J'apprécie beaucoup le peintre André Derain (Chatou, 1880-Garches, 1954). Je n'ignore pas l'inégale importance de ses recherches, tout comme certains faits gênants qui constituent aussi sa biographie ; lisons à cet égard l'
Encyclopaedia Universalis :
En novembre 1941, le « voyage d'études » en Allemagne de peintres et de sculpteurs français imaginé par Joseph Goebbels illustre une politique habile visant à faire jouer au vaincu lui-même, et dans ses cénacles les plus légitimes, le rôle d'agent de propagande.
Comme les écrivains et les artistes de music-hall partis outre-Rhin, des artistes français parmi les plus renommés avaient accepté de visiter
les hauts lieux de la culture allemande ainsi que des ateliers d'artistes : les sculpteurs, souvent membres de l'Institut, Charles Despiau, Paul Belmondo, Henri Bouchard, Louis Lejeune et Paul Landowski, directeur de l'École nationale supérieure des beaux-arts ; les peintres Roland Oudot, Raymond Legueult, André Dunoyer de Segonzac mais aussi des artistes qui venaient de l'avant-garde du début du siècle : Kees Van Dongen, Maurice de Vlaminck, André Derain et Othon Friesz.
Moins célèbres pour leur engagement politique (généralement inexistant)
que pour leur réussite professionnelle, ces artistes servirent la
propagande nazie pour des raisons diverses (...).
Au sujet de cette collaboration lamentable, et en ce qui concerne André Derain,
le site andrederain.fr nous fournit cette explication peu ou prou justificative :
En novembre 1941, il effectue un voyage d’une dizaine de jours en Allemagne sur l’invitation pressante d’Arno Breker —via notamment l’épouse de celui-ci, ancien modèle de Derain— avec Vlaminck, Belmondo, Van Dongen, Bouchard, Despiau, Friesz, Landowski, etc. Cette participation à la propagande culturelle orchestrée en Allemagne nazie par Goebbels, et
l’échec de la libération d’artistes déportés et prisonniers de guerre, dont Derain avait apporté une liste de 300 noms —marché de dupe destiné à convaincre les artistes importants de partir— eut de graves répercussions sur la fin de carrière de l’artiste, soupçonné en 1944, puis lavé, de faits de collaboration.
Dans la chronologie fournie par le MAM de Paris, j'ai lu un témoignage direct de
Sonia Mossé sur l'André Derain qu'elle a rencontré immédiatement après son voyage en Allemagne :
1941 — (...) À son retour en France, il dîne chez Sonia Mossé (qui disparaîtra plus tard dans un camp d’extermination nazie) avec Cassandre. Derain est présent dans l’exposition « 20th Century Portraits » organisée par Alfred Barr au MoMA.
Giacometti fréquente Sartre, Simone de Beauvoir et Picasso. En décembre, il part pour Genève.
Dans une lettre de Sonia Mossé, Balthus apprend : « Derain —de retour d’un voyage dont vous avez dû avoir des échos— est assez abattu —il ne se montre pas du tout. »
Je ne sais pas vraiment quel poids sur sa valorisation postérieure a eu ce geste
idiot utile, minimum, ou infatué/cupide à la Valéry, que sais-je. Il y en a qui pensent que cette pénible décision l'aurait
ostracisé. Les Éditions Hazan, filiale d'Hachette Livre, ont publié en octobre 2017 un ouvrage —que je n'ai pas lu— de Stéphane Guégan (historien, critique d’art et conservateur au musée d’Orsay à Paris), intitulé
André Derain en quinze questions, dont la quatrième de couverture lance :
On prononce encore son nom avec prudence ou mépris, Derain dérange ou indigne. Dans tout roman, et l’histoire de l’art moderne en est un, le traître a sa nécessité. Face au camp du bien, Derain incarne pour certains une double trahison. Inventeur du fauvisme, acteur décisif du cubisme, il aurait désavoué cette peinture au nom de critères passéistes. Puis, non content de s’être enrichi entre les deux guerres, le nouveau Raphaël prit le mauvais train de l’automne 1941...
Près de soixante ans après sa mort, il continue à payer ce que notre époque et son progressisme béat tiennent pour crimes odieux (1). Le temps est donc venu d’expliquer en quoi Derain, moderne à part, fut l’une des figures essentielles du premier XXe siècle. (...)
