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mercredi 31 janvier 2018

23e rapport sur l'état du mal-logement en France (Fondation Abbé-Pierre)

Fin janvier, la Fondation Abbé-Pierre présente d'habitude son rapport annuel sur le mal-logement (cf. ce blog). Voici, extraits de son site, l'introduction à son rapport 2018 et un résumé de ladite présentation en deux vidéos...

La 23e édition du rapport annuel sur L’État du mal-logement de la Fondation Abbé Pierre livre une nouvelle description de la crise du logement. Si le marché de l’immobilier affiche une bonne santé générale, 4 millions de personnes restent mal logées ou privées de domicile, tandis que 12 millions voient leur situation fragilisée par la crise du logement.


Au total, près de 15 millions de personnes sont touchées, à un titre ou à un autre, par la crise du logement.
Au-delà de cette dure photographie, la dynamique ne prête pas à l’optimisme. La qualité moyenne des logements continue de s’améliorer, mais la hausse des prix creuse les inégalités résidentielles et bouche l’horizon des ménages des couches populaires. Comme si des centaines de milliers de personnes, en plus d’être mal-logées aujourd’hui, se voyaient assignées à le rester toute leur vie.
Ce rapport met l’accent sur une des formes de mal-logement les plus difficiles à vivre : le surpeuplement. En déclin sensible pendant des décennies, le surpeuplement connaît une recrudescence inquiétante au cours des dernières années. (...)

Résumé de la présentation : MATINÉE

Résumé de la présentation : APRÈS-MIDI

En lire plus.

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Post-Scriptum :
Encore un cas où le capitalisme sans états d'âme, mis à part sa cruauté, se tire une balle dans le pied. Les prix de l'immobilier flambent partout, à Bordeaux comme à Paris, en France comme dans tous les pays, car c'est la marque par excellence d'un système ; l'effet Airbnb s'ajoute aux ingrédients traditionnels, et la situation est intenable économiquement notamment pour les moins aisés et les plus jeunes, carrément exclus du marché. Le compte n'y est pas pour un pourcentage croissant de nos populations et ceux qui ont besoin d'une main d'œuvre mobile le savent : son bridage se devrait d'avoir des limites...
Il y a quelques années, le MEDEF commanda une étude au CRÉDOC (Centre de Recherche pour l'Étude et l'Observation des Conditions de Vie) à l'égard des conséquences de la crise du logement sur l’emploi et, en particulier, sur la mobilité professionnelle. Cette étude fut présentée en juin 2011 par Régis Bigot et Sandra Hoibian. En voici les principales conclusions :

La hausse des coûts du logement freine la mobilité professionnelle : en cas de difficultés pour trouver un emploi, 75% seraient prêts à déménager dans une autre commune, 67% à changer de département, mais les dépenses de logement pèsent sur la mobilité.
Les chômeurs et les actifs en recherche d’emploi supportent d’importantes charges de logement.
La hausse des prix de l’immobilier contribue à l’éloignement des publics en recherche d’emploi et freine la mobilité résidentielle.
70% refuseraient une opportunité professionnelle si cela les obligeait à accroître leurs dépenses de logement. 11% des personnes en recherche d’emploi ont renoncé à un emploi pour éviter d’augmenter leurs dépenses de logement.
La proximité avec le travail est le deuxième critère de choix d’un logement. Le temps de transport est aussi important que la rémunération dans le choix d’un emploi et la durée de trajet idéale serait de moins d’une demi-heure.La moitié des actifs refuseraient une opportunité professionnelle si cela ajoutait 30 minutes à leur temps de trajet. 12% des personnes en recherche d’emploi ont renoncé à un poste nécessitant un temps de transport trop important.
Les dispositifs d’aide au logement contribuent à améliorer la situation.
Le plus important dans la vie serait la famille, le logement, le cadre de vie et les amis. Malgré une propagande intensive, très peu d’individus placent le travail avant la vie privée. Cette tendance s’est renforcée au cours des 25 dernières années.
Habiter un logement dans lequel on se sent bien est vraiment indispensable pour s’investir pleinement dans son travail.

Voici le résumé de l'étude que fournit le CRÉDOC sur son site :
Ces dernières années ont vu se multiplier les études sur la hausse du coût du logement, avec des angles d’approche très divers : difficultés des classes moyennes à accéder à la propriété, risques systémiques pour le système financier en raison de l’endettement des ménages, perte de pouvoir d’achat lié au poids croissant des dépenses de logement, etc. Les conséquences sur le marché de l’emploi sont, en revanche, plus rarement évoquées. Or, de plus en plus d’entreprises signalent des difficultés à pourvoir certains postes dans les zones géographiques où le coût du logement est trop élevé.
Face à cette situation nouvelle, le MEDEF a commandé une étude au CRÉDOC sur les conséquences de la crise du logement sur l’emploi et, en particulier, sur la mobilité professionnelle. Une enquête spécifique a alors été menée auprès de 2006 personnes représentatives de la population afin de comprendre les mécanismes à l’œuvre.
L’enquête révèle l’ampleur des interactions entre le marché du logement et le marché de l’emploi: aujourd’hui, 70 % des actifs déclarent qu’ils refuseraient un emploi meilleur que celui qu’ils occupent actuellement si cela devait les obliger à déménager en occasionnant un surcoût financier; au cours des cinq dernières années, environ 500 000 personnes en recherche d’emploi ont effectivement renoncé à un poste parce que cela les aurait contraintes à accroître leurs dépenses de logement ; 56 % des personnes interrogées indiquent que ne pas être obligé de déménager est un critère « très important » dans le choix d’un nouvel emploi (à titre de comparaison, seulement 48 % estiment qu’être bien rémunéré est « très important »).
 Tout n'est pas complètement perdu : il y en a encore beaucoup qui apprécient la vraie vie.
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Mise à jour du 21.03.2018 :

Sous le titre De plus en plus de sans-abri partout en Europe, la journaliste Isabelle Rey-Lefebvre fait état dans Le Monde de l'information suivante :
(...)
La Fondation Abbé-Pierre (FAP) et la Fédération européenne des associations nationales travaillant avec les sans-abri (Feantsa, sise à Bruxelles) révèlent, mercredi 21 mars, leurs statistiques à l’échelle européenne : sur 220 millions de ménages, près de 11 millions sont en état de privation sévère de logement, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas de domicile personnel, sont à la rue ou hébergés chez un tiers, en centre d’hébergement, en foyer, en hôtel social…
« La définition du sans-abrisme a beau ne pas être la même d’un pays à l’autre, partout en Europe les hausses sont spectaculaires », révèle Sarah Coupechoux, de la FAP : + 150 % en Allemagne, entre 2014 et 2016 ; + 145 % en Irlande, entre 2014 et 2017 ; + 169 % au Royaume-Uni entre 2010 et 2017 ; + 96 % à Bruxelles entre 2008 et 2016 ; + 20,5 % en Espagne entre 2014 et 2016 ; + 17 % en France entre 2016 et 2017, en tenant compte des 20 845 personnes qui ont demandé un hébergement au « 115 » en juin 2017 par rapport à juin 2016.
En lire plus.

dimanche 29 octobre 2017

Bricks, de Quentin Ravelli

"J’avais à l’esprit le tressage d’une natte liant ces différents éléments
qui ne se rencontrent pas physiquement dans la réalité : le maire qui se bat
pour remplir sa ville fantôme, les gens qui s’organisent pour se battre
contre les banques afin de faire annuler les dettes, et bien sûr l’industrie de la brique. 
D’où la forme en mosaïque du film, le point de vue sur la crise se déplace sans cesse,
ce qui permet de comprendre différentes facettes." 
Quentin Ravelli


Barbara (biographie de la chanteuse du réalisateur Mathieu Amalric, avec Jeanne Balibar, 2017), Le Redoutable (Comédie dramatique de Michel Hazanavicius, 2017), Petit Paysan (drame de Hubert Charuel, 2017), Sans adieu (film documentaire de Christophe Agou), Un beau soleil intérieur (comédie dramatique de Claire Denis) et... Bricks : voilà les films proposés ces jours-ci par Les Trois Luxembourg, dans le VIe parisien (67 Rue Monsieur le Prince), la seule salle française où l'on peut voir aujourd'hui Bricks, justement, documentaire très récent du sociologue Quentin Ravelli (production Survivance, 1982) sur la bulle immobilière en Espagne, une création de richesse qui a explosé en 2007 (puis en 2008 en fanfare) laissant dans son sillage une multitude captive et désarmée de briques et de victimes —voire des ossatures en béton armé défigurant tous les paysages, par-dessus le marché, sur l'autel des marchés des capitaux et du productivisme.
Avant 2008, l'Espagne construisait 600 000 logements par an. Aujourd'hui, c'est un pays où il y a plus de 3,4 millions de logements vides (dont 491 000 neufs. En Europe, ce sont plus de 11 millions) et où se sont produits presque 700 000 délogements. Depuis 2008, presque la moitié des entreprises de BTP agissant en Espagne ont disparu. Mais notamment depuis fin 2014, on pense à repartir de plus belle...



