1983).
— Robert Fossier, Le travail au Moyen Âge (Paris, Fayard, 2000 ; Pluriel, 2012).
— Daniel Becquemont et Pierre Bonte, Mythologies du Travail. Le Travail Nommé (Paris, L'Harmattan, 2004, pp. 8-9).
— Michel Freyssenet, « Invention, centralité et fin du travail », CSU, Paris, 1999, 15 p. Édition électronique, freyssenet.com, 2006.
Marie-Noëlle Chamoux, « Société avec et sans concept de travail : remarques anthropologiques », Sociologie du travail, vol. 36, Sept. 1994, pp. 57-71 (disponible également sur internet).


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(1) Les intéressé.e.s disposent sur ce blog de bon nombre de billets consacrés à la critique de la religion du travail, de la croissance et de la rage productrice qui est à la base de l'éthique, si j'ose dire, du système que nous subissons, dont...
Le Café, jeudi 5 novembre 2009.
Les mercuriales véreuses d'Angela Mère Quérulence, mardi 7 juin 2011.
Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète (Seuil, 2007), 14 juillet 2011.
La voiture, ses chiffres et la guerre, lundi 14 novembre 2011. 
L'Emploi, par Bou Grasso, vendredi 27 janvier 2012.
« La mise à mort du travail », de Jean-Robert Viallet, mardi 1er mai 2012.
Adieu à la croissance (Gadrey) pour ce Premier Mai 2013.
La sous-traitance comme traite d'êtres humains et pillage des sous publics, jeudi 7 novembre 2013.
Jacques Ellul et la croissance zéro, samedi 24 janvier 2015.
COP21, urgences planétaires et état d'urgence de l'État dans tous ses états, dimanche 29 novembre 2015.
Manifeste d'urgence sur l'état de la planète signé par 15 364 scientifiques, lundi 13 novembre 2017.
Les Gilets jaunes contre du même en pire, jeudi 17 janvier 2019.
« Travail, salaire, profit », de Gérard Mordillat et Bertrand Rothé, vendredi 25 octobre 2019.
Attention danger travail (Pierre Carles, 2003), samedi 28 mars 2020.
— Pierre Carles avait déjà été cité sur ce blog ICI et .
 Quant à l'éthique en question, elle se résume à ça (par exemple) :
L'empire du mal empire, samedi 2 avril 2011.
Quand un retournement peut en cacher un autre, mercredi 10 août 2011.
Goldman Sachs - La banque qui dirige le monde, sur ARTE, lundi 3 septembre 2012.
Le Grand Retournement, de Gérard Mordillat, samedi 26 janvier 2013.
Forbes démontre Archimède et la gravité n'existe pas dans la Finance, dimanche 17 mars 2013.
Nestlé : un empire dans mon assiette, jeudi 1er mai 2014.
Les fondations, Verne et la Finance - Paris au XXe siècle, mardi 2 août 2016.
Tromelin, un cas incroyable d'esclavage, cruauté, solidarité et survie, samedi 21 janvier 2017.
Des nullités surévaluées nous emmènent vers la Terre Gaste, samedi 16 décembre 2017.
Vacuité libérale autosatisfaite ou le triomphe de la connerie, jeudi 28 mars 2019.
La liberté du port de chaînes et "Les Routes de l'Esclavage", vendredi 30 août 2019.
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(2) Chapitre CLV (État de l’Asie au temps des découvertes des Portugais), 1756. Perspective très libérale qui était aussi celle des Pères Fondateurs de la Constitution étasunienne de 1787 ; Noam Chomsky nous le rappelle :
« The founding fathers repeated the sentiments of the British "men of best quality" in almost the same words. As one put it "When I mention the public, I mean to include only the rational part of it. The ignorant and vulgar are as unfit to judge of the modes [of government], as they are unable to manage [its] reins." The people are a "great beast" that must be tamed, his colleague Alexander Hamilton declared. Rebellious and independent farmers had to be taught, sometimes by force, that the ideals of the revolutionary pamphlets were not to be taken too seriously. The common people were not to be represented by countrymen like themselves, who know the people’s sores, but by gentry, merchants, lawyers, and other "responsible men" who could be trusted to defend privilege.