Déjà Christiane Duparc, lors de sa chronique (24/11/1994) de la rétrospective
André Derain, le peintre du trouble moderne (Musée d'art Moderne de la Ville de Paris, 18 novembre 1994 - 19 mars 1995), avait évoqué
les infidélités d'André Derain, infidélités artistiques et politiques ; la fin de son texte disait exactement...
(...) En véritable virtuose, il va passer sa vie à la recherche des secrets perdus, refaisant sans trêve le parcours des anciens. Dialoguant jour après jour avec Raphaël, Corot, Courbet, Breughel, Jérôme Bosch. Natures mortes hollandaises, sculptures précolombiennes, portraits byzantins, il ne se lasse jamais de pasticher. Comme s'il s'agissait, écrit très justement Philippe Dagen dans le remarquable catalogue de l'exposition, de sauver un malade: «Il fait de la peinture avec la maladie de la peinture, il farde le cadavre de manière à ce qu'on puisse s'y tromper.» «Il existe des gardeurs de cadavres, disait encore Derain, c'est un métier.»
Pour cela, il multiplie les techniques, joue en virtuose avec les lumières, les contrastes, les matières, les volumes. Jusqu'à ce que, lui, le fauve, au soir de sa vie, abandonne la couleur pour produire des «Paysages tristes» (1946), «Sinistres» (1950), des natures mortes sur fond noir ou marron dans lequel les objets se diluent, des bacchanales dont les personnages s'effacent. C'est que le vieux géant mélancolique, très affecté par le mauvais effet d'un regrettable voyage à Berlin en 1941 - organisé par l'occupant et que firent avec lui Vlaminck, Van Dongen, Othon Friesz, etc. - même s'il ne pouvait pas être soupçonné de sympathies nazies, s'était retranché dans la solitude et le secret.
Peut-être trop intelligent, comme Duchamp, ne savait-il plus quoi faire? «Pour peindre, il faut être con...» Peut-être ce refus des théories, ce rejet de la modernité masquaient-ils simplement une véritable stérilité? «Les idées ne suffisent pas, disait-il avant de mourir en 1954. Il faut le miracle.»
Le
miracle derainien ou la conséquence d'une sorte de
duende susceptible de s'avérer à force de recherches. Justement en 1994, Pierre Cabanne s'était penché sur cet artiste à facettes, capable de cultiver peinture, xylographie, sculpture, cinéma, photographie, dans un essai intitulé
André Derain, édité par Gallimard.
L'année dernière,
du 22 octobre 2016 au 29 janvier 2017, la
Fundación MAPFRE nous avait proposé l'exposition
"Los Fauves. Pasión por el color" (Les Fauves. La Passion de la couleur) dans sa salle Recoletos (Paseo de Recoletos 23, Madrid), dont voici un compte-rendu. On y voyait quelques toiles des débuts radicaux, fauves, du jeune André Derain, qui s'était lié d'amitié notamment avec Henri Matisse (1869-1954), Georges-Henri Rouault (1871-1958) et Maurice de Vlaminck (1876-1958) —avec celui-ci, il avait loué pour 10 francs par mois un atelier sur l'île de Chatou, sa ville natale, concrètement dans l'ancien restaurant Levanneur, juste à côté de la Maison Fournaise des Renoir, Monet, Sisley et autres Maupassant.
Après ces débuts catoviens, Derain avait quitté Chatou pour s'installer sur la butte de Montmartre avec ses amis Braque et Picasso. Etc etc en ce qui concerne une vie bourrée de liens et de ruptures successifs.
Or, 23 ans après sa rétrospective du trouble moderne, Le Musée d'Art moderne de Paris est revenu sur Derain et nous l'a montré à travers une nouvelle perspective (
dossier de presse), destinée cette fois-ci à chanter son amitié et sa complicité avec deux autres artistes de taille du XXe siècle,
Alberto Giacometti (Borgonovo, Suisse 1901-Coire, Suisse 1966) et
Balthus (Balthasar Kłossowski, Paris 1908-Rossinière, Suisse 2001).
Ils s'étaient rencontrés au début des années 1930, à cause de leur intérêt pour le surréalisme ; l'amitié Balthus-Derain se forge en 1933 et un moment décisif pour leur rapport futur serait
la première exposition de Balthus dans la galerie de Pierre Loeb en 1934.