Du 18 au 27 octobre, le cinéma Les Trois Luxembourg a organisé des rencontres entre le réalisateur et une variété de participants : l'association Españolas en París, Gilles Laferté, sociologue à l’INRA, et Eric Wittersheim, anthropologue à l’EHESS, Marguerite Vappereau, enseignante en cinéma à l’université de Bordeaux, Marion Lary d’Addoc (Association des cinéastes documentaristes), Alberto Amo, co-auteur de Podemos, la politique en mouvement - de l’ascension fulgurante au bras de fer politique, Jean-Baptiste Eyraud, porte-parole du DAL (Droit Au Logement), Ludovic Lamant (Mediapart), auteur de Squatter le pouvoir. Les mairies rebelles d’Espagne (Éd. Lux, novembre, 2016).

Sur Télérama, Frédéric Strauss a écrit, lors de la sortie en salle (17/10/17) d'un film que nous n'avons pas encore vu :
Avec ces portraits de victimes de la crise économique qui a frappé l’Espagne, ce documentaire semble à la traîne de l’actualité. Mais le réalisateur possède un regard spirituel, qui se mêle à la réflexion critique lorsqu’il filme des usines où l’on finit par casser les briques que l’on y a fabriquées, car on ne bâtit plus dans le bâtiment ! Expulsée de son appartement, une femme emporte avec elle une photo qu’elle avait accrochée au mur : Charlot dans l’usine des Temps modernes (1936). La folie productiviste est toujours dans l’air. Et pour poursuivre l’analyse, le réalisateur Quentin Ravelli, chercheur au CNRS, a aussi écrit un ouvrage : Les Briques rouges, dettes, logement et luttes sociales en ­Espagne (éditions Amsterdam).

Quentin Ravelli : Les Briques rouges. Dettes, Logement et Luttes sociales en Espagne.

En Espagne, la brique (ladrillo) est bien davantage qu’un matériau de construction. Elle est l’un des rouages essentiel du capitalisme. Elle est au cœur de la crise de suraccumulation que connait le pays depuis le début des années 2000. Située dans la région de la Sagra en Castille, l’enquête au long cours de Quentin Ravelli, issue d’un documentaire cinématographique, parvient à reconstituer la biographie d’une marchandise ordinaire sur laquelle repose un système entier de domination économique et politique.
« Pour Angel, la cinquantaine, le choc est ce jour-là violent : il court, nerveux et angoissé, de l’extrudeuse à la “guillotine”, du “piano” au poste de contrôle. Habitué à la tuile, il a dû se reconvertir à la brique en une matinée. Il tremble, il sue, il s’énerve pour un rien. Derrière lui, un enchevêtrement de tapis roulants grincent et crient en acheminant la terre des carrières, tandis que la grosse caisse du mélangeur d’argile, surnommé le “moulin”, pousse des râles graves qui résonnent sous les tôles à chaque passage de la meule. Devant lui, l’extrudeuse ronronne. Sous pression, elle pousse sans fin un gros ruban d’argile chaud et fumant – une brique infinie, un churro géant. »

Pour en savoir plus, vous disposez aussi d'un entretien avec Quentin Ravelli sur France Culture (24/10/2017)...



...ou d'un article sur Bastamag : De la bulle immobilière à l’expulsion de milliers d’habitants : le film Bricks raconte un système qui s’auto-détruit.

Le film de Ravelli fut présenté en mai 2017 dans le festival international du documentaire Documenta Madrid. À cette occasion, le site Cine Maldito lui consacra un aperçu.



samedi 10 septembre 2016

À la recherche des enfants du Havre

Au cours de notre voyage en Normandie, au mois de mai 2016, nous réservâmes une demi-journée pour découvrir Le Havre.

Photo prise par Ángeles de la Horra, participante au voyage. Merci Ángeles !

Le groupe sur l'Avenue Foch, qui mène à la mer, vers l'Ouest.
Cet axe est la limite Nord du Quartier Moderne projeté par l’architecte Auguste Perret. 

C'était le 21 mai. À 9h00, départ de Rouen pour Le Havre (90 kms). Jean-Marie, notre chauffeur de la veille, assurait encore la conduite et nous lui devrions quelques bons éclaircissements ; il était cauchois, comme Guy de Maupassant, et justement, on allait traverser le vaste plateau du Pays de Caux, verte paume où soufflent forts les vents, ce qui contraint les fermes à s’entourer de hautes murailles végétales. Ce sont les clos-masures, ou cours-masures, des prairies quadrillées par des alignements de hêtres ou d’autres espèces —éventuellement frênes— plantées sur un talus d’un mètre de hauteur. Un étranger comme moi les aurait simplement appelés « bocages ». La masure est la demeure.
Le paysage montrait aussi des champs de lin, typiques de ces climats humides et relativement tempérés à la fois. Alors verts, il aurait fallu les contempler au début de l’été, à la mi-juin, par exemple, quand ils bleuissent. Cela est dû à l’éphémère apparition des fleurs de lin. C’est alors que ces fibres atteignent leur taille maximale, un mètre, peut-être 1,20 m. Puis les tiges jaunissent et le lin est arraché, non fauché, au mois de juillet. Enfin, c’est le rouissage : ça rouit (dit-on, ou rouillit, selon écrivent d’aucuns) de juillet à septembre pour faciliter l’extraction des fibres. Le Robert illustre ainsi le terme : « Le rouissage se fait en immergeant les tiges dans l'eau, ou en les exposant à la rosée, à la chaleur humide ».
Linfrance explique :
C’est avec l’alternance de la pluie et du soleil que le lin va commencer à rouillir, les micro-organismes présents dans le sol vont agir sur les tiges de lin. Le liniculteur doit faire très attention de ne pas laisser trop rouillir le lin sous peine d’avoir des fibres de trop mauvaise qualité. Il doit les laisser également suffisamment de temps pour que lin puisse être teillé par la suite. Cette étape peut durer de 2 semaines à 3 mois en fonction des conditions climatiques.
Le car avançait toujours : des pommes de terre à foison. Puis des champs verts de lin à nouveau. On annonça ensuite l’abbaye de Valasse, élégante abbaye cistercienne.
À 8 kms environ du Havre, changement radical d’orographie : pendant presque 700 mètres, on survole un affaissement pas trop large du terrain au relief accidenté —que colonise un bois touffu— grâce au moderne et imposant viaduc de Rogerville, en béton précontraint, qui fait partie de l’autoroute A29 et fut mis en service en 1996. Techniquement, c’est un pont en poutre-caisson, structure idéale pour ce genre de structures courbes. Planète-tp en fait l’éloge sur son site :
La recherche architecturale sur cet ouvrage de l’autoroute A29, a été poussée très loin :
• les piles biaises à profil variable rappellent ici les arcs-boutants des cathédrales gothiques.
• Pour réduire l’emprise de l’ouvrage, les deux tabliers sont décalés en niveaux, et partiellement superposés.
• les larges encorbellements des tabliers sont supportés par des bracons en béton. 
Sans délai, sur notre gauche, nous commençâmes à voir les raffineries pétrochimiques de Total. Ainsi que de jolis wagons rouillés.
À 10h00, enfin, Le Havre et, trente secondes après, le Stade Océane, toujours à gauche. Le HAC y joue. On aurait dit une gigantesque bouée gonflable bleue. Ou un radeau gonflable bleu... C'est là que nous avons rappelé aux voyageurs l'histoire des bombardements de septembre 1944.
Si la Première Guerre mondiale avait pour l'essentiel épargné les constructions de la ville, la Seconde Guerre mondiale causa de terribles dévastations. Mis à part les 132 bombardements alliés subis au cours de la guerre, ce furent les pilonnages britanniques début septembre 1944, surtout les 5 et 6, préparatoires de l'imminente Opération Astonia, qui entraînèrent les destructions les plus massives. Le 12 septembre, on libéra une ville meurtrie et rasée. On peut, donc, imaginer le choc brutal éprouvé sur tous les plans par les havrais survivants (vies humaines, habitations, paysage, environnement, monuments, mémoire...) : trop de ravages et de traumatismes simultanés, y compris et notamment pour les enfants...

