À Stéphane et Arturo
Aux citoyens de San Fernando de Henares
« Les arbres de la route toujours élagués à la mode du pays
ne donnaient presque aucune ombre »
Cette citation que j'ai mise en exergue fait partie d’un fragment des
Confessions où Rousseau évoquait la route Paris-Vincennes. Chez nous, en Espagne, l’élagage à la mode du pays, c’est l’abattage —ou l’incendie.
Chronique de la spéculation ordinaire. Historiquement, la majorité des Espagnols ont dû subir, de la part de leurs élites, un double opprobre fait de cruauté et de grossièreté. Au manque de scrupules, notre classe dominante a toujours accolé une culture de la laideur et de la dévastation qu’on ne trouve facilement pas ailleurs : nos seigneurs ont toujours été des goujats dont l’abjection va de pair avec la muflerie. Et normalement, c'est le pouvoir qui établit la norme.
C’est ainsi qu’on peut expliquer l’inexplicable haine qui ravage notre littoral, nos forêts, nos campagnes… tout en avilissant nos esprits. Parmi nous, les arbres ont toujours été facilement coupables.
Chronique de la spéculation extraordinaire. Comme si la tradition ne suffisait pas, l’Espagne moderne a bien voulu y mettre du sien, c’est-à-dire, de l’étasunien, car l’argumentaire de nos cadors proconsulaires et leurs experts en matraquage n’est que du pur psittacisme friedmanite (empiré et augmenté par les oxymores qui dégoulinent de la Chimère financière) et que leur modèle « vital » n’est que le soit disant « American Way of Life » ; bref, la débauche des austères, le plus sûr chemin vers la mort de ce qui vit et rit.
D'où il résulte que maintenant, déforestation à outrance rime avec bétonnisation et bitumisation implacables, notamment dès l’arrivée au pouvoir (1996) de José Mª Aznar, Grand Apôtre de l'Intégrité de la Patrie, qui s’empressa de faire voter sa loi Rodrigo Rato du sol :
tous les terrains devenaient constructibles, on laissait faire. Pas de réaction de l'
opinion publique, loin de là ; alors que les citoyens coinçaient la bulle, la bulle financière concomitante n’était qu’une question de temps, vu d’ailleurs que l’
argent stupide suit toujours le chant des sirènes du Vrai Argent...
En général, bétonnisation et bitumisation vont ensemble ; d’un côté, la spéculation immobilière opère un étalement urbain massif qui multiple les lotissements et bétonne à tout va ; d’autre part, la machine infernale qui l’accompagne —la
caisse qui a toujours soif— provoque un goudronnage intensif tous azimuts.
Puis, les constructions spéculatives ne servant souvent vraiment à rien —ou rencontrant des obstacles insurmontables d’ordre financier ou commercial—, ces « promotions » immobilières deviennent des villes ou des cités fantômes, comme
Seseña et
Valdeluz.
En ville, côté places, boulevards et jardins, les mairies occupées par les amis du fric ou par des gogos offusqués par le prestige du prestige n’y pigent que dalle —hormis le pognon ou la « modernité » barbare.
Donc, les dallages de la fausse austérité ou du snobisme triomphant remplacent la terre et les parterres. Nous disposons d’exemples à foison. L’année dernière, mon ami Arturo Pardos nous mit au courant de l’abattage (municipal) des arbres, troènes, lauriers roses et roseraies de la rue principale d’Alcabón (Tolède), village qui manque affreusement de verdure. À leur place, la mairie planta des palmiers foncièrement chochottes et anatopiques.
D'ailleurs, la tocade municipale avait conçu des déchaussages et des entourages d'arbre ("alcorques") inquiétants, en béton craquelé teint en vert,...
Source des 3 photos : Arturo Pardos
... défiant toute comprenette et renvoyant de toute évidence à la tête de l'ogre des Jardins de Bomarzo (il
Parco dei Mostri, dans la province de Viterbe, en Italie)...
Disons en passant que sur la lèvre supérieure du monstre de cette Porte des Enfers, on peut toujours lire
Ogni pensiero vola (« Toute pensée s'envole»), inscription qui fait cruellement défaut sur le béton vert d'Alcabón.