The reigning doctrine was expressed clearly by the President of the Continental Congress and first Chief Justice of the Supreme Court, John Jay "The people who own the country ought to govern it." (...) »
(3) Valeur-dissociation est l'expression communément utilisée en français par traducteurs et exégètes. Néanmoins, sa morphosyntaxe est calquée sur le terme allemand introduit par Roswitha Scholz (1959-) et, en première lecture, je me demandais s'il ne faudrait pas la traduire par « critique de la dissociation de la valeur » (expression utilisée au moins une fois par les traducteurs de Hemmens ; en anglais, l'expression établie jusqu'à présent est The Critique of Value Dissociation), quitte à accepter que le nom de cette théorie regrouperait en un mot composé les éléments d'une dichotomie (dynamique). Bien entendu, le sens et l'intention se comprennent —Hemmens et Jappe, voire Johannes Vogele, les éclaircissent très bien—, c'est la version terminologique qui me pose problème, surtout parce que, malheureusement, je n'ai pas lu directement Roswitha Scholz.
Hemmens explique qu'elle a tiré le terme « Abspaltung » de la psychanalyse freudienne pour décrire le processus de suppression, de répression et d'interdépendance de ces aspects de la vie sociale qui ne peuvent pas être gérés par la forme-travail ni ne produisent de valeur, qui sont donc exclus de la sphère de la valorisation, mais sans lesquels le travail ne pourrait pas bien fonctionner.
Comme aide à la compréhension de l'approche de la « Wert-Abspaltung », je reproduis un extrait du chapitre I de l'ouvrage d'Alastair Hemmens (pp. 70-71) :
Le capitalisme est une « totalité brisée », un système d'identité et de non-identité, dans lequel la sphère de la valorisation a développé ces caractéristiques qui ont été désignées comme « masculines » (ainsi que blanches et européennes) —dureté de cœur envers soi-même et les autres, raison, travail acharné, force physique et morale, leadership et utilisation « rationnelle » de la force (en bref tout [ce] qui permet de réaliser un profit)— et la sphère dissocié de tout ce qui se trouvait à l'extérieur a été projetée sur le « féminin » (et d'autres « altérités ») —douceur, sentimentalité, irrationalité, paresse, faiblesse physique et morale. Pour cette raison, et en règle générale, le « masque de caractère » de la valeur —sous ses formes d'argent, de travail et de capital— est tombé aux mains des hommes et le reste a été légué aux femmes et aux autres groupes marginalisés. Néanmoins, la valeur-dissociation ne doit pas être comprise en termes simplistes comme une structure strictement binaire et statique. Au contraire, non seulement les femmes ont été historiquement actives dans le domaine de la valorisation depuis le tout début (bien que souvent moins bien payées et non reconnues), mais les rôles des genres et les notions de genre ont constamment évolué depuis la création du capitalisme (...) (avec la réserve que le racisme, la transphobie, l'homophobie et le sexisme restent des problèmes empiriques très ancrés, à surmonter), le problème structurel de la dissociation n'a pas fondamentalement changé : le « travail domestique », quelle que soit l'identité de celui qui le réalise, reste nécessairement non rémunéré, dégradé, dissocié et dans une position subordonnée à la « production ». La valeur-dissociation peut changer d'apparence mais pas son caractère essentiellement tyrannique. La critique du travail devrait, comme telle, aller de pair avec une critique concomitante du patriarcat et des autres formes de marginalisation et de discrimination, mais elle ne l'a pas toujours fait.
Alastair Hemmens nous rappelle également que l'approche de la « critique de la valeur » est largement liée à ce que Robert Kurz appelle le côté ésotérique des écrits de Karl Marx.