Les enfants, on les oublie trop souvent quand on raconte l'Histoire, que ce soit au Havre ou à Gaza, mais cette fois-ci, un film tente de retracer leurs pas en ce temps de guerre 1940-45.

En effet, « A la recherche des enfants du Havre. L’enfance en temps de guerre 1940-1945 » est un nouveau webdocumentaire —réalisé par Cécile Patingre et les élèves d’établissements scolaires du Havre— relatant l’histoire des enfants havrais mis à l'écart des bombardements nazis peu avant le début de l'Occupation ou évacués sur ordre des Allemands, car « dès 1942, ils prescrirent l'évacuation de populations dites inutiles de certains quartiers du Havre, dont les enfants de 6 à 14 ans ».
Cécile Patingre recueillit, durant près d’un an, le témoignage de certains parmi ces petits Havrais qui se retrouvèrent seuls, loin de chez eux, sans trop comprendre pourquoi.
Ce projet s’inscrit dans le cadre de Normandie Impressionniste et bénéficie du soutien de la ville du Havre, du Conseil Départemental de Seine-Maritime et de la DRAC Normandie. Il fut présenté le 16 juin 2016 au théâtre de l'Hôtel de Ville du Havre.

Cette production audio-visuelle est riche de témoignages, archives administratives, images, dessins, films et textes explicatifs. En voici son introduction...
À LA RECHERCHE DES ENFANTS DU HAVRE
L'enfance en temps de guerre 1940-1945
Une enquête historique webdocumentaire

C'est un récit manquant de l'Histoire du Havre, celui de milliers d'enfants exilés de leur ville pendant la Seconde Guerre mondiale. Pour être préservés des bombes ou soumis aux ordres de l'occupant. Ils sont partis, parfois loin, souvent sans leurs parents. Voici leur expérience, singulière et universelle, d'une enfance en temps de guerre.
Sa vidéo d'introduction...
Et voici ces deux grands sujets :
À propos des témoignages qu'elle recueillit au Havre pour la confection de son webdoc, leur obtention et leur nature, Cécile Patingre, la réalisatrice, a donné des éclaircissements très intéressants à lehavre.fr :
  • lehavre.fr : Vous avez donc arrêté les gens dans la rue ?
C. P. : Exactement. Dès que je croisais quelqu’un qui me semblait avoir l’âge requis je l’arrêtais «  Bonjour Madame, bonjour monsieur, je réalise un documentaire sur l’évacuation des enfants pendant la guerre etc… ». Les langues se sont déliées : soit ils avaient personnellement vécu l’expérience, soit ils m’orientaient vers des personnes qu’ils connaissaient… Tout à commencer comme ça. La ville du Havre m’a également aidé en postant sur ses réseaux sociaux un appel à témoin. En l’espace de 2 jours plus de 40 personnes avaient réagi, notamment des jeunes qui m’invitaient à prendre contact avec leurs grands-parents, leur oncle, etc. Il y a eu un engouement assez fort. Enfin, le bouche à oreille qui a également merveilleusement fonctionné. On a ainsi récolté ainsi une soixantaine de témoignages !
  • lehavre.fr : Vos témoins ont-ils parlé facilement ?
C. P. : C’est une bonne question car pour la plupart des personnes, ils n’en avaient jamais parlé à quiconque. Pour la plupart, c’était la première fois qu’ils revenaient sur cet épisode, souvent douloureux. Les gens prenaient conscience, durant l’entretien, qu’ils n’en avaient jamais parlé. Ils n’avaient jamais mis de mots sur ce moment de leur vie. Il y a eu beaucoup de larmes durant ces entretiens. C’est un traumatisme pour beaucoup d’entre-deux. Certains n’ont pas vu leurs parents pendant près de 4 ans ! L’émotion remontait à la surface durant ces entretiens parfois éprouvants puisqu’ils duraient environ 1 h 30.
  • lehavre.fr : Je suppose que sur l’ensemble de ces entretiens, certains vous ont particulièrement marqués ?
C. P. : Les témoignages étaient tous très poignants. Je me rappelle particulièrement de celui d’un monsieur qui, alors qu’il devait partir 6 mois, est resté 4 ans en Algérie sans la moindre nouvelle de ses parentsLorsqu’on lui a annoncé qu’il devait retourner au Havre, ce monsieur ne voulait plus rentrer « mes vrais parents, ce sont ceux avec lesquels je vis depuis 4 ans » justifiait-il. C’était bouleversant ! L’enfant s’était attaché à ceux qui prenaient soin de lui à ce moment.

mardi 2 août 2016

Les fondations, Verne et la finance - Paris au XXe siècle

Entre le 6 novembre 2015 et le 28 février 2016, une fondation d'entreprise, la Fundación Telefónica, nous permit de voir l'exposition Julio Verne. Los límites de la imaginación dans son "espace" de Gran Vía/Fuencarral (Madrid) —dont le site consacre une page web à ses romans clés.
L'approche de cette présentation visait à montrer ou démontrer l'influence que Jules Verne (Nantes, 1828 - Amiens, 1905) exerça sur "de grands personnages de l'Histoire". Et de l'Intrahistoire, me dis-je, car je suis certain que, parmi les spectateurs de l'exposition, il devait y avoir bon nombre de petits personnages ignorés de l'Histoire —comme moi, qui lus des dizaines de romans de Verne dans la librairie de ma grand-mère, à Ciudad-Rodrigo— à qui il ne fallait pas trop expliquer cette emprise vernienne sur tant d'imaginaires et pour qui cette visite s'avérait bel et bien un moment d'enfance retrouvée. C'est ce que j'essayai de transmettre à mes élèves les plus jeunes. En effet, les enfants des années soixante en Espagne, au lieu de Facebook ou Twitter, nous avions Jules Verne, Emilio Salgari, Walter Scott, Herman Melville et autres Karl May, des auteurs que nous fréquentions surtout dans les bouquins illustrés de la Colección Historias Selección des éditions Bruguera.
Cette influence incontournable de Verne a été mille fois signalée, analysée ou soutenue, et du premier abord. Déjà dans la précoce biographie de Verne que signe l'explorateur et administrateur colonial Charles Lemire en 1908 (Jules Verne, 1828-1905 : l'homme, l'écrivain, le voyageur, le citoyen, son œuvre, sa mémoire, ses monuments, Berger-Levrault, 1908), on peut détacher plusieurs citations qui illustrent l'ascendant du romancier nantais :
L'Univers dit : « Jules Verne a été un apôtre de l’initiative et un enthousiaste de la science. Son rôle comme vulgarisateur a été immense. Il a été à distance un maître de géographie, d’histoire naturelle, d’astronomie pour d’innombrables élèves. Enfin, il a été pour certaines inventions un précurseur. (…) »
(…)
En fin nous trouvons dans la Liberté cette note très juste sur l’écrivain et sur l’influence qu’il exerça : « Nous devons à Jules Verne une plus grande curiosité des horizons lointains, la hantise de l’extraordinaire possible. Jadis les petites filles et même les grandes rêvaient au prince Charmant. C’est Jules Verne, bien plus que George Ohnet, qui leur a révélé l’honnête ingénieur, ce magicien des temps nouveaux. Les garçons voulaient tous aller réveiller la Belle au bois dormant ; aujourd’hui ils ambitionnent d’atteindre le pôle Sud. (…) »
Albert Robida-Sur les toits-1883

Oui, malheureusement, les férus de colonialisme et les chantres des intérêts français trouvèrent aussi de l'inspiration chez Verne, notre civilisation étant capable de créer des monstres expressifs et conceptuels de naïve cruauté genre "aventure coloniale", voire "l'aventure coloniale à la belle-époque".