Jacqueline Munck, commissaire de
Derain, Balthus, Giacometti. Une amitié artistique, présente ainsi son exposition :
Le MAM a réuni dans ce but plus de 350 œuvres (peintures, sculptures, œuvres sur papier et photographies), produites notamment de 1930 à 1960 et distribuées en huit séquences :
(...) Huit séquences témoignent de cette exceptionnelle amitié entre les trois artistes. L’exposition commence avec leur regard commun vers la
tradition figurative et les primitivismes d'où naissent des métissages singuliers (Le regard culturel). Elle se poursuit avec
leurs paysages, figures et natures mortes qui interrogent les codes de leur représentation du néoclassicisme à Corot et Courbet (Vies silencieuses). Ils proposent aussi les portraits croisés de leurs amis, modèles et mécènes communs (Les modèles). Ils nous entrainent dans le monde du jeu, celui de l'enfance et du divertissement où se mêlent, bientôt, une mélancolie, une certaine
duplicité et une réelle cruauté (Jouer, la patience). Un Entracte nous fait entrer dans le monde du spectacle où les peintres se font aussi librettistes et décorateurs. Les projets de décors et de costumes sont l'occasion d'explorer les transitivités entre l'art du spectacle et celui de la peinture et de la sculpture. Giacometti ouvre un monde onirique avec Le rêve - visions de l'inconnu dans lequel Derain et Balthus réactualisent le thème de la femme endormie et du songe, à la lisière du fantasme et du vécu. Les artistes expriment leurs doutes et leurs interrogations au cœur du « lieu du métier » (A contretemps dans l'atelier), quand tous trois explorent « les possibilités du réel » face à la tragédie du temps (La griffe sombre). Balthus clôt le parcours en nous invitant dans le présent continu de la peinture avec sa thématique du Peintre et son modèle.
Les œuvres rassemblées pour cette exposition proviennent des plus grandes collections particulières et muséales du monde entier telles que le MoMA, le Metropolitan Museum, la Tate, le Hirshhorn Museum, le Minneapolis Institute, l’Albright-Knox Art Gallery, le North Carolina Museum of Art, le Wadsworth Atheneum Museum of Art, le Boijmans Museum, la Fondation Pierre et Tana Matisse, le Centre Pompidou, le Musée d’Orsay, la Fondation Maeght, la Fondation Beyeler, le Musée du Petit Palais à Genève, la Wacoal Holdings Co. à Kyoto. Et bien-sûr plusieurs œuvres des collections du Musée d’Art moderne de la Ville de Paris qui vient de s’enrichir de la « Grande Bacchanale noire » de Derain, chef-d’œuvre de l’artiste et don exceptionnel de la Société des Amis du Musée d’Art moderne de la Ville de Paris.
La reconstruction de cette amitié a ensuite voyagé à Madrid et c'est encore la Fundación MAPFRE qui nous la présente, du 1er février au 6 mai 2018 :
Derain, Balthus, Giacometti. Una amistad entre artistas.
Cette présentation madrilène est moins complète que l'exhibition parisienne, il manque quelques œuvres ; les presque 240 pièces montrées ont été réparties en six séquences sur les deux étages du parcours :
1. Le regard culturel
2. Vies silencieuses
3. Le modèle
4. Entracte
5. Le rêve, visions de l'inconnu
6. La griffe sombre
La petite salle isolée du deuxième étage étale des lettres manuscrites des artistes.
Cliquez ici pour accéder à une visite virtuelle.
Voici quelques notes prises lors de mes visites du 23/03/2018 (en solo) et du 13/04/2018 (avec un groupe de mes élèves), et complétées à la maison :
UNE VISITE PERSONNELLE
Vu et suggéré, pendant et après coup...
Le point de départ de l'exposition est une toile de Derain : Nature morte aux poires (c. 1936). Sur un fond tout tout tout noir.
Sur le mur, une première citation, d'Alberto Giacometti, extraite du nº 94-95 de la revue Derrière le miroir (Maeght, Paris, 1957), numéro consacré à André Derain...
Source: Todocolección.