Quant à l'importance que Hemmens accorde à son introduction, voici quel est vraiment son but (p. 79) :
En bref, la théorie critique du travail que je viens de décrire fournit une nouvelle perspective critique à partir de laquelle on peut analyser les critiques passées du travail.
Soulignons l'activité autour de la Wertkritik du site palim-psao.fr :
Palim Psao propose un ensemble de textes et videos portant sur les courants de la critique de la valeur (Wertkritik) et de la critique de la valeur-dissociation (Wert-abspaltungskritik), autour des oeuvres de Robert Kurz, Anselm Jappe, Roswitha Scholz, Norbert Trenkle, Ernst Lohoff, Moishe Postone, Clément Homs, Johannes Vogele, Benoit Bohy-Bunel... et des revues Krisis, Exit ! et Jaggernaut
Je rappelle que l'objectif de ce billet n'est pas de faire la critique de la Wertkritik. Pour les lecteurs intéressés en la matière, il existe au moins une récente critique de gauche et, disons, marxienne de la Critique de la Valeur contenue dans l'essai de Frédéric Lordon La condition anarchique. Affects et institutions de la valeur, Éd. du Seuil, octobre 2018 —concrètement, pages 81-90, dans les sous-chapitres Argent, désir et valeur d'usage et Réalités des Ferrari (contre le « virtuel », le « capital fictif » et le « faux argent »), tous deux faisant partie du chapitre 3 Pas moins creuse que les autres (La valeur économique).
(4) Je pense à une citation que j'ai trouvée dans Maurizio Lazzarato, Marcel Duchamp et le refus du travail, Paris, Les Prairies ordinaires, 2014 :
« Le temps, c'est de l'argent », dit le capitaliste, « mon capital n'est pas l'argent, mais le temps » lui répond Duchamp.
Ce petit essai de Lazzarato démarre par trois citations en exergue, dont une de Walter Benjamin qui tombe ici à point nommé (et qui est reprise par Hemmens, p. 313) :
« Marx avait dit que les révolutions sont la locomotive de l'histoire mondiale. Mais peut-être les choses se présentent-elles tout autrement. Il se peut que les révolutions soient l'acte par lequel l'humanité qui voyage dans ce train tire le frein d'urgence. »
(5) Voir Hemmens, pp. 75-76 :
Le capitalisme, en tant que tel, avait été envisagé comme engendrant son propre « fossoyeur » incarné par un sujet « radical » : la classe ouvrière. Cependant, (...) le mouvement ouvrier (...) a souvent joué un rôle important dans la levée des obstacles à la pleine réalisation de la valorisation de la valeur. (...) La lutte des classes n'est donc pas un conflit émancipateur, mais une « querelle de famille » ou une compétition pour la gestion des catégories considérées comme acquises ou même célébrées, comme dans le cas du travail, par les deux parties. (...) Aucun « sujet » ne peut nous sauver.
(...)
Face à la détérioration constante de la situation, nous avons besoin de mouvements sociaux qui cherchent à construire un mode de vie différent au-delà et contre la médiation du travail, du marché et de l'État.
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IAATA, Information Anti Autoritaire Toulouse et Alentours, le 16 juin 2019, et surtout Politikon, le 10 juillet 2017, s'étaient déjà penchés sur la Critique de la valeur.

Faut-il abolir le travail ? - Politikon #10 - YouTube, le 10 juillet 2017
« Dans ce dixième épisode de Politikon, on revient sur le thème du travail qui va bien occuper l’actualité ces temps-ci. Est-il aliénant, libérateur ? Faut-il protéger le travail ? Ou ne faudrait-il pas tout simplement le supprimer ? Cette question provocante mais non dénuée de pertinence nous permet d’introduire à un courant marxiste pas toujours bien connu : la critique de la valeur. On parle bien-sûr de Marx (valeur d'échange, valeur d'usage, travail abstrait/travail concret, fétichisme de la marchandise), mais aussi d’Aristote (différence praxis/poeisis), de Locke (la propriété est fondée sur le travail), Adam Smith et David Ricardo (valeur travail dans l'économie classique). »