Je me rendis deux fois à l'exposition, les 15 et 22 janvier 2016, seul et avec un groupe d'élèves respectivement. L'entrée était gratuite. Gratuite ? Aussi gratuite qu'éternels les prix annoncés dans certaines réclames de l'espèce escroc. Voyons...

1) Les fondations

C'est un peu comme les origines des bananes de Jersey : on savait très bien que non sans que l'impeccable article de Christian de Brie, Votre percepteur est coté en bourse (Le Monde diplomatique, mai 2016), ne vienne à notre secours ; mais puisqu'il s'est donné heureusement la peine de l'écrire, j'en profite et je m'en sers pour apporter ses mots, légèrement détournés, à notre commun moulin, si j'ose dire. Ainsi aurait-il pu dire...
Savez-vous que la facture de l'exposition est dans vos coups de fil ou vos connexions à internet ? Les coûts des expositions montées par les sociétés pour leur promotion sont intégralement répercutés dans le prix des produits et services qu’elles vous vendent. En réalité, elles ont effectué sur vous un prélèvement pécuniaire, par voie d’autorité, à titre définitif et sans contrepartie directe, ce qui est la définition même de l’impôt. Il en est ainsi, entre autres, de toutes les dépenses de publicité — en France, près de 30 milliards d’euros, soit les trois quarts du produit de l’impôt sur les bénéfices —, intégrées dans le prix des biens et des services vendus au consommateur.
(...)
Mieux : vous payez deux fois. Car les coûts de l'exposition font partie des charges déductibles minorant d’autant le bénéfice imposable, réduisant l’impôt correspondant, donc les recettes de l’Etat, qui, pour les maintenir au même niveau, se rattrapera sur vous.
(...)
là encore, l’Etat récupérera auprès de vous l’impôt perdu passé dans la poche des sociétés. Ainsi, vous aurez financé sans le vouloir la majorité de leurs bonnes œuvres. Ne comptez pas qu’elles vous remercient en vous faisant figurer sur la liste des généreux donateurs. Les généreux donateurs ? Ce sont elles. Elles se chargent de le faire savoir avec une discrétion de parvenu.
Rien d’étonnant, donc, à ce qu’elles raffolent du mécénat humanitaire, culturel, sportif ou « vert »
.
(...) En définitive, tout se passe comme si les pouvoirs publics, censés représenter en démocratie la volonté des citoyens, abandonnaient au secteur privé les moyens de financer les politiques culturelles, sportives, environnementales et autres, en lui transférant indirectement une partie des recettes fiscales et le pouvoir de lever l’impôt, au prétexte que l’Etat… n’a plus d’argent ! A charge pour lui de contrôler le bon usage de l’impôt privatisé. Une gageure, selon un rapport public (2), vu l’explosion du nombre des fondations d’entreprise et leur possibilité de financer des activités et des opérations hors du territoire national. Cette évolution s’inscrit dans un mouvement plus global de privatisation des moyens d’action des Etats au profit de ceux que Susan George appelle les « usurpateurs (3) ».[EN LIRE PLUS]
______________________
(2) Rapport du conseiller d’Etat Gilles Bachelier sur « Les règles de territorialité du régime fiscal du mécénat » (PDF), Paris, février 2013.
(3) Susan George, Les Usurpateurs. Comment les entreprises transnationales prennent le pouvoir, Seuil, Paris, 2014.
« Aux États-Unis, il y a un million de fondations privées jouissant d'exemptions fiscales. Est-ce que quelqu'un sait ce qu'elles font ? Il y a eu une flambée de leur nombre et personne ne les audite comme il faudrait », dénonce et se demande James Henry, expert de l'Université de Columbia. Ce que chacun sait, c'est que la modernité financière n'en finit pas de créer des procédés garantissant profits et propagande, et que les fondations constituent l'outil rêvé pour minorer les impôts, accéder aux subsides, blanchir de l'argent ou laver des réputations, se faire de la com ou orienter-diriger-contrôler des activités et des services d'importance sociale qu'on distrait des instances publiques, bref simplement, du commun.
Voilà les principaux avantages non négligeables du philanthrocapitalisme, qui s'avère une moderne ploutoprédation économique, idéologique et ostentatoire. C'est le énième oxymore de la Chimère de l'Argent, car philanthropie voulait dire jusque là, amour de l'humanité et, par extension, désintéressement, c'est-à-dire, générosité et détachement de tout intérêt personnel. On peut donc vraiment croire que notre mise en coupe réglée par des parasites relève de la gratuité ?
Un exemple : savez-vous que l'American Beverage Association, l'association des boissons non alcoolisées et bien sucrées des États-Unis, a créé il y a quelques années la Foundation for a Healthy America (Fondation pour des États-Unis en bonne santé) qui a financé, entre autres, le Children's Hospital of Philadelphia, à hauteur de 10 millions de dollars, to fund research into and prevention of childhood obesity, c'est-à-dire, pour soutenir la recherche et la prévention dans le domaine de l'obésité infantile ? Dans un dossier publié en mars 2013 par l'Obs (nº 2523), Natacha Tatu écrivait à ce propos : « Ces boissons, ravageuses en termes de santé publique, sont aujourd'hui la première source de sucre dans l'alimentation des Américains, qui en boivent en moyenne 190 litres par personne et par an... Les liens avec l'obésité et le diabète ne font plus un pli. » Ensuite elle citait Cristin Couzens : « Ce sont exactement les méthodes de l'industrie du tabac. » et le chercheur Kelly Brownell, professeur à Yale et spécialiste de l'obésité : « Comme elle, l'industrie sucrière est très organisée ; elle aussi paie des scientifiques qui font des recherches visant à démontrer qu'il n'y a aucun lien entre des maladies et leurs produits. Elle aussi a acheté les faveurs de la société et des élus en faisant de larges donations à des organisations de citoyens ou de consommateurs. »

Le capital tourbillonne à toute plombe et sait très bien se diversifier, insatiable et insaisissable. Parmi les différentes fondations se développant à bon rythme sous la houlette de la finance, il est utile de citer les « fondations actionnaires », qui utilisent les dividendes qu’elles arrachent pour financer des projets soi-disant philanthropiques. La plus-value, l'exploitation de l'homme par l'homme, soutient et essence de l'amour d'autrui ! En voilà une d'innovation ! C'est comme les microcrédits : quand les média du système en chantent les bienfaits, c'est qu'il faut s'en méfier absolument et à juste titre. 
Gare, donc, aux philanthrocapitalistes : ils tiennent à imaginer des cachots ronds, comme on verra un peu plus loin.