C'était une revue artistique et littéraire française fondée en 1946 par Aimé Maeght qui a été publiée jusqu'en 1982. Ainsi démarrait le texte d'Alberto Giacometti :
« En sortant de son exposition au Musée d’Art Moderne en 1953 —exposition qui non seulement avait confirmé tout ce que je pensais de son œuvre, mais m’avait apporté beaucoup de choses nouvelles et rempli d’émotion— j’ai fait deux gravures en hommage à Derain. L’une est celle qui est reproduite ici et l’autre était une copie du guitariste (je crois) espagnol, l’homme à la barbe grise, un peu de biais dans la toile, les mains sur les genoux, une des peintures de Derain que je préfère.
Mais, en fait, depuis le jour, je pourrais même dire l’instant de ce jour en 1936, où une toile de Derain vue par hasard dans une galerie —trois poires sur une table se détachant sur un immense fond noir— m’a arrêté, m’a frappé d’une manière totalement nouvelle (là, j’ai réellement vu une peinture de Derain pour la première fois au-delà de son apparence immédiate), depuis ce moment toutes les toiles de Derain, sans exception, m’ont arrêté, toutes m’ont forcé à les regarder longuement, à chercher ce qu’il y avait derrière, les meilleures comme les moins bonnes, attiré, intéressé beaucoup plus par celles d’après l’époque fauve que par celles-ci, bien entendu, et surtout par celles de ces dernières années. (...) »
Et puis :
« Les qualités de Derain n’existent qu’au-delà du ratage, de l’échec, de la perdition possible, et je ne crois, il me semble, que dans ces qualités-là, au moins dans l'art moderne (...). Derain était dans un lieu, dans un endroit qui le dépassait, continuellement, effrayé par l’impossible et toute œuvre était pour lui échec avant même de l'entreprendre. (...). Et pourtant, il ne voulait peut-être que fixer un peu l'apparence des choses, l'apparence merveilleuse, attrayante et inconnue de tout ce qui l'entourait. Derain est le peintre qui me passionne le plus, qui m'a le plus apporté et le plus appris depuis Cézanne, il est pour moi le plus audacieux. »
Des portraits.
Fétichisme : l’exposition nous montre un fauteuil tapissé avec le peignoir que portait Derain lorsqu'il posait pour un portrait commandé à Balthus par Pierre Colle en 1936.
L'autoportrait de Giacometti (1920), dont la vision est une pure
fraîcheur —les couleurs, les touches— qui traduit néanmoins un visage si
j'ose dire italien et insondable,
pasolinien (avant la lettre) mais énigmatiquement grave.
Alberto Giacometti (1901-1966), Autoportrait, 1920
Huile sur toile, 41.0 x 30.0 cm
Fondation Beyeler, Riehen/Basel.
Photo: Robert Bayer / Beyeler Collection
© Succession Alberto Giacometti (Fondation Alberto et Annette Giacometti, Paris & Adagp, Paris), 2017
Derain :
Portrait d’Iturrino (1914). Francisco Iturrino
(1864-1924), l'homme à la barbe grise, selon les mots de Giacometti, était
un peintre post-impressionniste espagnol ami de Picasso.
Derain :
Jeune femme pelant une pomme (1938-39, huile sur toile).
Après la célèbre exposition du Salon d’Automne parisien de 1905, son irruption fauviste, Derain visite en 1906 la National Gallery et le British Museum, ce qui est pour lui une découverte du monde pictural et de l'art nègre (qui marquera surtout sa sculpture).
Giacometti : constatation des influences des maîtres italiens (Tintoret, Giotto, Cimabue) et des statuettes égyptiennes ou africaines.
Balthus et l’influence de Piero della Francesca (Arezzo).
Derain et son fascinant
Le massacre des Innocents d'après Brueghel.
Giacometti : des copies à foison. En effet, à l’âge de 18 ans, il se rendit en Italie pour y apprendre et peignit des copies de Masaccio (
Saint Pierre distribuant les aumônes et la mort d’Ananias,
fresques de la chapelle Brancacci à Florence) et de Piero della Francesca (
La Légende de la Sainte Croix, fresques de l’église San Francesco, à Arezzo, et
La Résurrection du Christ, fresque de la Pinacothèque de San Sepolcro).
Derain :
Le joueur de Cornemuse (1910-11, période byzantine ou gothique).
Balthus :
La Falaise (« El Farallón », 1938).
Derain :
Le Gitan (1926) et
Geneviève à la pomme (1937-8), affiche de l'exposition.