“
Cui bono?” (
À qui cela profite ?), se demandait mon ami Arthur qui nous envoya une quarantaine de brillantes réflexions au sujet de ce carnage, dont celle-ci :
La página oficial del Ayuntamiento de Alcabón se abre en Facebook con unas flores de adelfa. Sin embargo, el Ayuntamiento de Alcabón ha arrancado, en vez de trasplantarlas, varias adelfas con años de vida. O sea, que la Autoridad de Alcabón arranca del mundo real de Alcabón la adelfa de Alcabón, que es la imagen de Alcabón, pero mantiene la adelfa de Alcabón en un mundo virtual que no es de Alcabón. Los Duques de Gastronia y los SIC (sensibles, inteligentes y cultos) están perplejos ante la razón de la sinrazón que a su razón les hace la Autoridad de Alcabón, de tal manera que, enflaquecida su razón, con razón se quejan de la sinrazón de que hace gala la Autoridad. ¿Retirará la Autoridad la foto de Facebook? ¿La sustituirá por la de un asno? ¿Matará, luego, al asno? (Jueves 15 de agosto de 2013)
Sénèque (
Médée) autorisait mon ami à présumer : “
Cui prodest scelus, is fecit”… «
Le crime est à celui qui en recueille les fruits ». Et l'avidité trouve des fruits ailleurs que sur les arbres.
À San Fernando de Henares (banlieue Est de Madrid), on vous explique que la place d’España —« ensemble historico-artistique » qui abritait la « Real Fábrica de Paños » (Usine royale de tissus), l’hôtel de ville d’aujourd’hui— a été «
restaurée » en 2012.
Sans compter les retombées humaines et économiques de ce coup de génie socio-écopathe qu’il serait prolixe de détailler, la « restauration » en question a consisté notamment dans l’abattage de la plupart des arbres de fort belle allure qui ombrageaient les lieux et dans la transformation de la place en un toit de parking souterrain, progrès tentant tous les grands partis politiques en Espagne —car c’est le cadre dominant et son bouillon de culture qui déterminent la persévérance dans leur être de tous les heureux membres de la communauté des « libres ».
Voici une photo montrant des arbres qui n’existent plus à San Fernando de Henares pour le bonheur des voitures.
Voici la place après sa restauration...
Dans ce contexte de progrès et de modernité
libérales, le 21 juin, le quotidien espagnol en ligne
eldiario.es faisait état d’un site,
Nación rotonda (« La nation rond-point »), inauguré à la mi-2013 et proposant une
radiographie de l’urbanisation effrénée dont nous jouissons en Espagne.
Les promoteurs de
Nacion Rotonda visent à dresser un «inventaire visuel du changement d'affectation des terres [en Espagne] au cours des 15 dernières années", y expliquait Esteban García, l'un des trois amis ingénieurs des Ponts et Chaussées qui ont créé ce projet —avec
Miguel Álvarez et
Rafael Trapiello, auxquels se joindraient ensuite le frère de celui-ci, l'architecte
Guillermo Trapiello, et la correctrice Melina Grinberg.
Cet inventaire pourrait servir de source inépuisable d'inspiration aux procureurs anti-corruption...
Álvarez destaca que "existe una alta correlación entre los pueblos en los que se descubre un caso de corrupción, sea urbanística o no, y las
entradas de Nacionrotonda. Casi cada vez que sale un caso nuevo en un pueblo nosotros ya lo teníamos en la web".
"Avant, tout cela était la campagne", lit-on en exergue sur
Nacion Rotonda, un web où il n’y a que des images superposées, pas de textes ; jusqu'à présent, 480 billets-photos illustrant notre dévastation ont été postés depuis qu'ils ont commencé.
Sur chaque paire de photos superposées, il faut faire coulisser une manette fléchée pour comparer l'aspect des terrains avant leur
modernisation et après...
Beaucoup de ces contrastes ne sont pas très jolis à voir...
Terrains destinés à la Zone d'activité Bahía de Algeciras, avant...
...et après
Et le projet continue, hélas : nulle manière d'en finir avec une telle tâche...
Disons pour les francophones et les étudiants de français qu’un peu avant, le 28 mai, le site de
Rue89 avait déjà fixé son attention sur cette initiative et en avait déjà rendu compte présentant un échantillon de huit images satellite :
Le projet « Nación Rotonda » (« la nation rond-point »), créé par trois ingénieurs et un architecte, cherche à rendre visible l'impact de la bulle immobilière sur toutes les régions d'Espagne. Pour montrer comment la « folie » de la construction a transformé le territoire, ils se sont servis de Google Earth.
La bulle immobilière a commencé en 1997 et a duré dix ans. Selon la banque d'Espagne, le prix des logements a augmenté de 100% entre 1996 et 2006, ce qui a contribué à créer une économie spéculative qui a fini par s'effondrer en 2007.
Source : "El bosque habitado" (Radio 3)
P.-S. - Le hasard a voulu que j'aie lu aujourd'hui, sur la dernière page du quotidien espagnol La Vanguardia (La Contra), un entretien avec le photographe Robert Harding Pittman, qui évoque également les terribles dégâts planétaires, sociaux et psychologiques provoqués par la civilisation du béton et de la voiture. Une âme sœur...