2) L'exposition Julio Verne. Los límites de la imaginación

Je reproduis, légèrement remanié, le résumé que l'on peut trouver sur la page web Les bons plans du Petit Journal, le média des Français et francophones à l'étranger, tout en y ajoutant quelques photos (merci beaucoup, Hamilton, pour ta contribution à cet égard) :
Les pièces présentées proviennent de 14 collections et institutions espagnoles ainsi que de deux prêteurs internationaux (le couple américain Worswick et la fondation néozélandaise Antartic Heritage Trust, laquelle présente pour la première fois, en Espagne, des photographies prises il y a cent ans sur le continent austral et récupérées en 2013).
L'exposition prétend dépeindre des frontières parfois invisibles, entre la fiction et la réalité qui se diluent et convergent.
A partir d'une trentaine de ses œuvres les plus représentatives et des différents domaines où se déroulent ses romans : la terre, l'air, la glace, l'eau, l'espace et le temps, le visiteur, guidé par ses contemporains, tant espagnols qu'étrangers, parcourra l'univers plausible de Jules Verne.
- Dans le Cabinet de Jules Verne :
Le Globe de Montfort, pièce unique, l'un des plus anciens conservé, fabriqué en Espagne au XIXème siècle est le symbole de l'inspiration de Jules Verne dans l'élaboration des routes géographiques de ses romans. Dans cette section, le visiteur pourra admirer; entre autre joyaux bibliographiques, la première édition mondiale de "Vingt mille lieues sous les mers (1869), éditée en Espagne en raison de circonstances historiques. On y verra également 44 illustrations de personnages de Jules Verne, de Phileas Fogg au capitaine Hatteras, des inventions ou des engins que l'on retrouve dans ses romans tels que la lanterne magique ou la bobine de Ruhmkorf ainsi que le bestiaire décrit tout au long de sa création littéraire.

- Les territoires de Jules Verne :
  • La terre connue et inconnue (sa bibliothèque qui lui permit de se documenter) ;
  • Globetrotters (photos prises dans les pays parcourus à l'époque de Phileas Fogg, films de l'époque) ;
  • Mobilis in Mobili reflète la passion pour la mer de Jules Verne (maquettes et photos ) ;
  • Déserts de glace (images d'expéditions polaires qui furent des échecs) ;

    Expédition Shackleton-Photos récupérées en 2013
  • Flotter ou voler (débuts de l'aéronautique) ;

    La sortie de l'opéra en l'an 2000
  • Autour de la Lune (fascination de toujours pour aller dans la Lune) ;
  • 2889 (reflets des progrès de l'époque et pionnier de la science fiction).
Articles sur internet au sujet de l'exposition

El País : Jaime Rubio Hancock et Mª Victoria S. Nadal, ABC (César Cervera), eldiario.es/EFE. Citons surtout, en version imprimée, Los hombres que fue Julio Verne, le long article d'Antonio Rómar pour l'hebdomadaire Ahora (Vida Cultura Ideas, 27 de noviembre-3 de diciembre de 2015).
Liste des vidéos proposées par les organisateurs de l'exposition.

3) Un roman posthume : Paris au XXe siècle

Parmi les différents ouvrages de Verne répertoriés dans l'exposition, il y en avait un que les enfants des années soixante n'avions pas eu la possibilité de lire, puisqu'il n'était pas encore publié à l'époque. Refusé par son éditeur Pierre-Jules Hetzel, ce livre ne serait livré au public qu'en... 1994, cent trente ans après sa rédaction, vers 1863.
Paris au XXe siècle pourrait étonner bon nombre de lecteurs de Verne, y compris ceux qui sont au courant de la nature aux multiples facettes et de l'homme et de l'écrivain, surtout quand on pense qu'après 1863, il serait par exemple anticommunard et antidreyfusard. Verne créerait certains personnages antisystème (Némo) et produirait d'autres romans futuristes ou d'anticipation, comme De la Terre à la Lune (1865), Vingt mille lieues sous les mers (1869-70) ou Les Cinq Cents Millions de la Bégum (1879), par exemple, où il analyserait également les retombées psychologiques, écopolitiques et sociales des possibilités qu'ouvraient la science et la technique de l'époque. Ou La Journée d’un journaliste américain en 2889, ouvrage dont on attribue la rédaction essentielle à son fils Michel, fiction d'anticipation prônant une perspective plutôt optimiste.  
Mais, sans renoncer à son humour de marque, le ton de Paris au XXe siècleune ville qui n'est surtout pas idéale— est celui de la dystopie (1) et son dénouement, tragique, s'attarde sur la fin clochardisée d'un jeune homme qui ne tient pas qu'à n'être qu'un maillon de la chaîne productive sociale —qui ne tient pas qu'à naître—, dont les talents, non reconnus par un système asservissant sans pitié, auraient dû le promettre à un destin disons plus bourgeois, et décrit sans ménagement la déchéance physico-mentale qu'entraînent l'abandon, la détresse et la sous-alimentation.
Mourir de faim est douloureux. L'agonie est longue et provoque des souffrances intolérables. Elle détruit lentement le corps, mais aussi le psychisme. L'angoisse, le désespoir, un sentiment panique de solitude et d'abandon accompagnent la déchéance physique.
Voilà comment Jean Ziegler décrit la mort par inanition dans son imposant ouvrage “Destruction massive - Géopolitique de la faim” (Seuil, 2011). Inanition, du bas latin inanitio « action de vider », de inanire, de inanis « vide, à jeun ». Vide, à jeun..., trop humilié, trop honteux pour honorer l'amour... Voilà l'état terminal d'un jeune homme, Michel Dufrénoy, qui n'était surtout pas un homme d'action et se sentait « seul, étranger, et comme isolé dans le vide » au début de ce spécial récit vernien, décalé dans un monde « où le premier devoir de l'homme est de gagner de l'argent ». Un autre personnage perdant de ce roman, Quinsonnas, le présenterait de la sorte quelques pages plus loin : « un de ces pauvres diables auxquels la Société refuse l'emploi de leurs aptitudes, une de ces bouches inutiles que l'on cadenasse pour ne pas les nourrir. »
Verne avait certainement en tête, lorsqu'il construisait son personnage et rédigeait ces lignes (à 32 ans environ), son propre cas, car peu avant, en 1857, il peinait à gagner sa vie et, comme Michel avec les Boutardin, il avait à se faire pistonner afin d'obtenir un poste d'agent de change pour la banque Eggly et Cie.
Lors de sa lecture du manuscrit de ce roman, qu'il refusa, l'éditeur Hetzel nota dans les marges des commentaires genre « pour moi tout cela n'est pas gai », « ces trucs-là ne sont pas heureux »...
C'est le ton d'un jeune Verne dont la sensibilité, sur le socle d'une information scientifique très mise à jour et d'une connaissance non négligeable de la société de son époque, parvient à subodorer, voire vaticiner le triomphe d'un affairisme déterminant le droit ou la vie sociale, la victoire du machinisme (2) et du dressage sur la vraie vie (quand l'Économie pète le feu, rien n'est plus sûr que la galère du commun, du plus grand nombre, dont les cerveaux pètent les plombs), l'essor d'une production qui est avant tout une destruction —et des hommes (de simples rouages), et de la nature et des savoirs traditionnels—, l'apothéose du « monopole, ce nec plus ultra de la perfection », et de l'évaluation (hantise des affairistes), l'affolement face à la possibilité d'un excès d'argent inoccupé, la mise à mort du travailfaut-il laisser toute espérance à la porte ? »), la misère des conditions de logement des nombreux jetables, la transformation kafkaïenne des laissés-pour-compte en responsables de leur sort ou le développement d'une nov'langue qu'il ébauche moyennant quelques néologismes ou institutions prémonitoires, comme la Société Générale de Crédit instructionnel... 
Chapeau pour Verne, puisqu'il tint à publier en 1863 un roman d'anticipation sur l'hégémonie du capital financier qui commençait à exercer sa domination justement à partir des années 1860 —comme le rappelle Maurizio Lazzarato dans Gouverner par la dette, Éditions Les Prairies Ordinaires, Paris, 2014, déjà cité ici. À cet égard, Véronique Bedin écrit à juste titre dans l'avant-propos de l'édition du Livre de Poche dont je dispose :
Mais ce ne sont pas seulement les machines que Jules Verne interroge dans Paris au XXe siècle, ce sont la société, l'argent, la politique et la culture de son temps qu'il projette dans l'avenir. Sur ce point, jamais Jules Verne ne sera plus moderne et plus ambitieux : l'affairisme d'État du Second Empire, scruté sans complaisance, dévore Michel et ses amis en 1960 autant que le démon de l'électricité, et nous ne voyons pas que le temps ait tellement donné tort à l'auteur.
Hetzel, à son tour, était loin d'avoir le flair vernien en la matière puisqu'il récidivait en marge du manuscrit : « on ne croira pas aujourd'hui à votre prophétie ».