« Pour un portrait comme celui-ci, raconte le modèle, Derain y pensait certainement déjà beaucoup avant que je ne m’installe en face de lui. Aussi une heure à peine lui suffisait pour le bâtir. Il y revenait ensuite maintes fois. Tous les éléments représentés (table, compotier, serviette et fruits) étaient bien tels qu’on les voit : Derain n’y ajouta rien, n’en retrancha aucun. » Recueilli en 2002, ce témoignage de Geneviève Taillade concerne Geneviève à la pomme. Dans une mise en scène à la fois discrète et très symbolique, Geneviève, pareille à une jeune déesse, tend un fruit rond et rouge à un partenaire invisible. Jeune femme pelant une pomme, peint une saison plus tard, en est l’exact pendant. (MAM)
2e étage
Isabel Rawsthone, ou Lambert (
née Isabel Agnes Nicholas, 1912-92), artiste peintre, muse et amie de tous les trois. Elle est arrivée à Paris en 1934. Modèle aussi de Picasso, Bacon et Lucian Freud.
Derain :
Portrait de Carmen Baron (1944).
Balthus : portrait du galeriste Pierre Colle (Douarnenez, 1909-Paris, 1948), toile de 1936.
Giacometti :
Isabel à l’atelier.
Derain :
Isabel Lambert.
Balthus :
Jeune fille à la chemise blanche, 1955. Perturbateur. On dirait que Balthus oscille entre un monde de pantins inquiétants et un autre de créatures bouleversantes.
Balthus : décors et costumes pour la mise en scène de la tragédie
Les Cenci, pièce phare du théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud, représentation qui eut lieu du 7 au 21 mai 1935 au théâtre des Folies-Wagram, à Paris.
Derain lui aussi avait été sollicité à Londres par Diaghilev, au printemps 1919, pour réaliser les décors du ballet
La Boutique Fantasque, et qu’il réaliserait dès lors de nombreux décors et costumes pour le théâtre.
Ébauches de Derain pour
L’Épreuve d’amour ou
Chung-Yang et le mandarin cupide (1932).
Idem pour
L’Enlèvement au sérail (1951) et pour
Le Barbier de Séville (1953).
André-Michel Berthoux a écrit :
« Balthus a commencé par la misère crasse, la misère noire et crasse, non celle du vêtement mais celle du sentiment. C’était l’époque où l’on allait découvrir un peintre, on allait de nouveau découvrir un nouveau grand peintre ». Antonin Artaud (1934)
Artaud, lors de son séjour au Mexique, fait paraître en 1936 dans la revue El Nacional un article, intitulé “La jeune Peinture française et la tradition”, consacré à Balthus. Dans ce texte, l’auteur montre comment « la peinture révolutionnaire de Balthus en rejoignant une sorte de mystérieuse tradition » constitue une réaction plus particulièrement dirigée contre le surréalisme et l’académisme sous toutes ses formes.
Cf. Balthus par Artaud : la révolte intérieure, samedi 17 janvier 2009, par Berthoux André-Michel, ©e-litterature.net.
L’État de Siège : pièce en trois actes peu connue d'Albert Camus qui
dérivait de La Peste et porte sur la peur, sur la mise en place d'une tyrannie totalitaire fruit de la peur. Camus situa son action en Espagne, ce qui lui valut les reproches, entre autres, de Gabriel Marcel, philosophe catholique et anticommuniste, ce qui fit réagir un auteur au sang en partie espagnol et
vivement engagé pour la République espagnole et contre le franquisme ; voici le début de sa longue réponse publié dans
Combat le 25 novembre 1948 :
RÉPONSE À GABRIEL MARCEL
Je ne répondrai ici qu'à deux des passages de l'article que vous avez consacré à L'Etat de siège, dans Les Nouvelles littéraires.
Mais je ne veux répondre en aucun cas aux critiques que vous, ou
d'autres, avez pu faire à cette pièce, en tant qu'œuvre théâtrale. Quand
on se laisse aller à présenter un spectacle ou à publier un livre, on
se met dans le cas d'être critiqué et l'on accepte la censure de son
temps. Quoi qu'on ait à dire, il faut alors se taire.