Non, Verne ne met pas toujours pas dans le mille, tant s'en faut, et commet certaines contradictions et bon nombre de bourdes, mais il fait des remarques parfois étonnantes de nez fin et de justesse au sujet de cette société future gouvernée par la technologie et la finance. Je vous propose un petit inventaire de citations extraites de Paris au XXe siècle —farcies de liens ou de parenthèses de mon cru— qui, à la lumière de notre expérience, ne sont pas exactement de la gnognote :
« Si personne ne lisait plus, du moins tout le monde savait lire »

«
Or, construire ou instruire, c'est tout un pour des hommes d'affaires, l'instruction n'étant, à vrai dire, qu'un genre de construction, un peu moins solide. »


«
(...) Suivaient les statuts de la Société [
Générale de Crédit instructionnel] soigneusement rédigés en langue financière. On le voit, pas un nom de savant ni de professeur dans le Conseil d'administration. »

«
Nous avouerons que l'étude des belles lettres, des langues anciennes (le français compris) se trouvait alors à peu près sacrifiée ; le latin et le grec étaient des langues non seulement mortes, mais enterrées ; il existait encore, pour la forme, quelques classes de lettres, mal suivies, peu considérables, et encore moins considérées. Les dictionnaires, les gradus, les grammaires, les choix de thèmes et de versions, les auteurs classiques, toute la bouquinerie des de Viris, des Quinte-Curce, des Salluste, des Tite-Live, pourrissait tranquillement sur les rayons de la vieille maison Hachette ; mais les précis de mathématiques, les traités de descriptive, de mécanique, de physique, de chimie, d'astronomie, les cours d'industrie pratique, de commerce, de finances, d'arts industriels, tout ce qui se rapportait aux tendances spéculatives du jour, s'enlevait par milliers d'exemplaires. »

«
(...) ce siècle fiévreux, où la multiplicité des affaires ne laissait aucun repos et ne permettait aucun retard »

[À propos de la table des Boutardin, une famille opulente] :
« (...) on mangeait vite et sans conviction. L'important, en effet, n'est pas de se nourrir, mais bien de gagner de quoi se nourrir. Michel sentait cette nuance ; il suffoquait. »

« 
M. Stanislas Boutardin était le produit naturel de ce siècle d'industrie ; il avait poussé dans une serre chaude, et non grandi en pleine nature ; homme pratique avant tout, il ne faisait rien que d'utile, tournant ses moindres idées vers l'utile, avec un désir immodéré d'être utile, qui dérivait en un égoïsme véritablement idéal ; joignant l'utile au désagréable, comme eût dit Horace ; sa vanité perçait dans ses paroles, plus encore dans ses gestes, et il n'eût pas permis à son ombre de le précéder ; il s'exprimait par grammes et par centimètres, et portait en tout temps une canne métrique, ce qui lui donnait une grande connaissance des choses de ce monde ; il méprisait royalement les arts, et surtout les artistes, pour donner à croire qu'il les connaissait ; pour lui, la peinture s'arrêtait au lavis, le dessin à l'épure, la sculpture au moulage, la musique au sifflet des locomotives, la littérature aux bulletins de la Bourse.
Cet homme, élevé dans la mécanique, expliquait la vie par les engrenages ou les transmissions ; il se mouvait régulièrement avec le moins de frottement possible, comme un piston dans un cylindre parfaitement alésé ; il transmettait son mouvement uniforme à sa femme, à son fils, à ses employés, à ses domestiques, véritables machines-outils, dont lui, le grand moteur, tirait le meilleur profit du monde.
(...) Il avait fait une fortune énorme, si l'on peut appeler cela faire ; (...) 
»

[Ajoutons qu'il était directeur de la Société des Catacombes de Paris et de la force motrice à domicile. Quant à son fils Athanase, premier prix de banque et principal associé de la maison de banque Casmodage et Cie,
« il ne faisait pas seulement travailler l'argent, il l'éreintait »]

« La maison Casmodage possédait de véritables chefs-d'œuvre ; ses instruments ressemblaient, en effet, à de vastes pianos ; en pressant les touches d'un clavier, on obtenait instantanément des totaux, des restes, des produits, des quotients, des règles de proportion, des calculs d'amortissement et d'intérêts composés pour des périodes infinies et à tous les taux possibles. Il y avait des notes hautes qui donnaient jusqu'à cent cinquante pour cent ! (...) Seulement, il fallait savoir en jouer, et Michel dut prendre des leçons de doigté. »

«
(...) les philanthropes américains (3) avaient imaginé jadis d'enfermer leurs prisonniers dans des cachots ronds pour ne pas même leur laisser la distraction des angles. »

«
(...) l'excessive cherté des loyers actuels ; la Compagnie Impériale Générale Immobilière possédait à peu près tout Paris, de compte à demi avec le Crédit Foncier et donnait de magnifiques dividendes. »

[Un coup de lucidité debordienne, voire une certaine anticipation du
"tittytainment"] : « L'art n'est plus possible que s'il arrive au tour de force ! De notre temps, Hugo réciterait ses Orientales en cabriolant sur les chevaux du cirque, et Lamartine écoulerait ses Harmonies du haut d'un trapèze, la tête en bas ! (...) [C]e monde n'est plus qu'un marché, une immense foire, et il faut l'amuser avec des farces de bateleur. »

[Les gens se trouvent] « dans la nécessité d'exercer quelque métier répugnant »« (...) le jour où une guerre rapportera quelque chose, comme une affaire industrielle, la guerre se fera. (...) Une armée de négociants intrépides ? (...) Vois les Américains (3) dans leur épouvantable guerre de 1863. »

«
(...) la belle langue française est perdue ; [elle] est maintenant un horrible argot (...). Les savants en botanique, en histoire naturelle, en physique, en chimie, en mathématiques, ont composé d'affreux mélanges de mots, les inventeurs ont puisé dans le vocabulaire anglais leurs plus déplaisantes appellations (...). »

«
ce diable de progrès nous a conduits où nous sommes [dit l'oncle Huguenin]. —On finira peut-être par faire une révolution contre lui, dit Michel »

«
De notre temps, [Balzac] n'aurait pas eu le courage d'écrire la Comédie humaine ! (...) Où prendrait-il [ces types] ! Les gens rapaces, il est vrai, les financiers, que la légalité protège, les voleurs amnistiés poseraient en grand nombre, et les Crevel, les Nucingen, les Vautrin, les Corentin, les Hulot, les Gobseck ne lui manqueraient pas. »

« (...) le bruit court que les chaires des lettres, en vertu d'une décision prise en assemblée générale des actionnaires, vont être supprimées pour l'exercice 1962 »

[Parmi les bourdes que l'on peut lire dans cette fiction vernienne d'anticipation, il y a son incontournable quote-part à propos des femmes. Néanmoins, il y a un mot de Quinsonnas, le pianiste, qui malgré son élitisme et son sexisme, prête à sourire...] « La Française est devenue américaine ; elle parle gravement d'affaires graves, elle prend la vie avec raideur (...). La France a perdu sa vraie supériorité ; ses femmes au siècle charmant de Louis XIV avaient efféminé les hommes ; mais depuis elles ont passé au genre masculin, et ne valent plus ni le regard d'un artiste ni l'attention d'un amant ! »

[Huguenin :] «
(...) pour moi, la campagne, avant les arbres, avant les plaines, avant les ruisseaux, avant les prairies, est surtout l'atmosphère ; or, à dix lieues autour de Paris, il n'y a plus d'atmosphère ! Nous étions jaloux de celle de Londres, et, au moyen de dix mille cheminées d'usine, de fabrique de produits chimiques, de guano artificiel, de fumée de charbon, de gaz délétères, et de miasmes industriels, nous nous sommes composé un air qui vaut celui du Royaume-Uni ; donc à moins d'aller loin, trop loin pour mes vieilles jambes, il ne faut pas songer à respirer quelque chose de pur ! Si tu m'en crois, nous resterons tranquillement chez nous, en fermant bien nos fenêtres (...). »

«
(...) un garçon qui ne peut être ni un financier, ni un commerçant, ni un industriel, comment va-t-il se tirer d'affaire en ce monde ? [demanda Quinsonnas] (...) à moins d'être... [ajouta Huguenin] — Propriétaire, dit le pianiste »

[Quinsonnas :]
« 
Quand on pense qu'un homme, ton semblable, fait de chair et d'os, né d'une femme, d'une simple mortelle, possède une certaine portion du globe ! que cette portion de globe lui appartient en propre, comme sa tête, et souvent plus encore ! que personne, pas même Dieu, ne peut lui enlever cette portion de globe qu'il transmet à ses héritiers ! que cette portion de globe, il a le droit de la creuser, de la retourner, de la bâtir à sa fantaisie ! que l'air qui l'enveloppe, l'eau qui l'arrose, tout est à lui ! (...) que chaque jour, il se dit : cette terre que le créateur a créée au premier jour du monde, j'en ai ma part ; cette surface de l'hémisphère est à moi, bien à moi, avec les six mille toises d'air respirable qui s'élèvent au-dessus, et quinze cents lieues d'écorce terrestre qui s'enfoncent au-dessous ! Car enfin, cet homme est propriétaire jusqu'au centre même du globe, et n'est limité que par son copropriétaire des antipodes ! »

«
(...) il chercha un travail manuel ; les machines remplaçaient partout l'homme avantageusement ; (...) il eût fait pitié si la pitié n'eût pas été bannie de la terre dans ce temps d'égoïsme. »

«
Michel se trouvait enfin devant la Bourse, la cathédrale du jour, le temple des temples »


___________________________
(1) Les récits d'anticipation dystopiques dépeignent des sociétés régies par des régimes totalitaires qui empêchent la vraie vie et asservissent et déshumanisent les êtres humains. Des chefs-d'œuvre dans ce genre relativement abondant seraient La Machine à explorer le temps (H. G. Wells, 1895), Nous autres (Ievgueni Zamiatine, 1920, qui connaissait bien Wells), Le Meilleur des Mondes (Aldous Huxley, 1932), 1984 (George Orwell, 1949), Fahrenheit 451 (Ray Bradbury, 1953), Sa majesté des mouches (William Golding, 1954) et La Planète des Singes (Pierre Boulle, 1963).
(2) Et 63 ans avant le roman prétendument apolitique Metropolis de Thea von Harbou —qu'elle adapterait avec son mari Fritz Lang en scénario cinématographique pour la réalisation du film expressionniste monumental homonyme sorti en 1927, collaboration dont la schizophrénie ou le conflit de juridiction, si j'ose dire —attendu leurs positions politiques respectives—, laisse ses traces et ses grincements dans la résolution de la conflagration suscitée à l'intérieur de la mégapole futuriste, où les machines conçues par les élites dévorent molochiennement la triste chair des travailleurs-machines, évidente lutte des classes à la Warren Buffet contestée finalement par une masse en fureur accomplissant la théorie des masses.
Quant au jeune Verne, auquel il faut revenir, il ne se leurre pas un poil et fait pleinement mouche dans sa vision d'un XXe siècle épris d'utopies techniques, de culte de la machine, des computeurs et du productivisme. S'il y a un objectif qui concilie futurisme, fascisme, bolchévisme, nazisme, fordisme, libéralisme... est celui-ci. Les chaînes de production, le taylorisme, l'organisation scientifique du travail (la NOT en URSS) deviennent partout religion, y compris bien entendu dans le pays des Soviets. D'où la mise de l'art, la littérature et la musique au service des machines, l'industrie, l'acier ou le bruit. Le roman Nous autres (1920), de l'ingénieur Ievgueni Zamiatine, déjà cité ci-dessus, est une métaphore contre la rhétorique technologiste et ses risques totalitaires. Son héros, l'ingénieur « D-503 », est inspiré du poète Alekseï Gastev, auteur de Poésie de frappe ouvrière (1918), théoricien du Proletkoult, chantre de l'ultra-taylorisme, adorateur aussi de Frank Gilbreth et de Henry Ford. Gastev avait été considéré par le poète Nikolaï Asseïev comme l'Ovide des miniers et de la métallurgie.
Léonid Heller a commenté avec détail le lien unissant Nous Autres et les œuvres de Gastev
dans son anthologie De la science-fiction soviétique - par delà le dogme, un univers. Il a écrit, entre autres : « Ce lien est évident, à commencer par le titre, les numéros remplaçant les noms, la mort des sentiments, et, pour finir, la Table du Temps taylorienne et la soumission de tout le cosmos à une séduisante absence de liberté. » Il n'est pas surprenant que Nous Autres fût interdit en 1923 et qu'en butte au stalinisme, Zamiatine choisît l'exil en 1931.
(3) Synecdoque bien exagérée, Verne se rapportant aux seuls Étasuniens.

mercredi 8 juin 2016

Wer bezahlt diese Spesen?

Marrant, positivement marrant. C'est justement la presse poppérienne qui fait le plus fi de la réfutabilité et de son corollaire journalistique : si un titre est réfuté, il cesse d'être valide. Et l'analyse la plus élémentaire invalide constamment leurs titres, des falsifications au sens large.
La presse, de presser, "au sens de tourmenter", dit Le Robert ; du latin pressō, ās, āre, fréquentatif de prĕmō, ĭs, ĕre ; ubera pressare serait presser le pis, traire, nous rappelle Félix Gaffiot. Et pour presser le pis, on hâte le pis et on trahit.
J'y pensais ce matin lorsqu'un bon ami m'envoya, ahuri, un titre aussi exorbitant et exubérant que le chiffre auquel il faisait référence. Il est encore lisible en ligne et en papier :

Una operación urbanística fallida de Arpegio le cuesta a Cifuentes 42 millones

El Pais, Madrid
Arpegio est une entreprise publique de la Communauté de Madrid, région dont la présidente est Mme Cifuentes. Cette société, "spécialisée dans le développement de projets urbanistiques et l'exploitation d'équipements et d'infrastructures", a été mise en examen dans le cadre des enquêtes de l'Opération Púnica...
Une affaire de marchés publics truqués implique de nombreux élus locaux dont l’ex-secrétaire général du PP à Madrid, Francisco Granados. L’« opération Punica » a conduit à l’interpellation d’une cinquantaine de personnes, parmi lesquelles nombre de responsables du PP, à Madrid et dans plusieurs mairies et régions autonomes. Ils auraient perçu des pots-de-vin en échange de l’attribution de contrats d’une valeur d’environ 250 millions d’euros. (Source : Le Monde,  • Mis à jour le )
Voyons, cet arpège sonne faux... "Le cuesta a Cifuentes" ? Est-ce la tournée de la patronne ? Qui paie ces frais ? Quousque tandem abutere, pressa, patientia nostra ? Wer bezahlt diese Spesen? Ainsi tant de chroniques, maladie chronique. So viele Berichte... Bertold Brecht dixit.

Bertolt Brecht : Fragen eines lesenden Arbeiters

Wer baute das siebentorige Theben?
In den Büchern stehen die Namen von Königen.
Haben die Könige die Felsbrocken herbeigeschleppt?
Und das mehrmals zerstörte Babylon
Wer baute es so viele Male auf? In welchen Häusern
Des goldstrahlenden Lima wohnten die Bauleute?
Wohin gingen an dem Abend, wo die Chinesische Mauer fertig war
Die Maurer? Das große Rom
Ist voll von Triumphbögen. Wer errichtete sie? Über wen
Triumphierten die Cäsaren? Hatte das vielbesungene Byzanz
Nur Paläste für seine Bewohner? Selbst in dem sagenhaften Atlantis
Brüllten in der Nacht, wo das Meer es verschlang
Die Ersaufenden nach ihren Sklaven.

Der junge Alexander eroberte Indien.
Er allein?
Cäsar schlug die Gallier.
Hatte er nicht wenigstens einen Koch bei sich?
Philipp von Spanien weinte, als seine Flotte
Untergegangen war. Weinte sonst niemand?
Friedrich der Zweite siegte im Siebenjährigen Krieg. Wer
Siegte außer ihm?