Vous
avez cependant dépassé vos privilèges de critique en vous étonnant
qu'une pièce sur la tyrannie totalitaire fût située en Espagne (1),
alors que vous l'auriez mieux vue dans les pays de l'Est. Et vous me
rendez définitivement la parole en écrivant qu'il y a là un manque de
courage et d'honnêteté. II est vrai que vous êtes assez bon pour penser
que je ne suis pas responsable de ce choix (traduisons c'est le méchant
Barrault, déjà si noir de crimes). Le malheur est que la pièce se passe
en Espagne parce que j'ai choisi, et j'ai choisi seul, après réflexion,
qu'elle s'y passe, en effet. Je dois donc prendre sur moi vos
accusations d'opportunisme et de malhonnêteté. Vous ne vous étonnerez
pas, dans ces conditions, que je me sente forcé à vous répondre.
Il
est probable d'ailleurs que je ne me défendrai même pas contre ces
accusations (devant qui se justifier, aujourd'hui?) si vous n'aviez
touché à un sujet aussi grave que celui de l'Espagne. Car je n'ai
vraiment aucun besoin de dire que je n'ai cherché à flatter personne en
écrivant L'État de siège.
J'ai voulu attaquer de front un type de société politique qui s'est
organisé, ou s'organise, à droite et à gauche, sur le mode totalitaire.
Aucun spectateur de bonne foi ne peut douter que cette pièce prenne le
parti de l'individu, de la chair dans ce qu'elle a de noble, de l'amour
terrestre enfin, contre les abstractions et les terreurs de l'Etat
totalitaire, qu'il soit russe, allemand ou espagnol. De graves docteurs
réfléchissent tous les jours sur la décadence de notre société en y
cherchant de profondes raisons. Ces raisons existent sans doute. Mais
pour les plus simples d'entre nous, le mal de l'époque se définit par
ses effets, non par ses causes. II s'appelle l'État, policier ou
bureaucratique. Sa prolifération dans tous les pays, sous les prétextes
idéologiques les plus divers, l'insultante sécurité que lui donnent les
moyens mécaniques et psychologiques de la répression, en font un danger
mortel pour ce qu'il y a de meilleur en chacun de nous. De ce point de
vue, la société politique contemporaine, quel que soit son contenu, est
méprisable. Je n'ai rien dit d'autre, et c'est pour cela que L'État de siège est un acte de rupture, qui ne veut rien épargner.
Ceci
étant clairement dit, pourquoi l'Espagne ? Vous l'avouerai-je, j'ai un
peu honte de poser la question à votre place. Pourquoi Guernica, Gabriel
Marcel ? Pourquoi ce rendez-vous où pour la première fois, à la face
d'un monde encore endormi dans son confort et clans sa misérable morale,
Hitler, Mussolini et Franco ont démontré à des enfants ce qu'était la
technique totalitaire. Oui, pourquoi ce rendez-vous qui nous concernait
aussi ? Pour la première fois, les hommes de mon âge rencontraient
l'injustice triomphante dans l'histoire. Le sang de l'innocence coulait
alors au milieu d'un grand bavardage pharisien qui, justement, dure
encore. Pourquoi l'Espagne ? Mais parce que nous sommes quelques-uns qui
ne nous laverons pas les mains de ce sang-là. Quelles que soient les
raisons d'un anticommunisme, et j'en connais de bonnes, il ne se fera
pas accepter de nous s'il s'abandonne à lui-même jusqu'à oublier cette
injustice, qui se perpétue avec la complicité de nos gouvernements. J'ai
dit aussi haut que je l'ai pu ce que je pensais des camps de
concentration russes. Mais ce n'est pas cela qui me fera oublier Dachau,
Buchenwald, et l'agonie sans nom de millions d'hommes, ni l’affreuse
répression qui a décimé la République espagnole. Oui, malgré la
commisération de nos grands politiques, c'est tout cela ensemble qu'il
faut dénoncer. Et je n'excuserai pas cette peste hideuse à l'Ouest de
l'Europe parce qu'elle exerce ses ravages à l'Est. Vous écrivez que pour
ceux qui sont bien informés, ce n'est pas d'Espagne que leur viennent
en ce moment les nouvelles les plus propres à désespérer ceux qui ont le
goût de la dignité humaine. Vous êtes mal informé, Gabriel Marcel. Hier
encore, cinq opposants politiques ont été là-bas condamnés à mort. Mais
vous vous prépariez à être mal informé, en cultivant l'oubli. Vous avez
oublié que les premières armes de la guerre totalitaire ont été
trempées dans le sang espagnol. Vous avez oublié qu'en 1936, un général
rebelle a levé, au nom du Christ, une armée de Maures, pour les jeter
contre le gouvernement légal de la République espagnole, a fait
triompher une cause injuste après d'inexpiables massacres et commencé
dès lors une atroce répression qui a duré dix années et qui n'est pas
encore terminée. Oui, vraiment, pourquoi l'Espagne ? Parce qu'avec
beaucoup d'autres, vous avez perdu la mémoire.