Jede Seite ein Sieg.
Wer kochte den Siegesschmaus?
Alle zehn Jahre ein großer Mann.
Wer bezahlte die Spesen?

So viele Berichte.
So viele Fragen. 
__________________________
Questions que pose un ouvrier qui lit
Qui a construit Thèbes aux sept portes ?
Dans les livres, on donne les noms des Rois.
Les Rois ont-ils traîné les blocs de pierre ?
Babylone, plusieurs fois détruite,
Qui tant de fois l’a reconstruite ? Dans quelles maisons
De Lima la dorée logèrent les ouvriers du bâtiment ?
Quand la Muraille de Chine fut terminée,
Où allèrent, ce soir-là les maçons ? Rome la grande
Est pleine d’arcs de triomphe. Qui les érigea ? De qui
Les Césars ont-ils triomphé ? Byzance la tant chantée.
N’avait-elle que des palais
Pour les habitants ? Même en la légendaire Atlantide
Hurlant dans cette nuit où la mer l’engloutit,
Ceux qui se noyaient voulaient leurs esclaves.
Le jeune Alexandre conquit les Indes.
Tout seul ?
César vainquit les Gaulois.
N’avait-il pas à ses côtés au moins un cuisinier ?
Quand sa flotte fut coulée, Philippe d’Espagne
Pleura. Personne d’autre ne pleurait ?
Frédéric II gagna la Guerre de sept ans.
Qui, à part lui, était gagnant ?
À chaque page une victoire.
Qui cuisinait les festins ?
Tous les dix ans un grand homme.
Les frais, qui les payait ?
Autant de récits,
Autant de questions.

Bertolt Brecht, traduction de Maurice Regnaut 

dimanche 10 avril 2016

Douze heures aux Halles parisiennes en 1952

C'étaient les vacances de Noël de 1979 et mon premier voyage à Paris. C'est alors que j'aperçus pour la première fois les Halles, ou plutôt la surface, le toit du complexe Forum des Halles-Gare RER-D'autres loisirs (avant de visiter leurs tripes), ce monstre cruel de laideur prétentieuse et dépourvu de sens ou de vie sur l'espace qu'occupèrent jadis les Halles centrales de Paris (1). Disons que le transfert de cet énorme marché de grossistes vers Rungis et La Villette eut lieu entre le 27 février et le 1er mars 1969. Georges Pompidou (1911-74) ordonna la destruction des vieilles Halles, ce qui fut fait entre 1971 et 1973 après beaucoup de critiques et bon nombre de manifestations (2).
Le hasard a voulu que j'en aie parlé jeudi et aujourd'hui avec plusieurs personnes pour des raisons différentes. Voilà pourquoi je me suis tourné vers la vidéo que j'insère un peu plus bas, fournie par l'INA, qui nous permet de (re)voir cet espace en 1952. C'était encore le très zolien ventre de Paris (3)...

En tout cas, ce reportage fut émis le 3 janvier 1952. À minuit commençait à arriver une armada de milliers de camions et se déclenchait une activité frénétique. À quatre heures, deux mondes complémentaires coïncidaient fatalement (suivant les règles inéluctables de leurs rôles) : l'infanterie marchande des Halles et les noceurs noctambules, issus notamment de la classe de loisir, Veblen dixit, selon ce témoignage. En 1968, soit dit en passant, Jacques Dutronc et Jacques Lanzmann, inspirés de la chanson Tableau de Paris à cinq heures du matin (1802), de Marc-Antoine-Madeleine Désaugiers, évoqueraient cette brève convergence matinale de travailleurs et de fêtards quand il est cinq heures et que Paris s'éveille...
Avant l'aube [s'animait] tout le peuple des manutentionnaires avec leurs diables... Que personne ne s'affole : les diables sont de petits chariots à deux roues servant à transporter caisses, sacs et autres lourdeurs exigées par toute intendance. Puis se donnaient rendez-vous les différents acteurs et actrices de la course à la nourriture —au total, à l'époque, 30 000 tonnes de marchandises dont Paris se nourrissait tout un jour— : troupiers, petites sœurs, ménagères... jusqu'à l'arrivée du service de nettoiement afin que tout fût net à midi.



L'INA nous rappelle :
Après 5 ans de travaux, Anne Hidalgo a inauguré cette semaine la Canopée du Forum des Halles, un espace de 6 000 m2 de commerces. À quoi ressemblait le "ventre de Paris" en 1952 ? De minuit à midi, immersion dans ce quartier disparu.
Pour ceux qui en veulent plus, voici Je me souviens des Halles (1971), un documentaire "qui retrace l'histoire du quartier des Halles à Paris des origines jusqu'à la destruction des célèbres pavillons de Baltard" :




___________________________
(1) Sur le site urbain-trop-urbain.fr, sous la rubrique "Le Paris des Situationnistes", on peut lire :
(...) Dans son Essai de description psychogéographique des Halles, publié dans L’Internationale Situationniste de 1958, Abdelhafid Khatib défend les Halles Centrales en tant que « plaque tournante » des unités d’ambiance du Paris populaire, et dont on pourrait tirer modèle pour un « urbanisme mouvant » au service de « l’éducation ludique des travailleurs », qui édifierait « des labyrinthes perpétuellement changeants à l’aide d’objets plus adéquats que les cageots de fruits et légumes qui sont la matière des seules barricades d’aujourd’hui ».
(2) Libération propose une histoire du réaménagement des Halles parisiennes. On y lit à propos du projet de démolition des pavillons Baltard :
(...) Une partie de la presse s’engage pour défendre les pavillons, comme d’éminents critiques d’architecture tels qu’André Chastel ou André Fermigier. Mais l’époque n’est décidément pas à la préservation de l’architecture du XIXe siècle. Et pas non plus à la concertation. Rien ne fait plier le pouvoir : en 1971, les démolitions commencent. Elles s’achèvent deux ans plus tard. 
 (3) "Le Ventre de Paris" est un roman d'Émile Zola, troisième volet de la vingtaine qui constitue sa monumentale série des Rougon-Macquart, ensemble qui se voulait une Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le Second Empire, ou une personnification de cette époque, selon Zola lui-même. Le ventre... présente un jeune républicain, Florent ; arrêté lors du coup d’État du féroce Louis-Napoléon Bonaparte en 1851, Florent s’évade après sept ans de bagne et, arrivé à Paris, il a du mal à reconnaître le vieux quartier médiéval des Halles, transformé par ordre du baron Haussmann —disons que ce furent Victor Baltard et Félix-Emmanuel Callet qui réaménagèrent les Halles à partir d'un projet qui avait été lancé par Rambouteau, préfet de la Seine (1833-1848) sous Louis-Philippe. Mais on sait bien que tout réaménagement peut en cacher un autre encore plus "moderne".
Voici le début du roman :
Au milieu du grand silence, et dans le désert de l’avenue, les voitures de maraîchers montaient vers Paris, avec les cahots rythmés de leurs roues, dont les échos battaient les façades des maisons, endormies aux deux bords, derrière les lignes confuses des ormes. Un tombereau de choux et un tombereau de pois, au pont de Neuilly, s’étaient joints aux huit voitures de navets et de carottes qui descendaient de Nanterre ; et les chevaux allaient tout seuls, la tête basse, de leur allure continue et paresseuse, que la montée ralentissait encore. En haut, sur la charge des légumes, allongés à plat ventre, couverts de leur limousine à petites raies noires et grises, les charretiers sommeillaient, les guides aux poignets. Un bec de gaz, au sortir d’une nappe d’ombre, éclairait les clous d’un soulier, la manche bleue d’une blouse, le bout d’une casquette, entrevus dans cette floraison énorme des bouquets rouges des carottes, des bouquets blancs des navets, des verdures débordantes des pois et des choux. Et, sur la route, sur les routes voisines, en avant et en arrière, des ronflements lointains de charrois annonçaient des convois pareils, tout un arrivage traversant les ténèbres et le gros sommeil de deux heures du matin, berçant la ville noire du bruit de cette nourriture qui passait. (...)