(...)
EN LIRE LA TOTALITÉ. (Source : La Brochure, 82210 Angeville)
Sur Camus, il y a déjà deux billets dans ce blog,
ici et
là.
Giacometti et son arbre en plâtre, décor sollicité par Samuel Beckett pour
En attendant Godot.
Jeune fille endormie de Balthus et d’autres nus.
Ah les insolites natures mortes sur fond noir de Derain ! Les natures mortes en général m'ont traditionnellement laissé très froid... jusqu'à Derain.
Balthus et sa carnosité mate. Derain et ses reflets brillants. Et son penchant pour les nus un tant soit peu rubéniens.
Un bronze de Giacometti :
L'Homme qui chavire (1950), image de présentation de l'exposition de la Fundación MAPFRE.
_____________________________
(
1) «
Progressisme béat ? » «
...tiennent pour des crimes odieux ? »
Novembre 1941, Gare de l'Est, officiels nazis en uniforme, la France occupée, une guerre mondiale, des persécutions scélérates, des réfugiés allemands, juifs ou non, un peu partout dans le monde (les Mann exilés depuis 1933, Walter Benjamin suicidé le 26 septembre 1940 à Portbou, Stefan Zweig en Amérique, tentant d'écrire sa
Clarissa, à 4 mois de son suicide, le 22 février 1942, à Petrópolis, au Brésil), Marc Bloch survivant dans des conditions très précaires à Montpellier, Viktor Klemperer peinant à Dresde, où il prenait clandestinement, entre autres, ses notes sur la
langue du Troisième Reich,... Dans ce contexte, un groupe d'artistes va prendre un train pour participer à une excursion de propagande organisée par Arno Brecker pour le compte du Reich. Rien à redire ?
Monsieur Guégan, trouvez-vous répréhensible de ressentir des nausées devant toute connivence avec le nazisme ? Vous êtes un spécialiste et vous connaissez très bien l'époque : quelle est donc la force qui vous pousse à débiter ces dégueulasseries ? Dommage qu'on ne puisse plus vous punir à en parler dix minutes avec mon ami Golo Mann, historien comme vous et, hélas, politiquement grand conservateur.
Par ailleurs, vous savez très bien que les progressistes béats existent, en effet, et qu'ils votent Macron aujourd'hui en France, tout comme bon nombre de conservateurs, cons ou rusés.
Quant à cette période 1940-1944 de l'Histoire de l'art en France, on peut conseiller l'ouvrage d'une spécialiste, l'historienne Laurence Bertrand Dorléac (1957),
Histoire de l'art : Paris, 1940-1944, Ordre national, Traditions et Modernités, Publications de la Sorbonne, Paris, 1986. Lors de son entretien avec l'historien de l'art Bernard Dorival (1914-2003), témoignage qu'elle reproduit dans son livre, elle lui demande «
Que pensez-vous du voyage qui a été organisé, en 1941, pour des artistes français ? ». Bernard Dorival y répond :
Il y en a qui n'y ont pas été invités, et qui auraient aimé en faire partie. Maurice Denis a refusé, c'était un grand monsieur. Despiau est partie parce qu'on lui avait promis du beurre ! Segonzac avait eu un rôle héroïque pendant la guerre de 14-18, au service du camouflage. Il ne peut être soupçonné d'antipatriotisme. En 1944, il a reconnu qu'il avait fait une erreur en allant en Allemagne. Quant à Vlaminck, il hait le Cubisme depuis 1912, ainsi que l'avant-garde et Derain qui a suivi un chemin parallèle au Cubisme. Derain a fait également ce voyage. Van Dongen, alors démodé, est flatté d'être invité.